Article de Claude Lefort alias Claude Montal paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 18, Volume III (7e année), janvier-mars 1956, p. 113-115
Le livre de Danos et Gibelin sur Juin 36 (1) est une importante et
sérieuse étude d’une période décisive et pour l’évolution du mouvement ouvrier et pour celle de la politique bourgeoise et des partis de masse. Ne serait-ce que pour mesurer le chemin parcouru depuis vingt ans, la réflexion sur les événement de 36 est féconde. Aujourd’hui le patronat commence à tirer profit de l’expérience d’avant guerre et n’hésite pas dans des secteurs clés à devancer la revendication ouvrière, comme l’illustrent les contrats de Renault et de la métallurgie. Poussé par les impératifs de la production en grande série, il cherche à intégrer toujours plus étroitement les ouvriers à l’entreprise et commence à comprendre, à l’instar du patronat américain, que certaines améliorations (concernant la retraite, les congés) peuvent seules lui assurer une stabilité provisoire. Aujourd’hui, les partis qui se réclament de la classe ouvrière se sont définitivement intégrés à l’appareil d’exploitation du capital, l’un en se subordonnant absolument à une bureaucratie qui, dans l’intervalle, s’est étendue de l’U.R.S.S. à une grande partie de l’Europe et de l’Asie, et en prenant conscience de ses fins (un nouveau rôle de gestionnaire grâce à l’étatisation de la production), l’autre en participant directement au régime d’exploitation bourgeois.
Depuis 1936 ces deux partis ont vu leur composition sociale se modifier très sensiblement. Le P.S. a vu décroître ses effectifs ouvriers au point qu’ils sont devenus négligeables pour la vie du parti. Le P.C. a connu pour sa part, en même temps qu’une extension importante de sa base ouvrière, un afflux d’éléments nouveaux intellectuels, techniciens, petits bourgeois et surtout il a vu se transformer sa propre structure : la multiplication des cadres du parti et des cadres syndicaux concourant à former une couche sociale bien spécifique, de plus en plus séparée de là vie réelle de la classe, de plus en plus cristallisée par les intérêts matériels qui la lient à l’organisation. C’est dire que la relation des ouvriers et des partis qui s’en réclament s’est aussi transformée et que, si la nécessité des partis de se concilier la classe, de polariser à leur profit sa violence ou ses revendications demeure la même, la liaison intime des militants et des masses ne l’est plus, ni l’influence pratique et idéologique qu’ils exerçaient.
En ce qui concerne le prolétariat, il est clair que les problèmes qu’il
affronte aujourd’hui et la perception qu’il en a indiquent une situation différente de celle de l’avant-guerre. En 36, l’immense poussée des travailleurs vers les partis et les syndicats est venue couronner une sourde transformation du mouvement ouvrier. Les progrès rapides de la production en grande série à partir de 1920, 1a généralisation du travail non qualifié dans les grandes usines et l’afflux qui lui est associé d’ouvriers nouveaux avaient posé les conditions et l’exigence d’une organisation des masses à un niveau élémentaire, d’une unification de leurs modes d’existence, d’une mobilisation de leur combativité face à l’exploitation patronale. Il n’y a pas de doute que le mouvement de 36 a répondu à cette exigence et, dans une certaine mesure, efficacement. Mais en même temps, il a porté la marque de ces conditions, il a témoigné d’un manque de maturité fatal. Déclenchant une lutte qu’aucune autre n’a peut-être surpassée par l’ampleur des grèves qu’elle a enregistrées, suscitant une extraordinaire solidarité dans toutes les couches exploitées de la société, créant enfin la première forme d’un pouvoir nouveau, grâce aux occupations d’usine, le prolétariat français n’a cependant jamais tenté de résoudre le problème de sa direction autonome. De cette faiblesse témoignent aussi bien l’attitude des ouvriers qui se sont contentés d’occuper les entreprises sans chercher à en assurer le fonctionnement – c’est-à-dire sans tenter de s’en rendre les maitres effectifs – et leur attitude envers les partis officiels : les yeux tournés vers leurs directions, les ouvriers ont attendu d’elles les réponses qu’ils ne pouvaient donner qu’eux-mêmes. De toute évidence, la prise du pouvoir par le P.S. et le P.C. est apparue à elle seule comme la garantie d’une nouvelle ère sociale – comme si un changement dans le personnel de l’Etat pouvait suffire à changer radicalement la position des classes dans la société.
Ne mettant pas en question leur fonction de simples exécutants dans
l’usine et en conséquence ne menaçant pas vraiment la gestion capitaliste, les ouvriers ont perçu leur propre rapport avec leurs organisations comme rapport d’exécutants au service d’une direction. Ils étaient pourtant tout autre chose que des exécutants : le déclenchement des grèves et leur organisation concrète, l’occupation des usines étaient leur œuvre propre qui ne leur fut dictée par personne, mais qui dicta bien plutôt aux grands partis leur politique. Mais de ces initiatives, ils ne tirèrent pas les conséquences révolutionnaires qui s’imposaient, attendant en vain de leurs représentants qu’ils les tirent en leur nom. De là vient une étonnante situation qui, rétrospectivement, paraît paradoxale : une activité et une combativité débordantes qui balayèrent momentanément – il faut s’en souvenir – toute résistance de la bourgeoisie, une victoire telle que tout paraissait possible et les mesures révolutionnaires à portée de la main, et en même temps une passivité générale qui rendait les énergies sans emploi, ainsi que l’illustre la vie des usines en grève où les hommes trompent l’attente par des fêtes, des chants, des jeux, comme si leur destin se jouait ailleurs, indépendamment d’eux.
Une telle situation n’est guère imaginable dans la période présente. Non pas que les ouvriers se souviennent de leurs échecs et prennent conscience de leurs erreurs anciennes. Mais leur intégration dans la production, d’une part, leur relation aux organisations traditionnelles, de l’autre, ont créé une mentalité nouvelle que ne manqueraient pas de cristalliser des luttes à
l’échelle de celles de 36. La méfiance des ouvriers à l’égard du P.C., la désaffection des syndicats, n’excluent certes pas que des mouvements soient dirigés par les organisations traditionnelles, ils excluent qu’une combativité aussi généralisée que celle de 36 s’accommode d’une semblable soumission devant ces organisations. Une telle soumission a été en 36 la rançon de la combativité. Le manque de combativité est aujourd’hui la rançon d’une perception plus aiguë du rôle des bureaucraties et des exigences de formes autonomes d’organisation.
Pour ne pas être sensible à ces transformations historiques, pour ne pas
voir notamment que l’échec de 36 est enraciné dans la situation des ouvriers à l’usine, dans leur relation à leur direction, l’analyse de Gibelin et Danos reste souvent faible. Le leitmotiv, la trahison des partis, revient sans que les auteurs se préoccupent de comprendre et de faire comprendre pourquoi cette trahison a été possible, pourquoi les ouvriers se sont laissés trahir. On montre bien que le P.C. subordonne sa politique en 36 à la défense de l’U.R.S.S., que le P.S., effrayé par l’ampleur des grèves, se fait l’agent du compromis avec la bourgeoisie. Il est utile de décrire par quels moyens l’un et l’autre ont réussi à freiner puis à faire avorter le mouvement. Mais ce travail fait, il reste à rendre compte de la conduite du prolétariat lui-même.
Ici une véritable analyse historique s’imposerait qui se développerait sur un plan à la fois économique, technique et social. Il faudrait se demander dans quelles conditions se sont développés partis et syndicats de masse ; qu’est-ce qu’attendaient les ouvriers de ces organisations et quels rôles concrets ils jouaient en leur sein, confronter l’attitude des ouvriers dans les organisations et leur attitude dans les luttes. Il faudrait enfin rechercher si et en quoi la situation s’est modifiée.
Ne pas poser ces questions dans toute leur ampleur, se contenter de dire que les partis ont laissé passer une heure au cadran de l’histoire qui risque de ne pas revenir avant longtemps, insinuer enfin qu’il suffirait de substituer aux mauvais partis un bon parti pour assurer la victoire de la révolution, n’aide guère à la clarification tant prêchée. L’histoire, sans cadran, est ce que font les masses, placées chaque fois dans des conditions déterminées, que composent leur travail dans les entreprises, leurs relations concrètes dans leurs organisations et leur propre expérience de lutte enfin.
En ce sens, tirer les leçons de 36, ce n’est pas rechercher à reproduire
dans le présent les conditions du passé, pour rejouer une partie autrefois perdue, militer pour une nouvelle unité syndicale et un nouveau front populaire pour appliquer cette fois une meilleure tactique de débordement ; c’est bien plutôt, conscient de l’immense force de la classe ouvrière, quand, elle se mobilise, et de son extraordinaire capacité d’initiative – les occupations d’usine en témoignent – chercher le chemin de nouvelles formes d’organisation qui associent effectivement les ouvriers et leur direction tant dans la lutte et la conduite politique de celle-ci que dans la gestion de la production au sein des entreprises.
Claude MONTAL.