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Mikhalis Raptis : L’accusé, par Alexandre Weissberg

Recension de Mikhalis Raptis dit Michel Pablo parue dans Quatrième Internationale, 11e année, Volume 11, n° 5-7, juillet 1953, p. 70

Voici un témoignage de premier ordre sur la grande purge, des années 1936-1938, en U.R.S.S. Il est écrit par Alexandre Weissberg, physicien, spécialiste des basses températures, d’origine autrichienne, membre du P.C. autrichien, en 1927, qui se rendit en U.R.S.S. en 1931, appelé par l’Institut technique ukrainien de physique. Il fonda le Journal de Physique soviétique ; en 1933, il est chargé par le gouvernement soviétique de construire un vaste établissement expérimental à Kharkov dont il aurait dû devenir le directeur.

Au cours de 1937 il fut arrêté. Il demeura trois ans dans différentes prisons soviétiques, dans lesquelles ont déferlé les vagues successives de la « Grande purge », avant d’être remis en 1940 à la Gestapo avec plusieurs autres communistes et techniciens allemands.

De formation intellectuelle, scientifique, avant nourri autrefois une incontestable sympathie pour le communisme et l’U.R.S.S. en particulier, doué d’un don remarquable d’observation minutieuse, objective des choses, et lui-même passionné de comprendre, malgré ses souffrances, le « pourquoi » de cette gigantesque « Purge », il a pu fournir dans son ouvrage touffu de 600 pages environ une fresque d’une puissance parfois extraordinaire de cette période inoubliable dans l’histoire de la Révolution russe et de l’U.R.S.S.

Les principaux renseignements que Weissberg apporte à l’étude de cette période sont les suivants :

a) il établit sur la base de calculs raisonnables à 7 à 8 millions le nombre d’individus arrêtés entre 1936-1938. (5,5 à 6 % de la population de l’U.R.S.S.) ;

b) il démontre que ceux-ci englobaient tous les éléments qui étaient effectivement contre le régime de Staline ou simplement susceptibles, par leur passé, leur formation, leur position, leur nationalité, de l’être ;

c) le mécanisme des « aveux » n’avait rien de spécifiquement « diabolique » ou secret. On les obtenait soit (jusqu’à l’automne 1937, environ) par « l’interrogatoire ininterrompu » de l’accusé jusqu’à ce qu’il « avoue », soit par la combinaison de ce moyen avec des tortures physiques et morales (surtout à partir de l’automne 1937) dans les cachots du Guépéou ;

d) la technique des « aveux » aussi stupide, invraisemblable et extravagant que puisse apparaître leur contenu, était en réalité la seule possible pour le Guépéou afin de détecter à partir d’un accusé tout le réseau de ses connaissances, faire ainsi tache d’huile, dépister et arrêter en définitive toute l’élite pensante, effectivement ou seulement potentiellement contre le régime.

Un autre mérite de ce livre, plus passionnant par endroit que le plus attrayant roman d’aventures et de caractères, est qu’il illustre à l’aide de larges traits inoubliables, la véritable épopée des hommes qui ont lutté contre Staline, et qu’il a campé, d’une manière souvent fortement heureuse la silhouette de véritables héros de certains d’entre eux, de certains des grands pionniers de la révolution et de la construction socialiste en U.R.S.S. Par contre, les conclusions et sa manière exclusivement « psychologique » et du reste contradictoire avec d’autres passages de son livre, d’expliquer le régime de Staline et la « Grande Purge », sont médiocres.

Alexandre Weissberg, qui fut un sincère communiste, a sombré, après son expérience douloureuse, dans le libéralisme bourgeois et les platitudes qui caractérisent ses analyses sociologiques. Mais il n’empêche qu’il a écrit malgré tout un très important livre à la mesure de son sujet. Nous y reviendrons.

M. P.


(1) Fasquelle, éditeurs, Paris.

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