Article de Geneviève Prost paru dans Tankonalasanté, n° 7, février 1974, p. 15
Des organisations syndicales démocratiques proposent aux travailleurs d’avancer de cinq ans l’âge de la retraite (encore faut-il y arriver), et en font un thème de lutte contre le patronat. Gagner cinq ans… cinq ans d’exploitation ? Ou cinq ans de vie ? Quelle vie ?
A 60 ans, un homme ou une femme, usé par toute une vie de travail, exploité jusqu’à la moelle des os, « prend » sa retraite. Il a encore une « espérance » (sic) de vie de un à trente ans… et même davantage, puisqu’aux journées de gériatrie d’Ivry 1973, il fut évoqué la possibilité de vivre jusqu’à 150 ans grâce à certaines substances (anti-oxydants, immunologie, régénération cellulaire…).
Dans la pratique, la prise de conscience de l’inutilité de leur vie est telle que bon nombre de retraités en meurent dès l’année qui suit. Brusquement ils s’aperçoivent du poids de leur travail, et de leur réelle solitude, et ça leur est insupportable.
Pour les autres, que leur reste-t-il ?
Sur le plan social ils perdent tout rôle productif, toute initiative, ils deviennent un poids, un fardeau, pour qui il faut même quêter (vignette). Il n’existe aucune structure où ils puissent intervenir.
Sur le plan individuel, qu’est-ce qu’ils découvrent derrière cette « retraite » qu’on leur a fait miroiter toute leur vie et pour laquelle ils ont tout supporté ? Que de soumissions pour ne pas perdre « les bénéfices donnant droit à retraite ». Avoir accepté l’aliénation de toute sa vie, pour une retraite aliénée !
Physiquement ils sont usés, ils sont souvent malade. Quels sont les travailleurs de plus de soixante ans qui n’ont ni hypertension, ni maladie de cœur, ou d’articulations, ou de nerfs ? S’ils savent que leur vie de travail y est pour quelque chose (que ce soit le travail lui-même ou les compensations qu’il a nécessité : tabac-alcool-bouffe…), la médecine réindividualise le plus souvent leur état : « c’est l’âge ». Comme si l’âge était une maladie ! Ce « troisième » âge (!) en tous cas n’en est pas une pour le capitalisme qui en tire une nouvelle source de profits : consommation médicale, diététique, prothèses, et mêmes voyages ou loisirs… Le capitalisme sait faire profit de tous cl de toutes, il n’y a pas de petits profits.
Le Centre de recherches et de documentation sur la consommation (CREDOC) vient même d’organiser un colloque à ce sujet. On y a évalué en pourcentage la consommation médicale par tranches d’âges pour 1975. Si l’on excepte les très jeunes enfants (moins de deux ans) ce sont les 60-70 ans qui viendront en tête, suivis par les 70-80, puis par les plus de 80. Pourtant, par rapport à ce qui leur serait nécessaire, persistera une sous-consommation médicale, faute de moyens financiers (« même en augmentant substantiellement les pensions et les aides diverses », sic), et même si la réticence psychologique vis-à-vis de la médecine diminue chez les générations (de vieillards) montantes…
Moralement ils sont tout autant usés. Ces loisirs auxquels ils pensaient, pour lesquels ils ont tout « sacrifié », y compris des luttes, quel sont-ils ?
Cinéma ? Lecture ? Bien manger ? Sports ? Voyages ? Tant sur le plan financier, avec les « petits moyens de la retraite des vieux », que sur le plan santé (TA, cholestérol, arthrose, vue…) ils n’en ont pas la possibilité. Les livres sont écrits petit et coûtent cher. Pas de diététique adaptée, aussi bien dans les hôtels-pension que dans les maisons de retraite, les gares sont encombrées, les valises lourdes. Et puis même s’ils le pouvaient, en ont-ils envie ? Ils ont perdu l’habitude du plaisir, du rire, du loisir. Il y a bien le plaisir sexuel qui théoriquement, physiologiquement, peut persister et il a l’avantage d’être gratuit et sain ! Parlons-en ! Où en sont-ils ?
Si à 60 ans ils sont souvent encore en couple, combien font encore l’amour ? Combien ne sont pas marqués par l’usure du travail (faire l’amour après huit heures de chaîne et deux heures de transport – faut le faire ! !).
Combien ne sont pas marqués par les tabous reçus dès l’enfance et l’ignorance entretenue à ce sujet : « après la ménopause, une femme ne peut plus, ne doit plus, d’ailleurs n’a plus envie… ça fatigue, ça use, c’est mauvais pour le cœur » (sûrement pas plus que la chaîne ou la conduite automobile ! ! …).
Combien n’ont pas pris l’habitude de ne plus même se parler ? L’un et l’autre découvre en face de lui un étranger, une étrangère avec qui il n’a plus rien de commun (quoi d’étonnant quand on est séparé de 7h du matin à 7-8 h du soir pendant trente ans et plus ?).
Alors que leur reste-t-il ?
Le métro-boulot-dodo a détruit l’Amour – la Créativité – la Vie.
Ils n’ont plus rien à faire que vivre une « petite vie » et attendre la mort.
Ainsi, après l’obsession d’une sexualité misérable, ils découvrent l’obsession de la mort. Quand ? Comment ? C’est sous-jacent à tous leurs problèmes – à toutes leurs pensées – à toutes leurs décisions.
L’isolement – la solitude (à quand les communautés de vieillards ?) – même vécue à deux (rarement longtemps d’ailleurs : combien de couples restent ensemble jusqu’à la fin de leur vie ?) est liée à l’individualisme maladif de la société actuelle – à la compétition – à la concurrence… résultat : on se retrouve seul.
Combien de personnes âgées n’ont que leur médecin pour parler ? Se croyant seuls, ils ont honte. Et puis la peur de la mort est savamment entretenue par la religion et la médecine. Elle empêche les gens de bouger, de faire quelque chose pour changer, de prendre des risques. Il s’y ajoute tous les regrets d’une vie mal vécue, et les remords des petites culpabilités nécessaires pour survivre dans un système où c’est « chacun pour soi ».
Ainsi, nous retrouvons l’isolement, la honte, la peur. Comme pour le sexe, la mort c’est tabou. On meurt tout seul, dans son coin, sans aide, sans secours, sans recours.
Là que fait la médecine ? Que font les médecins ? Rien, le silence. Est-ce qu’on parle de la mort ? Tout ce qu’on a trouvé pour aider à mourir c’est la morphine ! Quelle dérision !
Et pourtant, quand devant moi un homme ou une femme de plus de 80 ans est angoissé, si je peux, nous parlons ensemble de la mort, de sa mort… et j’ai pu constater à chaque fois qu’elle devient moins dramatique. J’ai eu la chance (sic pour moi !) d’avoir « failli » mourir, c’est peut-être ce qui me donne le courage d’aborder ce sujet avec mes malades âgés, proches de la mort. Oser en parler c’est déjà avoir moins honte. Perdre la honte d’avoir peur de la mort, c’est déjà perdre un peu de la peur elle-même. Naturellement, ce n’est pas ça qui résout tous les problèmes du « 3ème âge », mais quand même ça peut aider toute une génération de vieillards solitaires. Peut-être qu’en dédramatisant la mort, nous dédramatisons la vie. Et puis j’espère bien que les luttes ne vont pas se limiter à réduire le temps d’exploitation au profit du « temps mort » d’au-delà 60 ans. J’espère bien qu’elles aboutiront à ce qu’une vie soit bien vivante, saine jusqu’au bout, et que la mort viendra alors en toute simplicité.
Geneviève Prost.