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La lutte des Noirs aux USA

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 10, septembre 1959, p. 7-8 et 13


Un préjugé tenace et répandu refuse de reconnaître que les noirs américains soient capables de lutter sérieusement et efficacement contre l’oppression raciale, encore moins d’imposer à tel ou tel moment et dans tel ou tel endroit leur propre loi. Vue dans cette optique, qu’on retrouve aussi fréquemment dans les milieux qui se croient de gauche que dans ceux de droite, le problème de l’intégration et de l’égalité raciale aux Etats-Unis est totalement extérieur aux noirs eux-mêmes : il s’agit de savoir si les blancs libéraux réussiront à imposer leur politique aux blancs racistes, le problème noir est une histoire de famille entre blancs. Si l’on suivait ces idées, on devrait dire que depuis la guerre de Sécession les noirs n’ont jamais eu aucun rôle positif et actif, qu’ils n’ont fait que subir les évènements : hier les blancs du nord les ont délivré de l’esclavage, demain on leur donnera l’égalité raciale.

Ces idées reflètent en réalité des préjugés racistes et n’ont rien à voir avec la réalité des faits. Loin d’attendre passivement que les autorités aient le courage d’appliquer enfin leurs propres décisions, les noirs du Sud mènent depuis plusieurs années une lutte de plus en plus violente contre la ségrégation et le racisme.

On verra d’après les extraits du journal ouvrier américain Correspondence ci-dessous que cette lutte amène les noirs qui y sont engagés, c’est-à-dire la quasi totalité de la population à poser les problèmes à des niveaux de plus en plus profonds, à avoir recours à des méthodes de plus en plus radicales, à découvrir et à appliquer activement le principe selon lequel les exploités et les opprimés doivent prendre leur sort entre leurs propres mains.

Parmi les articles très nombreux consacrés par Correspondence aux luttes contre la ségrégation, un grand nombre concernent une ville du Sud, Monroe. Voici ce que Corr. dit de la vie et de la lutte des noirs dans cette ville.

« A partir du jour où elle avait été obligée de repousser une attaque du Klu Klux Klan à coups de fusil, la communauté noire était devenue l’objet de la persécution des autorités de l’état. Successivement, le vice-président de la NAACP (Association pour l’avancement des gens de couleur, la plus importante organisation authentiquement noire des USA) le Dr. Perry est condamné par un jury exclusivement blanc pour pratiques abortives. 2 petits garçons noirs sont jetés en prison, inculpés d’avoir embrassé une fillette blanche de 7 ans. Par contre un blanc accusé d’avoir violé une noire est acquitté, un ingénieur qui a battu une femme de chambre noire également. Un garçon noir épileptique qui a pris une femme blanche par la poignée au cours d’une discussion est condamné à 2 ans de travaux forcés ».

A la suite de ces évènements, poursuit Corr., le président de la section locale de la NAACP, R. Williams a déclaré que

« les noirs doivent être prêts à opposer la violence à la violence. Ils doivent être décidés à lutter et à mourir et si nécessaire à tuer pour protéger leur vie. Cela ne signifie pas que les noirs doivent s’organiser pour assassiner les blancs du Sud, mais la justice telle qu’elle est administrée ici ne leur laisse pas d’autres solutions que de repousser eux-mêmes et sur le champ toute attaque des blancs. La communauté noire est armée depuis un certain temps déjà et c’est leur décision de se servir de leurs armes pour se défendre qui a mis fin aux attaques du K.K.K. l’année dernière ».

D’autres reportages de Corr. donnent une image extraordinairement vivante du sérieux et de la résolution avec lesquels la communauté noire de Monroe applique ce droit de se défendre les armes à la main dont parle W. Voici comment elle assure la protection du Dr. Perry. Sa villa est défendue jour et nuit par un groupe d’hommes armés, de garde à tour de rôle, en dehors de leurs activités professionnelles. Perry lui-même ne se déplace qu’accompagné de gardes du corps armés, recrutés de la même manière ; en plus

« le K.K.K., la police, les autorités de Monroe sont l’objet d’une surveillance constante dont ils sont les derniers à se douter. Quand le K.K.K. organisait une descente, la communauté noire savait presqu’aussitôt le nombre de voitures employées, l’état d’esprit des manifestants, s’ils étaient armés ou non et se préparait en conséquence. A une occasion, les policiers et les gens du K.K.K. avaient installé des barrages autour de la maison du Dr. Perry pour empêcher les gardes de s’y rendre, mais sans aucun succès ».

Le secret de ce système de surveillance et de communication était simple, explique Corr.

« La totalité de la communauté noire, sauf la fraction bourgeoise était constamment en état d’alerte. Des gens qu’on avait toujours considéré comme des sortes d’Oncle Tom (type de noir résigné, humble, de la littérature) commencèrent à prouver leurs sentiments de loyauté envers la communauté en communiquant des informations que les blancs leur livraient inconsciemment ».

Est-ce que la communauté noire forme un bloc indivis autour de Williams et Perry ? Non. Les noirs les plus aisés, explique Correspondence, refusent d’avoir le moindre intérêt pour les problèmes de l’autre partie de la communauté et pour ceux des noirs en général en tant que race opprimée. Lorsque l’association noire des parents d’élèves s’aperçut que l’enseignement qu’on délivrait aux enfants dans les écoles soumises à la ségrégation passait totalement sous silence l’histoire des droits constitutionnels et donnait de l’histoire des Etats-Unis une version tronquée, on s’adressa à cette fraction la plus aisée et la plus cultivée pour lui demander d’organiser un enseignement parallèle à celui de l’école officielle. Ayant reçu une réponse négative, l’association organisa elle-même cet enseignement.

« Puisque la fraction aisée n’a pas voulu enseigner la vérité aux enfants, il nous incombait de le faire, car nous pensons que tout aujourd’hui dépend des jeunes, expliqua la présidente de l’Association. Nous leur disons qu’il est de leur devoir de comprendre la situation, de lutter pour leurs droits civiques et d’affronter la vie comme des hommes ».

Ce qui est vrai à l’échelle d’une petite ville comme Monroe l’est encore plus à l’échelle nationale. Une large fraction de la bourgeoisie noire se sent plus solidaire de la classe dirigeante américaine que des noirs-eux-mêmes. Ils regrettent les préjugés racistes dont ils sont victimes et auxquels la fortune la plus colossale ne permet pas d’échapper. Mais ce qu’ils craignent par dessus tout c’est qu’en luttant collectivement pour leurs droits, les noirs ne contribuent à ébranler la société capitaliste de ses fondements à discréditer la classe dirigeante et les organes de son pouvoir, ou plutôt de son impuissance. C’est cette bourgeoisie noire qui domine actuellement au sein de la NAACP. Elle vient récemment d’obtenir l’expulsion du président de la section de Monroe, Williams, l’homme qui a dit :

« Il faut opposer la violence à la violence ».

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