Note parue dans Programme communiste, n° 19, avril-juin 1962, p. 50-52
L’indécence des démocrates dans leur lutte de dernière heure « contre le gouvernement » avant la conclusion des accords avec le F.L.N. a été poussée à tel point qu’il s’est trouvé un démocrate pour s’en apercevoir et même pour le dire. En s’excusant de son audace, l’hebdomadaire l’Express publiait son article dans son numéro du 15/2/62 sous le titre : « Fallait-il manifester ? » (Si vous tenez à le savoir, l’auteur était M. Jean Cau qui récemment s’est également illustré dans les belles-lettres) : Les collaborateurs de cette feuille, unanimes, étaient, Dieu merci, en complet désaccord ! Pourquoi publier, alors ? Eh bien, il paraît que dans le marais démocratique, pas mal de gens pensent de la même façon, « sans pousser aussi violemment l’argumentation », en gens bien élevés qu’ils sont.
Voyons donc ces choses « violentes » et jusqu’à quel point elles le sont. Tout d’abord l’auteur démontre, en déployant des trésors de sagacité ce que le premier ouvrier venu (à condition qu’il ne soit pas de « l’avant-garde démocratique ») sent fort bien tout seul : l’O.A.S. n’est pas si redoutable que vous croyez ; elle n’a guère d’avenir historique. Mais la démonstration est laborieuse au point, que pour la faire, notre démocrate se sent obligé de se métamorphoser au préalable en Salan, de se mettre dans sa peau pour mieux percer à jour ses calculs. Ceci fait, et redevenu lui-même, il pose enfin la grave question qui l’intéressait et qui, après la bastonnade, doit aussi intéresser nombre de démocrates « sérieux » et pondérés : fallait-il manifester ? Citons cet homme étonnant : « Donc, des organisations de gauche invitent à manifester contre l’O.A.S. Le gouvernement… interdit cette manifestation. Autrement dit, il déclare implicitement à la Gauche : Foutez-moi la paix… Puisque vous n’avez pas su faire votre affaire de la paix en Algérie, silence !… (La Gauche) manifestera QUAND MEME. Résultat : huit morts ! Alors je dis que ces manifestants sont morts dans une situation et pour des raisons complètement brouillées et hélas terriblement louches… » « Huit morts, et le gouvernement ne tombera pas », et la gauche restera ce qu’elle est « notre tuberculeuse nationale » « à l’agonie soigneusement entretenue ». En d’autres termes : De Gaulle nous a soufflé la paix ; mais comprenez donc que pour l’homme vulgaire, ce sont, hélas, les faits qui comptent, et non les intentions ! Votre manifestation du 8 février, c’était idiot, puisque De Gaulle nous a soufflé la paix. Vous êtes responsables des huit morts, mais ils ne vous rapporteront que dalle ! Ou, à la façon de Talleyrand : Ce fut pire qu’un crime, ce fut une faute ! On comprend que la gauche ait été littéralement révoltée d’un cynisme pareil…
Elle le fut d’autant plus — un vent de fureur souffla dans les colonnes de ses journaux — que la conclusion, pour être individuelle, n’en était pas moins inquiétante : « Pour moi, je ne suis pas allé manifester derrière Thorez. Non plus derrière M. Guy Mollet. Et je n’irai pas. Et je n’irai jamais. » « Mais c’est un déserteur, un capitulard, ce gars-là, regardez-le s’écraser devant De Gaulle » s’est-on écrié chez les démocrates venimeux qui, quand ils se font rosser, hurlent toujours : « On nous a trahis ! » (On sait que l’espèce est particulièrement répandue dans les rangs du P.C.F. qui, n’étant jamais qu’un rallié au démocratisme bourgeois — à l’origine, il était communiste —, est bien obligé de soupçonner tout le monde, puisque personne n’a confiance en lui…) Bref, surmontant toutes les ambiguïtés, les démocrates en colère nous ont donné enfin une définition : un gaulliste, c’est un homme de gauche qui ne manifeste jamais.
Notre démocrate lucide capitule-t-il vraiment ? Ou ne capitule-t-il pas ? Diable, c’est ambigu — les deux à la fois. Ecoutons-le encore, ça en vaut la peine. « Si la Gauche danse sur le cadavre de la guerre d’Algérie en se vantant de l’avoir tuée, elle mentira, et ses mensonges lui prépareront un singulier avenir. Les faits aujourd’hui, les ELECTEURS (c’est nous qui soulignons) demain, verseront sur sa pauvre tête des douches affreusement glacées. Parlons de cette gauche (P.C., PS.U., C.F.T.C., C.G.T., S.F.I.O.). De quoi fut-elle capable hier ? D’aller porter en terre, le 28 mai, la IV° République. De quoi est-elle capable aujourd’hui ? De faire de très imposantes funérailles aux morts du 8 février. » Un démocrate qui a perdu à ce point ses illusions, est-ce toujours un démocrate ? « Pensez-vous c’est un gaulliste ! » réplique rageusement le démocratisme illusionniste qui, bien entendu, ne veut pas s’entendre dire des abominations pareilles. D’où seconde définition : un gaulliste, c’est un démocrate désillusionné.
Mais poursuivons : « Et après ?… Huit morts et des obsèques ne changeront ni ses structures inadaptées, ni ses états-majors aux yeux vides et éternellement fixés sur la ligne bleue des élections. » S’agirait-il de renoncer à l’électoralisme, à ces campagnes politiques qui agrémentent si heureusement la morne atmosphère de notre belle galère nationale ? Mais alors, ce serait du fascisme en plein ! Qu’on se rassure. Jean Cau qui évoquait tout à l’heure en frissonnant les « douches glacées » électorales de demain, n’empêche personne de regarder la ligne bleue ! Seulement, il ne veut pas que ce soit « avec des yeux vides » !
« La Gauche, l’émotion fondue dans la cascade d’événements qui nous assaillent, (c’est le cas de le dire N.D.R.) se retrouvera coincée comme devant, et embarquée avec ses divisions profondes et ses unions irrémédiablement filées sur ce navire dont nous savons par quels consentements De Gaulle en devint le capitaine » (lui, il a dû voter NON au fameux référendum, et ça lui suffit pour se sentir rame en paix : mais alors…, c’est un « communiste » ! N.D.R.). Mais j’avouerai que la Gauche française, à défaut de doctrines, de chefs (eh, eh ! il y a seulement dix ans, ils faisaient encore bien l’affaire ! N.D.R.) et de lucidité (mais le monde est si équivoque ! N.D.R.) a gardé un remarquable flair électoral (quelque chose d’électoral, il y a en effet… N.D.R.). Le train de la paix entrant peut-être en gare, c’est la ruée. On se pousse, on s’écrase pour y monter. Rare et amer spectacle pour mon goût (mais pas du tout pour celui des révolutionnaires N.D.R.) de voir M. Guy Mollet par exemple rappliquer avec ses valises et s’écrier un peu essoufflé tout de même : Hep ! Psst ! Attendez que je grimpe ! N’arrivez pas sans moi. » Il ne manifeste jamais, mais il est terrible, cet homme-là !
« Que faire ?… Ne point croire que notre gauche anémique va en huit jours rajeunir de trente ans… ensuite, le plus urgent travail aujourd’hui consiste à « nettoyer » (ah, encore un épurateur N.D.R.) et pour tout dire, à détruire et à raser des ruines (il faudrait savoir ! N.D.R.). IL FAUT QU’UNE CERTAINE GAUCHE MODELE 1962 MEURE A JAMAIS DE SES ERREURS SI NOUS VOULONS QU’UNE AUTRE GAUCHE VIENNE AU MONDE. »
Vous voyez bien qu’il ne renonce pas ! Il vous crie seulement, ô démocrates : « Camarades, place aux jeunes, ou nous sommes tous foutus ! » Entendant un cri d’angoisse semblable, un jour, un camarade à nous, c’est-à-dire un révolutionnaire, répondit simplement : « L’infamie n’a pas d’âge. »
L’impuissance non plus. Que la gauche soit « coincée » c’est certain. Mais entre quoi et quoi ? Pour le savoir, nous n’avons nul besoin de nous « métamorphoser » ni de nous mettre dans les peaux peu ragoûtantes de Thorez, Guy Mollet ou même de « gens de gauche » moins rances, à la façon de Jean Cau. Nous n’avons nul besoin de crier : « Esprit es-tu là ? », pour comprendre leur mentalité, et encore moins percer à jour leurs « calculs » qui ne nous intéressent en aucune façon. Tout cela, c’est le déterminisme marxiste qui nous le dit. La gauche, le démocratisme est l’expression politique typique des classes moyennes, socialement « coincées » entre le Capital et le Prolétariat. C’est pourquoi être démocrate, c’est osciller continuellement entre le mécontentement à l’égard des « monopoles » et la peur, non seulement de la révolution, mais du moindre pas en avant vers l’affrontement décisif des deux classes fondamentales : la bourgeoisie et le prolétariat. C’est pourquoi, être de gauche, c’est se sentir déchiré entre les impératifs réels de la Nation (« structure » totalement « inadaptée » — au socialisme — pour reprendre à bon escient le jugement que Jean Cau porte sur… la gauche !) dont on est le meilleur citoyen et les impératifs imaginaires de sa conscience propre de petit-bourgeois. Mais qu’est-ce qui doit nécessairement l’emporter, de la réalité ou de l’imagination ? C’est De Gaulle, l’homme des « monopoles », et non pas ces bons démocrates qui ont continuellement soutenu les gouvernements qui faisaient la guerre coloniale (Nation = impérialisme), tout en répétant sur tous les tons que c’était une très mauvaise action de ne pas respecter le droit des peuples. Et voilà pourquoi M. Jean Cau est obligé de constater aujourd’hui : la paix, De Gaulle nous l’a soufflée ! Mais quand il ajoute : il n’y a pas à revenir là-dessus, si on veut repartir du pied gauche, il trahit non seulement le culot habituel aux démocrates mais l’étendue des illusions qui lui restent et c’est pourquoi nous disons aux démocrates qui voudraient le flétrir : laissez-le donc, il est bien des vôtres ! Lui, et tous ceux qui pourraient bien se rallier à son panache.
Dans la fougue et l’inexpérience de la jeunesse (si on pense aux Thorez ou aux Mollet !), Jean Cau se croit terriblement audacieux parce qu’il dit à quatre vieillards : ne rêvez donc pas de revenir à trente ans en arrière ! (Et il n’y a pas que lui qui le croit…) Que s’est-il donc passé de si glorieux pour la gauche petite-bourgeoise, il y a trente ans ? L’histoire n’en a pas gardé le souvenir (entre temps, il y a eu la guerre mondiale !), mais on lit dans le « terrible » article qu’en « 1932 », il y eut une manifestation qui fit huit morts, comme celle du 8 février, mais qui fit aussi tomber le gouvernement ! Il y a trente ans, la gauche a réussi à faire tomber un gouvernement ? On comprend qu’elle considère cela comme une date mémorable. Maintenant qu’on en parle, nous nous souvenons, en effet, que le 27 février, M. André Wurmser, collaborateur de France-Nouvelle, s’écriait dans ses « Comptes du mois » (mais alors, la chose s’est passée en 1934 et non en 1932) : « Tous les vingt-huit ans, au mois de février, je crie : le fascisme ne passera pas ! » Il y a vingt-huit ans, le gouvernement en tomba donc ? Cette année, il a fait la sourde oreille. Grandeur et décadence des démocrates — et des renégats du communisme !
Qu’un vieillard aussi exalté agace les jeunes générations, on le comprend d’autant mieux qu’il a beau être c… à souhait, il s’intitule « communiste », ce qui marque mal : les voilà bien les « unions irrémédiablement fêlées ! » On comprend beaucoup moins que M. Jean Cau se croit lui terriblement intelligent, simplement parce que les « monopoles » pharmaceutiques ne la lui faisant pas, à lui, il a compris que « même si on donne de l’Apiserum à un vieillard, il reste un vieillard », visant en cela non pas M. Wurmser en particulier, mais la Gauche en général. Car finalement, que propose-t-il ? D’encaisser sportivement la défaite dans la question algérienne, de ne surtout plus parler de ça (voyez donc cet homme de courage !) POUR MIEUX SE PREPARER « aux actions, aux batailles (?) aux TACTIQUES correspondant aux circonstances d’après la guerre en Algérie ». Autrement dit, pour l’avenir : « Tous les vingt-huit ans, au mois de février, je la ferme ! » Un démocrate aussi modeste, aussi raisonnable est-il encore un démocrate ? Indignés, tous les vieux de la vieille s’écrient : « Ça nous ferait mal ! Un rallié du gaullisme, oui ! D’où troisième définition : un gaulliste est un démocrate qui la boucle devant plus fort que soi. Si, par dessus le marché, tels sont aussi les Jeunes Démocrates, pas étonnant que le camp démocratique n’arrête pas de soupirer : « Dieu seul sait ce que l’avenir nous réserve ! » De décadence en décadence…
Les Jeunes Démocrates peuvent bien s’imaginer que s’ils réussissaient seulement à secouer le cocotier auquel les vieux chefs aux yeux vides s’accrochent désespérément, ils auraient « détruit et rasé » la misérable ruine que la Gauche démocratique est devenue, comme elle le reconnaît elle-même par leur bouche. Ils peuvent bien s’imaginer qu’une nouvelle gauche pourrait alors resurgir, car bien loin d’être aussi « terriblement intelligents » qu’ils le croient, ils restent des petits-bourgeois démocrates.
Ils se trompent : la Gauche dont ils rêvent est une Gauche introuvable. Se seule base sociale possible, c’est la petite-bourgeoisie, car les ouvriers en ont fini avec les nostalgies démocratiques. C’est pourquoi elle ne trouvera ni « doctrines » ni « chefs » nouveaux pour se survivre, car cette petite-bourgeoisie est condamnée à la mort sociale. C’est pourquoi aussi, par la bouche de M. Jean Cau, elle se condamne elle-même au silence et à l’immobilité au moment même où elle parle de renouvellement, de résurrection miraculeuse.
« Que faire ? » Ou la Gauche continuera son ramage étourdi, et elle recevra de nouveau des coups, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ou bien, si elle se refuse absolument à quitter la scène, elle devra abdiquer totalement, jusqu’à ne plus se distinguer en rien de son « adversaire ». Ou bien alors, elle quittera le théâtre dans une attitude noblement poétique, à la façon du vieil Hugo, quand il partit pour l’exil :
Devant les trahisons et les têtes courbées
Je croiserai les bras, indigné mais serein
Sombre fidélité pour les choses tombées.
Sois ma force, et ma joie et mon pilier d’airain !
Que peut bien faire l’impuissance, si ce n’est rêver de… « piliers d’airain » ?