Article de Georges Altman paru dans Franc-tireur, 12 avril 1951, p. 4
CE sont des mémoires venues d’outre-tombe, Victor Serge est mort subitement quelques années après la Libération d’une crise au cœur, en pleine rue de Mexico, son dernier refuge.
Ce sont nos « Mémoires d’outre-tombe », celles d’une génération, avec ses rêves, ses luttes, ses sacrifices, son sang, ses hautes flambées pures, ses cendres lourdes. Et l’inflexible fidélité d’un homme envers lui-même.
Écrites par lui de son vivant, léguées à la postérité comme celles, inoubliables, du grand Chateaubriand, de cet aristocrate avec qui notre errant prolétaire, d’abord enfant perdu dans l’anarchie, puis communiste, Kibaltchiche, grand écrivain français d’origine russe, n’a vraiment, par sa naissance, par sa carrière, par son milieu rien de commun – si ce n’est souvent, n’hésitons pas à le dire, la puissance évocatrice, le don épique et lyrique, le sens de la synthèse ; et la fidélité.
Oui, pourquoi pas ? Voilà nos Mémoires d’outre-tombe à nous, hommes d’un siècle de puretés et d’horreurs, de saintetés et d’ordures, d’astres et de désastres. Le livre de la victoire des volontés humaines, de la défaite de la conscience humaine, une fresque dont la fougue amère et puissante prend, comme chez les plus grands, le pas même de l’histoire, le souffle de l’épopée et le poids du destin.
Ces quatre cents pages serrées d’une vie qui s’embrase, s’épuise et ne se brise point à travers tant de tumultes, on ne peut que les lire d’un trait — étourdi, envoûté par ce prodigieux raccourci de quarante ans d’Europe, 1901-1941, qu’a vécus l’un de ceux qui voulurent changer le monde, mais sans jamais renier l’homme. Nous savons maintenant qu’après toute une œuvre militante et romanesque où nous apprîmes la « Geste » d’une révolution, après le bouleversant récit, L’Affaire Toulaev, ces Mémoires posthumes de Victor Serge, en leur élan, en leur style visionnaire, révèlent un admirable témoin de l’immense drame ; et aussi, et d’abord, le précurseur incontestable de toutes ces études angoissées et sagaces qui ne cessent — par le roman, par le théâtre ou par l’essai — de gloser sur la grandeur et sur la décadence d’une révolution désormais consumée.
Dans ces pages écrites à Mexico, de 1941 à 1943 et bien avant d’autres témoignages Victor Serge a tout vu, tout dit, tout expliqué sur les chemins qui mènent de la Russie révolutionnaire à la Russie concentrationnaire.
L’ETERNEL REBELLE
LES Mémoires d’un révolutionnaire (1) nous paraissent d’un accent unique et d’un mérite incomparable pour trois raisons.
D’abord, ils ne séparent jamais, même aux plus noires, aux plus sanglantes heures, la lutte révolutionnaire, l’idée de révolution, du respect envers l’homme et de la liberté ; c’est pourquoi Victor, communiste combattant, reste rebelle et, à la fin, dit : « Non ! »
Ensuite, par le style (style de vie et style d’écriture), ce livre rappelle à ceux qui n’ont point oublié, apprend à ceux qui ne l’ont jamais su que le tragique de l’Octobre russe était grand souvent sublime, un tragique de chair, d’action et d’idées créatrices, de passion et de vie bouillonnante, que les hommes de cette Russie nue, traquée, terrible, en dépit de leurs fautes, de leurs erreurs, des crimes de quelques-uns, n’auront jamais rien de commun avec les serviles robots et les bourreaux abstraits d’aujourd’hui ; la simplicité fraternelle de Lénine, la langue, le style d’un Trotsky, son mépris du « trivial » et du bas, les poèmes de Maïakovski, l’art, la littérature, le cinéma des premières années révolutionnaires demeurent aussi éloignés des misérables pompiers de service staliniens que les cathédrales peuvent l’être des sulpiceries et des bondieuseries bien-pensantes.
Trotsky dans son Histoire de la Révolution russe (2), partiale, sectaire, injuste sans doute, mais si belle de style et de souffle (le Michelet du bolchevisme…) évoque justement la servilité qui régnait sous l’ancien régime russe dans l’armée du tsar et dénonce superbement « un certain langage conventionnel, ignoble dialecte d’esclaves » que le soldat devait tenir envers son officier. Cet ignoble dialecte, c’est le style de la Russie d’aujourd’hui. Victor Serge écrit dans le style d’Octobre.
Enfin — et c’est la plus dure leçon d’une expérience militante — tout au long des Mémoires, Victor Serge ne cesse de juger le passé qu’il décrit par les résultats d’aujourd’hui ; il trouve dans cette histoire, si exaltante que nul qui l’a connue ne veut et ne peut renier, les germes déjà du péril qu’entraîne le légitime orgueil révolutionnaire : croyance fanatique en l’infaillibilité d’une doctrine, intolérance absolue pour toute autre forme de pensée « une mentalité cléricale prompte à devenir inquisitoriale ». C’est-à-dire déjà, et même chez ces hommes d’une stature si haute, d’un style si supérieur à leurs misérables épigones, assassins et fossoyeurs, même chez Lénine, Trotsky, Boukarine, Radek et tous ceux de la « Vieille Garde », une tendance à l’esprit totalitaire. Eux-mêmes s’en doutaient, craignaient la suite ; mais des riches courants de pensée démocratique ouvrière existaient encore, peu à peu supprimés, et leurs chefs disparus, massacrés l’un après l’autre.
LE FEU BRULE ET S’ETEINT…
TANT que Thermidor et Bonaparte ne sont point là, la grandeur emporte tout, Victor Serge, en révolutionnaire, en grand artiste, nous entraîne de son enfance misérable à Bruxelles, de sa jeunesse libertaire à Paris (où il fut emprisonné pour n’avoir point voulu servir de mouchard contre les anarchistes), jusqu’à Barcelone, puis, après l’armistice de 1918, à Moscou, à Léningrad dans ces villes exsangues et tendues où les grands feux sur la neige éclairent le visage hâve des gardes rouges. Pages sobres et splendides qui rappellent le noir et blanc des premiers grands films russes, Fin de Saint-Pétersbourg La Mère, quand l’Amiral Nakimov n’avait point encore remplacé sur l’écran officiel les matelots révoltés du Potemkine. La révolution est alors une ascèse. Le style de Serge est à sa mesure. Ainsi de ces quelques lignes sur un repas de fortune :
Il y avait sur la table une grande boîte de thon prise aux Anglais, quelque part dans les forêts de Shenkoursk, et rapportée par un combattant. Ce poisson doux et, gras nous parut une victuaille paradisiaque. Nous étions tristes à cause du sang.
Ces derniers mots qui interviennent soudain : « Nous étions tristes… » ne sont-ils pas dans leur ellipse, d’un maître ?
Deux mots et c’est toute la Russie : « La terre russe, avec ses espaces tristes et doux… » De phrases lapidaires comme une maxime : « Il n’est que la première honte qui coûte… » Des portraits saisissants comme des eaux-fortes : Lénine sur les marches d’une tribune, Radek, jovial et diabolique, Trotsky, hautain, élégant, caustique ; mais surtout les portraits d’hommes de la hase et du rang admirables militants, tous disparus, des histoires inouïes et jamais racontées sur la psychose humaine pendant la tourmente historique, les suicides des vieux bolcheviks, la mort de Ioffé, qui laisse un admirable testament politique, l’une des plus belles pages de l’humanisme révolutionnaire, son enterrement quasi clandestin, la mort du poète Essenine qui chantait : « Au revoir, mon ami, au revoir… Il n’est pas nouveau de mourir en cette vie — mais il n’est certes pas plus nouveau de vivre », celle de Maïakovski, les premières luttes de l’opposition, enfin l’arrestation de Serge et sa déportation en Sibérie, prévues pour un homme qui osait écrire :
« Je suis bien décidé à ne point faire carrière dans la Révolution et, le danger mortel passé, à me retrouver avec ceux qui combattent les maux intérieurs du nouveau régime. »
Qu’on lise l’interrogatoire de Serge par le juge de la Guépéou : c’est à l’avance, et raconté par un témoin un dialogue du « zéro et l’infini », tout aussi bouleversant.
« LE FANTASTIQUE COMMUNISTE »
L’EUROPE grouille, lutte, souffre et meurt dans ce livre, une Europe en délire et en gésine. La grandeur et la chute communiste sans cesse l’animent et la traversent. Chaque destin individuel là-dedans devient par Victor Serge thème de drame shakespearien.
Pierre Mac Orlan, à propos, des drames, des mystères, des tourments de l’âge moderne, a trouvé ce terme « le fantastique social ». Pour la première fois peut-être, le livre de Serge recrée et décrit ce qu’on peut nommer désormais « le fantastique communiste », ce climat d’existence à l’échelle mondiale et qui, historiquement, psychologiquement, pathétiquement, ne ressemble à nul autre.
Il faudrait encore parler des pages du début sur le Paris libertaire de jadis, marquer tout ce que cette vie indomptable implique, jusqu’à la fin, de confiance et d’espoir quand même. Laissons la conclusion à Serge qui, parlant de ses luttes souvent stériles déclare :
« Elles m’ont enseigné que le meilleur et le pire se côtoient en l’homme, se confondent parfois — et que la corruption du meilleur est ce qu’il y a de pire… »
Il n’est pas depuis longtemps de plus beau livre à lire que celui-là.
(1) Victor Serge, Mémoires d’un Révolutionnaire, de 1901 à 1941. Éditions du Seuil.
(2) Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, avec une préface d’Alfred Rosmer. C’est également aux Éditions du Seuil que l’on doit la réédition en deux volumes de cet ouvrage capital non seulement pour l’Histoire, mais pour la connaissance de ce grand écrivain qu’était Trotsky.