Article de Mato-Topé paru dans Le Monde libertaire, n° 978, 8 au 14 décembre 1994
Bab El Oued City a été réalisé dans l’urgence et dans des conditions à la fois pénibles et dangereuses : dans les rues d’Alger de 1993, la terreur règne et il ne fait pas bon être saltimbanque. De cette situation de quasi guerre civile, le film porte évidemment les stigmates et quelques scories formelles bien mineures. Car, jamais comme dans Bab El Oued City, la question de la forme ne paraît aussi secondaire.
Pour défendre le film, on pourrait en appeler au fond, évoquer la gravité et le courage du propos : dénoncer la montée de l’obscurantisme en Algérie, c’est assurément faire œuvre de salut public. Certes et deux plans de Saïd se faisant, dans l’intimité de la salle de bain, les yeux au khôl suffisent à la fois à dénoncer l’hypocrisie et la duplicité du petit chef du FIS et à dire l’existence chez lui d’une fêlure intérieure.
Mais le plus important n’est pas dans cette dénonciation, il se situe précisément dans l’impérieuse nécessité à l’origine de l’urgence qui a poussé Merzak Allouache a atteint l’essentiel : dans Bab El Oued City, les personnages existent car la vie n’est jamais occultée par le discours. Ses personnages ressemblent à ceux d’Omar Gatlato, son premier film qui disait déjà la misère matérielle et affective du petit peuple de Bab El-Oued. Seulement, en 1976, on pouvait encore en rire… Aujourd’hui, les Algérois survivent dans la douleur, mais les personnages de Merzak Allouache n’en deviennent pas pour autant des archétypes ou des caricatures. Même si Saïd échappe au grossissement du trait, quelques notations rapides lui sont consacrées afin de permettre de comprendre son histoire. L’épisode du Pied-noir faisant visiter Alger à sa vieille tante aveugle en lui mentant systématiquement sur la réalité remplit plusieurs fonctions : cet humour sur soi fait sourire et dit la santé des Algérois qui gardent encore la force de rire d’eux-mêmes ; dans le même temps, l’épisode permet de montrer le décalage entre le rêve d’une Algérie réconciliée (le Pied-noir était le voisin de la mère de Saïd qui l’accueille chaleureusement) et la réalité. D’une part, Alger ne correspond en rien à la description, d’autre part, Saïd et ses séides du FIS interdisent désormais à tous les impies les rues d’Alger sous peine de mort… Même la Méditerranée, sur laquelle Alger est entièrement ouverte, est devenue, dans Bab El Oued City, une barrière qui emprisonne (hostile, elle est froide, elle pue et elle semble même avoir avalé le haut-parleur qui est à l’origine du conflit) et au-delà de laquelle les plus chanceux peuvent trouver refuge.
Ce qui touche profondément, c’est cette part d’humanité que les personnages du film arrivent à incarner. En cela, à travers l’affirmation de l’universel et de l’unique qui constituent chaque individu, homme ou femme, Merzak Allouache fait œuvre à la fois de cinéaste à l’instar des plus grands et œuvre politique au sens le plus fort du terme… Car ces personnes irréductibles à toutes mutilations idéologiques dénient par leur simple existence tous les projets intégristes. C’est au fond une raison d’espérer !
MATO-TOPÉ