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Raymond Guilloré : Référendum truqué et vrais problèmes ouvriers franco-algériens

Chronique de Raymond Guilloré parue dans La Révolution prolétarienne, n° 170 (471), avril 1962, p. 2

Ces lignes sont écrites avant qu’on ne connaisse officiellement les résultats du référendum. Mais tout le monde les connait d’avance et cela n’a aucune importance (1). D’abord, ce n’est pas un référendum, mais bel et bien un plébiscite. L’ambiguïté, l’obscurité et l’inutilité de la question posée enlèvent à cette consultation tout caractère démocratique. D’ailleurs, rendons cette justice à César : il a précisé sans détour qu’il s’agissait d’une confiance en « sa personne ». Nous n’en voulons pas à la « démocratie directe », comme certains qui lui opposent soit la démocratie parlementaire, soit une « démocratie rénovée » enveloppée de brouillards, soit – pourquoi pas ? – la démocratie populaire dont on sait d’expérience que le nom est déjà un double mensonge. C’est au contraire parce que ce plébiscite dérisoire est une caricature de démocratie directe que nous le prenons pour ce qu’il est. Exemples de questions qui pourraient et devraient être posées au peuple : êtes-vous pour ou contre la peine de mort ? êtes-vous pour ou contre le planning familial ? êtes-vous pour ou contre les subventions publiques aux écoles privées ? Ce sont là des questions claires. On ne les posera pas. César ne les posera pas. Ses prédécesseurs ne les ont pas posées. La probabilité est faible pour que ses successeurs les posent davantage. Elle est très grande au contraire pour que les faits les posent et les reposent sans cesse, avec leur entêtement habituel. Jusqu’à leur solution normale; réformiste ou révolutionnaire – réformiste et révolutionnaire.

C’est exactement ce qui s’est passé pour l’Algérie. Tous les gouvernants depuis 1954 (sans vouloir remonter plus loin) se sont volontairement bouché les yeux devant le problème algérien. Tous, ils ont crié, contre l’évidence : « Algérie française ! » Non seulement, de Gaulle n’a pas manqué de prendre part à ce chœur unanime, mais c’est un putsch des pieds-noirs, appuyé par l’armée réactionnaire, qui l’a mis là où il est. Il ne lui a pas fallu moins de quatre ans pour opérer ce qu’il a appelé lui-même sa « conversion personnelle ». La lutte armée du peuple algérien a imposé, après plus de sept années de guerre atroce, la solution que les intérêts (les gros, puis les petits), associés à l’affreux fanatisme colonialiste, avaient jusqu’ici repoussée.

Ce serait comique, si ce n’était pas lamentable, de voir tous les partis reconnus dire « oui » à la question posée par César en affirmant, chacun pour son compte, que c’est, juste ce qu’ils avaient préconisé qui se réalise effectivement ! Je dis : partis reconnus, parce que c’est le gouvernement de César qui a lui-même désigné les partis qui pouvaient officiellement s’exprimer, utiliser les panneaux, la radio et la télévision. Les partis reconnus ont l’air de trouver cela tout naturel.


L’indépendance des peuples colonisés, et spécialement celle de l’Algérie, ont été défendues dans cette revue depuis qu’elle existe, c’est-à-dire depuis 1925. Ce n’était pas un article de foi, c’était une règle d’action.

Ce n’était pas une solidarité littéraire, c’était une fraternité de fait, toute naturelle, directe et immédiate, et qui ne s’accommode d’aucune publicité. Comme nous ne préparons pas les élections, nous n’éprouvons aucun besoin de remettre sous les yeux des lecteurs ce que nous avons écrit…

Certains lecteurs le feront peut-être pour nous, et nous les attendons de pied ferme.

Le « cessez-le-feu » est donc là, enfin. Une nouvelle étape commence, que les derniers forfaits de l’O.A.S. – la bêtise armée – n’arrêteront pas. Alors vont se poser, à l’état pur, les vrais problèmes ouvriers franco-algériens. Ils ne se distingueront plus, fondamentalement, des problèmes généraux de la classe ouvrière internationale. Nous ne sommes pas de ceux qui confondent révolution nationale et révolution sociale. Le gouvernement du F.L.N., nous l’attendons à l’œuvre, et, principalement, à l’attitude qu’il aura par rapport aux organisations ouvrières d’Algérie et d’ailleurs. Nous l’attendons à l’épreuve de l’indépendance du syndicalisme qui est, sinon notre seul critère, du moins le premier. Nous nous attendons à en entendre et à en voir de belles ! Dans le drame algérien, le mouvement syndical français n’a pas fait trop mauvaise figure. Il aurait pu quand même dégager plus vite et plus nettement une position et une action propres. Sa conversion n’a peut-être pas été aussi longue que celle du général, mais elle a quand même demandé un bout de temps. Les ouvriers français sont apparus plus souvent solidaires de leur propre gouvernement que de leurs frères d’Algérie.

Après ce référendum truqué, les vrais problèmes seront toujours là : intégrer dans la classe ouvrière française les travailleurs européens venant d’Algérie ; lutter pour l’égalité des droits des ouvriers algériens qui continueront de travailler en France ; les attirer dans les mêmes syndicats que nous, car rien ne justifie (ou ne devrait justifier) des syndicats basés sur la race ou la nationalité ; montrer une solidarité et une aide réelles aux organisations ouvrières constituées dans la nouvelle nation algérienne, et tenter tout ce qu’il est possible de faire pour qu’elles soient autre chose que les diverticules du nouvel Etat ; soutenir et protéger, en commun, les Européens libéraux qui, sur le territoire algérien, sont les victimes désignées de l’O.A.S. ; isoler, neutraliser, détruire l’O.A.S.

Toutes ces tâches ne s’annoncent pas faciles, beaucoup moins que de mettre un bulletin – quel qu’il soit – dans les urnes du plébiscite de César. Mais cela dénote aussi autrement de sérieux et de responsabilité.


(1) Maintenant, les résultats sont connus. Ce sont ceux qu’on attendait. A remarquer : le nombre des bulletins nuls et l’augmentation des abstentions. Malgré le truquage dans la présentation des résultats, c’est cela qui est significatif. Exemple de truquage : on donne le pourcentage des « oui » par rapport aux suffrages exprimés (c’est-à-dire en ne comptant que les « oui » et les « non »). On trouve évidemment 90 %. Et puis on donne le pourcentage des « nuls » par rapport aux inscrits ! Il faudrait – pour être honnête – tout compter par rapport aux inscrits, et l’on verrait que le pourcentage des « oui » n’atteint pas 65 %.

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