Catégories
revues

Robert Langston : Herbert Marcuse et le marxisme

Article de Robert Langston paru dans Quatrième Internationale, 27e année, n° 36, mars 1969, p. 53-59

On peut distinguer trois périodes plus ou moins nettes dans le développement intellectuel du philosophe Herbert Marcuse, âgé de 70 ans. Ses premiers travaux, tel son essai de 1932 sur les manuscrits économiques et philosophiques du jeune Marx — alors récemment découverts — montrent l’influence dominante de son professeur, le philosophe existentialiste allemand Martin Heidegger. Dans les années d’exil à cause du régime nazi — les années 30 — Marcuse se libère progressivement de l’influence de Heidegger et se rapproche du marxisme orthodoxe, avec cependant un fort penchant hégélien. Cette phase culmine dans Raison et Révolution (1941), le meilleur ouvrage de Marcuse et peut-être le meilleur livre de langue anglaise jusqu’à présent écrit sur Hegel. Ici, Marcuse voit dans la classe ouvrière industrielle la « force de négation » qui transformera le monde.

La période suivante — celle où Marcuse écrivit les œuvres qui ont le plus d’influence dans la jeunesse radicalisée aujourd’hui — est marquée par deux caractéristiques principales. Il y a une inquiétude croissante dans les possibilités de l’homme telles qu’elles pourraient se réaliser dans une société vraiment humaine. C’est le thème central de Eros et Civilisation (1955) où Marcuse, développant certains concepts de Freud, projette l’image d’une « civilisation non-répressive ». Simultanément, il manifeste un doute croissant sur le fait que la classe ouvrière reste capable de jouer le rôle que lui avait assigné la théorie marxiste, c’est-à-dire de transformer fondamentalement les institutions sociales de base de sorte que les possibilités de l’homme encore non accomplies puis-sent commencer à se réaliser. Dans Marxisme soviétique (1958) Marcuse interprète de façon erronée l’idéologie stalinienne comme une réponse marxiste à une situation historique d’un monde fondamentalement changé. Il justifie implicitement la ligne de la « construction du socialisme dans un seul pays » en tant que nécessité imposée à l’Union Soviétique par l’incapacité des classes ouvrières des pays capitalistes avancés à faire la révolution socialiste.

Cette période de la pensée de Marcuse a trouvé sa formulation la plus systématique dans L’Homme unidimensionnel (1964). Marcuse y développe le concept d’une société industrielle contemporaine dépourvue d’un changement de base, et tente d’expliquer comment il est arrivé que la classe ouvrière autrefois révolutionnaire est devenue un soutien de l’ordre existant.

Sa thèse selon laquelle la classe ouvrière est devenue un élément conservateur — pas seulement temporairement et dans des conditions conjoncturelles spécifiques, mais de façon permanente et en tant que conséquence des changements structurels de la société capitaliste — n’est pas le produit d’une nouvelle découverte théorique. Elle n’est pas davantage une conséquence de l’application de la méthode marxiste qui permit antérieurement à Marcuse de reconnaitre dans la classe ouvrière un agent révolutionnaire. Son changement d’opinion provient du fait que, durant les vingt dernières années, la classe ouvrière dans la plupart des pays capitalistes avancés n’a montré que peu de signes d’activité révolutionnaire. Mais en acceptant ce fait comme la réalité dominante pour fonder son analyse des phénomènes sociaux, Marcuse abandonne la méthode du matérialisme historique.

Apparemment, Marcuse lui-même ne reconnaît pas son erreur de méthode. Il déclare de bonne foi qu’il est resté marxiste ; que c’est la réalité sociale objective qui a changé et non pas sa méthode de pensée. En fait, il reste fidèle à la tradition marxiste en ce qui concerne deux importants points méthodologiques et une importante conclusion théorique. Premièrement, sa méthode est dialectique dans la mesure où elle a pour but la découverte et l’exposé de la contradiction. Cependant — et ce point a une importance décisive dans la différence entre la méthode actuelle de Marcuse et celle du marxisme — la sphère dans laquelle actuellement il cherche à dévoiler la contradiction est plus étroite et même d’un autre ordre que la sphère dans laquelle le dialecticien marxiste appréhende les forces motrices des choses.

Deuxièmement, Marcuse a en commun avec le marxisme le but d’unir la théorie à l’action. Pour lui, le rôle de la théorie est de produire une conscience vraie là où jusqu’ici une conscience erronée l’emportait, de sorte que les hommes puissent agir contre leurs conditions sociales asservissantes. Marcuse s’est fréquemment défendu contre ceux qui l’accusaient de « passivité », de développer une pure attitude contemplative. Mais son aspiration à l’action est sans cesse frustrée par l’image du monde social telle qu’elle est présentée dans sa théorie. Ceci repose sur la conception que le monde social est devenu, en principe, immuable.

Enfin, Marcuse partage avec les marxistes la conviction que, dans le monde moderne la seule force potentiellement capable de transformer le monde en fin de compte, c’est la classe ouvrière. Seulement, contrairement au marxisme, il soutient que cette force ne peut plus réaliser cette potentialité. C’est la source de son pessimisme quasiment irrémédiable : si la classe ouvrière ne change pas le monde, le monde ne sera pas changé.

On peut percevoir cette différence de méthode entre Marcuse et les marxistes dans un passage de L’homme unidimensionnel où Marcuse donne son point de vue sur la différence de la « position » de la théorie sociale, c’est-à-dire son rapport avec la réalité, de nos jours et au temps où Marx commençait à développer sa doctrine :

« A ses origines, dans la première moitié du XIXe siècle, quand elle élaborait les premiers concepts des alternatives [à l’ordre social dominant], la critique de la société industrielle atteignait le concret dans une médiation historique entre la théorie et la pratique, les valeurs et les faits, les besoins et les buts. Cette médiation historique avait lieu dans la conscience et dans l’action politique des deux grandes classes qui s’affrontaient dans la société : la bourgeoisie et le prolétariat. Dans le monde capitaliste, elles sont toujours les classes fondamentales. Cependant, le développement capitaliste a altéré la structure et la fonction de ces deux classes de telle sorte qu’elles n’apparaissent plus comme des agents de transformation historique… En l’absence d’agents et d’instruments manifestes du changement social, la critique est ainsi renvoyée à un haut degré d’abstraction. Il n’y a pas de terrain sur lequel la théorie et la pratique, la pensée et l’action se rencontrent. »

La classe ouvrière, nous dit-on ici, « n’apparaît » plus comme un agent de transformation historique. La question se pose immédiatement : quand et à qui est-elle jamais « apparue » être un agent de transformation historique ? Il est certain que, pour les classes dominantes dans la première moitié du XIXe siècle, elle n’apparut pas comme telle : elles considéraient les « ordres inférieurs » comme plutôt dangereux et peut-être comme les pitoyables agents potentiels de destruction totale de la société qui devaient être tenus en échec par tous les moyens possibles ou « rendus meilleurs » par une philanthropie condescendante. En même temps, la classe ouvrière commençait seulement. de façon encore très sporadique et fragmentaire, à être consciente elle-même d’être un agent de changement social fondamental, un groupe social distinct qui porte en lui la graine de l’ordre social entièrement nouveau, le communisme, et qui a le pouvoir de renverser l’ordre existant dans le monde et de permettre à cette graine de germer.

Malgré le soulèvement des canuts lyonnais en France en 1831 et le mouvement chartiste des ouvriers anglais dans les années 1830 et 1840, il n’était guère évident que la classe ouvrière était pendant la première moitié du XIXe siècle un agent de changement social, comme cela l’a fréquemment été pendant la première moitié de notre siècle. Ce potentiel révolutionnaire avait besoin d’être démontré. L’une des tâches centrales de la théorie de Marx fut précisément de le démontrer.

S’il avait fondé sa méthode sur l’apparence immédiate des relations de classe pendant cette période, où la bourgeoisie ascendante célébrait l’une après l’autre ses puissantes réalisations dans. toutes les sphères de la vie, il n’aurait pu démontrer l’existence de la classe ouvrière en tant que force révolutionnaire. La classe ouvrière n’a pu être perçue comme un agent « manifeste » de changement radical qu’à travers une théorie qui ne s’arrêtait pas à l’aspect superficiel de la société.

Cette démonstration scientifique a contribué de façon importante, à son tour, à déterminer la manifestation ultérieure de la classe ouvrière en tant que force révolutionnaire, à la fois envers elle-même et envers les autres classes sociales. Les théories marxistes et la diffusion de ces idées parmi les travailleurs a contribué, non pas dans une faible mesure, à ce que la classe ouvrière devienne ce que Marx avait trouvé qu’elle était. La théorie marxiste, apportée à la classe ouvrière, a aidé à créer la base sur laquelle « la théorie et la pratique se rencontrèrent », la première période où cette fusion s’est réalisée étant la révolution d’Octobre de 1917.

Là où Marcuse voit une différence de « position » de la théorie vis-à-vis de la réalité sociale, il y a en fait une différence entre deux méthodes d’analyse de la réalité sociale. D’une part, le marxisme refuse d’être induit en erreur par l’apparence trompeuse de la réalité sociale et pénètre sous la surface pour trouver et montrer l’existence des forces décisives de « transformation historique ». D’autre part, la « théorie sociale critique » de Marcuse commence par traiter l’apparence superficielle comme la réalité fondamentale et se trouve enfin rejetée à un haut degré d’abstraction où « il n’y a pas de terrain sur lequel la théorie et la pratique, la pensée et l’action se rencontrent ».

Pour Marx, la démonstration de l’existence du prolétariat en tant que force révolutionnaire commence par une étude des rapports de production de la société bourgeoise. Il examine ces structures telles qu’elles ont été révélées et interprétées de façon erronée ou inadéquate par la théorie bourgeoise, et surtout dans les travaux de l’économie politique classique. Il part de l’idéologie, c’est-à-dire du reflet des phénomènes sociaux classifiés, analysés, théorisés dans la pensée bourgeoise, pour parvenir à une compréhension totalement scientifique de la nature contradictoire du capitalisme.

En anticipant, grâce à l’application du mode de pensée dialectique, les contradictions en toute chose, Marx les trouva implicites dans les catégories de l’économie politique bourgeoise et les rendit explicites. En clarifiant, en développant et en affinant systématiquement ces catégories, il découvrit qu’elles se rapportaient à une société antagonique. Derrière des notions abstraites comme valeur d’usage et valeur d’échange, marchandise et monnaie, travail et force de travail, et, par-dessus tout, salaire et capital, Marx fut capable de discerner des domaines entiers de conflit social. Ceux-ci émergent du mode d’organisation des rapports sociaux humains. Les auteurs bourgeois, derrière leurs catégories, n’avaient vu que des lois naturelles auxquelles les hommes, par sottise ou cupidité, pouvaient tenter d’échapper, mais auxquelles ils devaient finalement se plier et qu’ils ne pouvaient modifier.

Grâce à la découverte des contradictions dans les traits fondamentaux de la société bourgeoise, qui avaient été à la fois révélées et masquées par l’économie politique bourgeoise, Marx fut capable de revenir aux phénomènes sociaux empiriques immédiats et de les interpréter à la lumière de ces concepts dialectiques. Dans les conditions de peine et de misère des ouvriers, il pouvait voir les marques d’un ordre social contradictoire, rendu conscient de ses contradictions par cette peine et cette misère. Dans les luttes et soulèvements ouvriers, il pouvait voir la naissance d’une force sociale consciente qui, finalement, renverserait la société qui l’avait engendrée. Dans l’agitation et l’organisation des travailleurs pour des conditions de vie et de travail différentes, pour les droits politiques, il pouvait percevoir la naissance de la conscience et de l’organisation d’un groupe social qui portait en lui un principe d’organisation sociale totalement nouveau, le communisme.

Démontrer la réalité de cet agent spécifique de transformation sociale dépendait dans la théorie de Marx, d’une méthode qui était destinée à exposer plutôt qu’à masquer la contradiction, le conflit et l’antagonisme dans le monde social réel. Marx était capable de montrer l’existence de la classe ouvrière en tant que force révolutionnaire car il étudiait les signes de son existence dans la réalité empirique.

Marcuse, pour sa part, part de la prémisse méthodologique que la classe ouvrière n’est plus une force révolutionnaire ; la « position » de la théorie sociale aujourd’hui, est définie pour lui par cette prétendue réalité. Une telle méthode n’est vraisemblablement pas apte à discerner les signes de la réalité empirique qui montrent le contraire. Il ne pose pas des questions fondamentales comme : quels sont les traits antagoniques inhérents au capitalisme dont le développement combiné par contradiction conduit cette société au-delà de ses limites établies ? Quel est le type d’action possible pour encourager la maturation et élever la conscience des forces progressives dans ces conflits ? Quels sont les mécanismes au moyen desquels la classe ouvrière, jadis révolutionnaire, a été intégrée comme une force conservatrice dans la société ? Il pose plutôt en guise de questions fondamentales : Pourquoi le monde social existant est-il mauvais ? Ou bien, quelle est la différence entre ce qui est et ce qui pourrait être si la classe ouvrière n’avait pas perdu sa capacité de transformer le monde ?

Une telle méthode sédative considérera logiquement que les éléments tendant vers la stabilité sont essentiels, et que ceux entraînant l’éclatement et la création de quelque chose radicalement nouveau sont secondaires et accidentels. Comme il rencontre un conflit grave dans la réalité sociale, plutôt que d’examiner la possibilité que cette contradiction contribue à faire éclater l’ordre social existant, Marcuse tend à penser que cette contradiction peut être résolue à l’intérieur de l’ordre existant.

Qu’arrive-t-il à la dialectique de Marcuse quand il prétend qu’il n’y a pas de forces réelles pour l’accomplir ? Il abandonne la sociologie scientifique pour retomber dans l’utopisme pré-marxiste. Au lieu d’unifier la théorie à la réalité, il construit une deuxième sphère, complètement opposée au monde tel qu’il est, où tous les espoirs et possibilités déçus des hommes trouvent refuge. Ce sanctuaire céleste se prémunit des modèles avec lesquels le monde misérable au-tour de nous est jugé. Au lieu de révéler les contradictions dans la réalité, la dialectique de Marcuse établit une contradiction insurmontable entre le réel et l’idéal, l’actuel et le possible. La seule médiation entre ces extrêmes sans liaison, c’est la propre morale de Marcuse selon laquelle les hommes pourraient être plus heureux si seulement les choses étaient autrement. Une telle morale utopique est un trait cons-tant dans la pensée de Marcuse. Elle semble même renforcer la rupture initiale entre la théorie et l’action, comme si découvrir une quelconque possibilité que la société existante soit changée revenait à découvrir quelque chose de bon en elle, et à lui pardonner ainsi ce qu’elle a d’absolument mauvais.

Le thème central de Marcuse, c’est que la société d’autrefois à deux dimensions s’est convertie en un appareil unidimensionnel. La dimension de base de la société antérieure était le domaine matériel de la production et de la reproduction ; sa dimension seconde était une sphère mentale où les hommes pouvaient rêver, penser et imaginer un monde meilleur et comprendre ainsi la misère des conditions existantes. Cette dimension était potentiellement une critique profonde du monde social existant car en elle, les hommes pouvaient affronter la réalité à la lumière de leurs possibilités irréalisées. Dans cette situation historique, les conditions du mouvement socialiste révolutionnaire étaient créées. La philosophie trouvait ses armes matérielles dans le prolétariat, et le prolétariat trouvait ses armes théoriques dans la philosophie.

Mais aujourd’hui, dans la société industrielle avancée en formation, tout ceci a changé. Les deux origines de la vie bi-dimensionnelle ont été détruites. Au travers de la consommation contraignante, de :a création et de la satisfaction de « faux besoins », au travers d’un mécanisme érotique, au travers des moyens de communication qui manipulent les cerveaux, les comportements instinctifs qui autrefois tendaient à mettre l’individu en opposition avec sa société se sont transformés en moyens de l’enchaîner à elle. En même temps, la hausse du niveau de vie et l’amélioration des conditions de travail diminuent progressivement la misère endurée par les ouvriers.

Dans une telle société uni-dimensionnelle, le sens de l’aliénation, l’hostilité et l’agression ne disparaissent pas. Mais ils perdent leur caractère potentiellement oppositionnel et deviennent eux-mêmes des éléments de manipulation, soit par les groupes sociaux dominants, soit par le fonctionnement autonome de l’appareil administratif totalitaire lui-même. L’agression est canalisée contre le communisme international — « ennemi » permanent — aussi bien que contre les minorités raciales et culturelles, les Noirs, les hippies, les radicaux. A travers une telle diversion, l’hostilité devient un puissant ciment plutôt qu’une menace à l’ordre existant.

Une telle société tend à devenir un appareil dans lequel tous les hommes, toutes les choses et tous les processus sont les objets d’une administration totale et rationnelle et où tous les rapports sociaux tendent à devenir des rapports techniques. Les hommes sont liés les uns aux autres de façon croissante, en tant que parties d’un mécanisme coordonné et fonctionnant bien, plutôt qu’en tant que créateurs conscients, coopérants et contestants. La spontanéité disparaît, dans la conscience aussi bien que dans le comportement personnel et social.

La théorie de la société capitaliste telle que la développe le marxisme et la théorie de Marcuse sur la société industrielle sont en contradiction sur un point fondamental. Le capitalisme lui-même pose une limite à la tendance vers l’administration totale. Dans l’économie capitaliste, on peut seulement administrer ce qui se trouve dans la sphère de la propriété privée, soit comme une chose que l’on possède, soit comme un homme dont la force de travail a été achetée. L’économie capitaliste reste privée et anarchique, ne se prêtant pas à une administration trop ambitieuse, malgré l’élargissement du champ d’intervention étatique. Pourtant Marcuse, tout en proclamant que la société industrielle développée est un stade spécifique et nécessaire du développement capitaliste, ignore systématiquement les points de contradiction qui surgissent de sa structure même.

Le degré de contrôle, parfois étendu mais toujours limité, que les monopoles ont sur leurs marchés présuppose le caractère fondamentalement non coordonné et anarchique de l’économie. Les efforts d’administration de la part de l’Etat pour atténuer et contrôler les crises dues à l’anarchie de la production présupposent cette anarchie de la production.

Et les conflits entre pays capitalistes, perpétuellement renouvelés, parfois sous la forme de conflit militaire ouvert, parfois de façon plus modérée et plus subtile, montrent les contradictions qui surgissent entre les intérêts antagoniques des capitalismes nationaux.

Mais dans la théorie de Marcuse, tous ces domaines de conflit qui sont au-delà de tout contrôle administratif central, national ou international, apparaissent comme des « frictions » accidentelles troublant faiblement le fonctionnement harmonieux du mécanisme, ou comme des résidus archaïques d’une société passée qui ne sont que temporairement au-delà de la portée administrative de la société industrielle développée.

Dans sa discussion sur les « perspectives de contenir » les forces potentiellement oppositionnelles, Marcuse par exemple, « projette les développements contemporains » pour aboutir à l’estimation que ces perspectives sont virtuellement infinies. Les développement contemporains qu’il projette sont :

1) Une progression continuelle du niveau de vie ;

2) Une mobilisation permanente contre « l’ennemi extérieur », c’est-à-dire le « communisme », rendue possible à la fois par : la productivité croissante du travail (progrès technique), l’augmentation du taux des naissances de la population, l’économie d’armement permanente, l’intégration politique et économique des pays capitalistes et la mise en place de leurs relations avec les pays sous-développés.

On pourrait attendre d’une théorie se réclamant de la dialectique qu’elle étudie les relations entre ces tendances, qu’elle se demande jusqu’où elles sont compatibles entre elles, et se renforcent l’une l’autre, et jusqu’où elles peuvent s’affronter. Si Marcuse l’avait fait, il aurait discerné une dimension optionnelle en gestation.

Pendant les trois dernières années, les salaires réels dans l’industrie manufacturière aux États-Unis ont diminué à cause d’une « mobilisation permanente » accélérée et de « l’économie d’armement permanente » provenant de la guerre du Vietnam. L’intervention dans le Sud-Est asiatique est en elle-même une caractéristique des pays capitalistes « construisant leurs relations avec les pays sous-développés ». Prétendre le contraire revient à tomber dans le piège libéral qui consiste à croire que l’invasion était une sorte de « bévue ». L’orientation systématique des ressources vers l’économie de guerre permanente — qui a accéléré la spirale inflationniste — peut faire douter de la possibilité à long terme du maintien et de l’élévation du niveau de vie des masses.

Face à ces développements, il n’est pas besoin de beaucoup de dialectique pour reconnaître qu’une théorie qui fait abstraction des conflits possibles entre les tendances et ne fait que les projeter de façon infinie tels qu’ils apparaissent à un moment du temps historique, ne peut logiquement conduire à des conclusions très valables.

De plus, il est frappant qu’un ouvrage dont le but est d’étudier l’idéologie et qui soumet la philosophie et la sociologie à une critique pénétrante, ne contient aucune critique de la doctrine économique, surtout du fait que Marcuse parle des tendances opposées continuellement maintenues, ce qui, pour lui, définit la caractéristique de la société industrielle avancée, parallèlement à la persistance de certaines tendances économiques. L’économie a été l’une des sciences sociales les plus « idéologiques » au sens où, dans ce domaine plus qu’ailleurs, fausse conscience et vision claire sont intimement entremêlées. Mais Marcuse ne fait qu’accepter l’orthodoxie économique dominante ; du moins, il admet qu’elle peut indéfiniment fournir des techniques capables de contenir les contradictions économiques du capitalisme. Cette hypothèse va de pair avec sa conception de « l’administration totale de la société » et avec sa prémisse selon laquelle il n’y a pas de force susceptible de transformer fondamentalement l’ordre existant Mais elle a peu de rapport avec une théorie dialectique de la société qui se doit de révéler la contradiction et de mettre en lumière les fausses conceptions où qu’elles soient.

L’acceptation rapide de l’orthodoxie économique bourgeoise révèle une parenté étroite entre Marcuse et les néo-conservateurs des années 1950 comme Daniel Bell et Kenneth Galbraith qui participèrent à la « grande réussite américaine ». Ils pensaient que la société américaine approchait un point de stabilité et d’équilibre ultime. Ceci constitue le point d’accord entre Marcuse et ces néo-conservateurs. Seuls ces derniers l’approuvaient, tandis que Marcuse le rejette. Telle est la différence entre eux.

Quels sont les liens entre la théorie et la méthode de Marcuse, et sa pratique politique ? En théorie, sa position est d’expliquer que, puisqu’il n’existe pas de force pour transformer fondamentalement la société à l’intérieur de la société uni-dimensionnelle, les êtres humains décents ne peuvent qu’exprimer leur refus de la façon la plus indignée et la plus puissante possible. Espérant contre tout espoir, ils font un refus total et cèdent à « des gestes de défiance ». Pourtant, il existe encore le domaine de la puissance réelle, où le destin de l’homme est à présent décidé, et qui, parfois, contraint l’individu, souvent en rechignant, à prendre position. Marcuse est une personnalité publique dont les disciples insistent sur le fait qu’il donne son point de vue sur des sujets de grand intérêt. Comment a-t-il répondu ?

Ironiquement, ce maître à penser des nouveaux étudiants radicaux a exprimé son appréhension face à leur activité troublant les universités en tant que sanctuaires de la connaissance objective et de la pensée libre. Il conseilla aux partisans du « pouvoir étudiant » de limiter le champ de leur intervention.

Dans la campagne présidentielle de 1968, Marcuse prit position en faveur d’Eugène Mc Carthy (New York Review of Books, 22 août). Il le fit en tant que membre du parti démocrate, l’une des institutions centrales de l’ordre établi. Ainsi, le « radicalisme » même de sa théorie, le caractère absolu de son rejet de l’ordre existant avec tout ce qu’il comporte, servit à « libérer » le théoricien critique de la pratique politique la plus opportuniste.

Les événements français du printemps constituèrent un test rigoureux pour les théories sociales rivales. Il se produisit la grève générale la plus importante dans l’histoire d’un pays capitaliste industriellement avancé. Ce soulèvement authentiquement révolutionnaire entraîna dix millions de travailleurs. Mais l’approche théorique de Marcuse excluait un tel événement et était incapable de l’expliquer.

Prenant la parole à l’Université de Californie à San Diego, le 23 mai 1968, donc certainement avant qu’il ait pu analyser tout ce qui s’est passé pendant le soulèvement français, Marcuse a dit :

« Premièrement, la France n’est pas encore une société d’abondance. Les conditions de vie de la majorité de la population sont encore très en-dessous du niveau de vie américain, ce qui, naturellement, rend trop imprécise une identification avec les institutions qui dominent dans ce pays. Deuxièmement, la tradition politique du mouvement ouvrier français est encore vivante, de façon très importante. Je voudrais ajouter une explication plutôt métaphysique, à savoir que la différence entre les perspectives d’un mouvement radicalisé en France et dans ce pays, peuvent aussi se comprendre si on se rappelle que la France, après tout, a passé par quatre révolutions en cent ans. Évidemment, ceci établit une tradition révolutionnaire telle qu’elle peut étinceler, renaître et se renouveler quand les occasions surgissent. » (Liberation News Service, 11 juin.)

La première proposition de Marcuse n’est guère convaincante. Certes, il est vrai que le niveau de vie en France est inférieur à celui des États-Unis, mais il est incomparablement plus proche du niveau de vie qui y existe — même en ignorant la pauvreté générale répandue des groupes surexploités qui diminue le niveau moyen aux États-Unis — qu’il ne l’est de la pauvreté insondable des pays capitalistes pendant le dix-neuvième siècle, à laquelle Marcuse attribue le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière à cette période. Si le changement qualitatif du niveau de consommation de la classe ouvrière détruit le potentiel révolutionnaire de celle-ci, alors la France est à coup sûr du même côté de la ligne de partage que les États-Unis.

La seconde explication que Marcuse allègue est à peine plus plausible. Il est vrai que, traditionnellement, la conscience de classe est plus répandue en France qu’aux États-Unis et que la France possède un parti politique de la classe ouvrière très puissant, le Parti communiste. Mais ce parti a fait tout ce qu’il pouvait pour détruire le mouvement révolutionnaire, et c’est à lui que revient la principale responsabilité de son échec. La tradition révolutionnaire de la classe ouvrière, dans la mesure où elle était assumée par le Parti communiste et les centrales syndicales était une fiction et non pas une réalité vivante. La classe ouvrière française a redécouvert sa tradition révolutionnaire au travers de l’impact du soulèvement étudiant et de sa propre entrée en lutte. Qu’elle soit entrée en lutte avec une telle force et une telle ferveur peut difficilement s’expliquer par la seule tradition.

D’autre part, les événements français concordent parfaitement avec la théorie marxiste de la société capitaliste et n’impliquent en rien la nécessité de nouvelles hypothèses improvisées. Ces événements montrent le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. Ce potentiel est là, proche de la surface, évident pour qui sait regarder dans toutes les luttes menées par les travailleurs pour leurs intérêts propres. Il est toujours prêt — les conditions d’un déséquilibre minime étant données, qui sont inévitables dans le monde anarchique de la production capitaliste, et qui nécessitent une analyse concrète de chaque cas spécifique — à briser le mur conservateur de la « société d’abondance », avec une intensité non atteinte lors de luttes révolutionnaires antérieures.

L’impuissance théorique de Marcuse face à un fait historique colossal s’est montrée dans son incapacité à interpréter le soulèvement français. La contradiction absolue en pratique entre l’intransigeance qu’il montre face au régime capitaliste et son opportunisme politique s’est manifestée quand Marcuse a soutenu Mc Carthy. Tels sont les résultats de la méthode marcusienne.

Le pouvoir de comprendre les grands événements historiques, la lutte principielle conséquente contre toutes les idéologies réactionnaires et les forces institutionnelles, l’encouragent au développement de l’indépendance totale et de la conscience de toutes les forces progressistes, avant tout de la classe ouvrière matériellement puissante — tels sont les résultats concrets, théoriques et pratiques, de la méthode marxiste.

Le marcusianisme ne donne de guide sûr ni pour comprendre ni pour faire l’histoire, et surtout l’histoire de notre temps. Le marxisme le fait.

(traduit de International Socialist Review, New York).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *