Appel paru dans Gavroche, n° 169, 24 décembre 1947, p. 1-2
NOUS publions aujourd’hui le texte intégral du premier appel adressé par un groupe d’intellectuels français à la conscience internationale. Soucieux de préciser publiquement leurs positions intellectuelles, morales et politiques devant les événements et décidés à résister à la poussée de forces qui, dans l’univers et à l’intérieur de chaque nation, aveuglent aujourd’hui les esprits, préparant ainsi des catastrophes que certains considèrent comme fatales, quelques hommes de gauche, qui croient encore à la liberté et à la responsabilité, ont choisi de préciser leurs accords sur le plan de la vie internationale, comme sur celui de la vie nationale.
Ainsi qu’on le verra, les solutions auxquelles ont abouti cette confrontation d’hommes libres sont celles du socialisme et de la démocratie, compris dans leur sens humain, rigoureusement humain, sans qu’il ait jamais été dans l’esprit des signataires de servir un parti ou un groupement politique quelconques.
Nous croyons cependant que l’enseignement à tirer de ce manifeste est assez clair. Maigre la forme mesurée du ton, il n’a pas, en tout cas, échappé aux fidèles de la religion et de l’action stalinienne. Il n’est, pour en juger, que de lire l’article publie par le journal communiste Action, qui fait semblant de croire qu’il s’agit d’un manifeste politique de la « Troisième Force », qui serait inspiré par Georges Izard, Marceau Pivert et moi-même.
Pierre Hervé laisse, en effet, entendre que les autres signataires ont marché sur nos talons. J.-P. Sartre, Emmanuel Mounier, Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty, Claude Bourdet, David Rousset, Domenach et Georges Altman ont du rire en lisant cela. J’ai, en tout cas, et pour ma part, bien ri.
Je ne sais pas si quelqu’un a marché sur nos talons.
Mais ce dont je suis sûr, c’est que nous avons marché sur les pieds de quelqu’un.
Ça crie.
Jean TEXCIER.
AU lendemain de l’armistice, les hommes d’Europe en sont revenus à tabler sur un répit de quelques années ou de quelques mois avant un nouveau massacre. Ils ont perdu confiance en leurs propres forces et n’osent plus rien entreprendre parce que d’habiles propagandes les ont convaincus qu’il leur fallait attendre la mort avec résignation et, pour le présent, remettre leur sort entre des mains étrangères. Quand l’homme se laisse persuader de son impuissance, le règne de la fatalité commence et le sang va couler.
Nous, qu’un danger si pressant a réunis malgré nos divergences d’opinion et qui vous envoyons cet appel, nous ne sommes pas des pacifistes. Nous tenons au contraire le pacifisme pour abstrait et inefficace, parce qu’il veut éviter la guerre en général, et pour coupable parce qu’il veut l’éviter à tout prix. Nous ne mettons pas la Paix au-dessus de tout. Mais nous croyons que c’est l’homme qui fait l’histoire et que cette guerre-ci, absurde et injustifiable, doit être évitée.
La guerre doit être évitée parce que :
1° Son issue est tellement incertaine et dépend de tant de circonstances ignorées que, si même nous avions des sympathies déclarées pour l’un des deux camps, nous ne pourrions raisonnablement miser sur sa victoire. En outre, la préparation de cette guerre entraîne en chaque bloc le pourrissement des idéaux que, par la guerre, on prétend sauvegarder. Le vainqueur, s’il en est un, et fût-il même celui que nous souhaiterions, viendrait sur nous méconnaissable et porteur des maux que nous redoutons le plus.
2° Si la victoire est incertaine, les conséquences d’un conflit sont manifestes en tout cas : pour l’Europe, la guerre signifie l’occupation ou les ruines du champ de bataille ou les deux.
3° La préparation à la guerre déséquilibre la vie économique du monde et diminue ses chances de relèvement en paralysant les échanges économiques.
4° La préparation à la guerre retarde la libération sociale ; la guerre reculerait cette libération indéfiniment : inimaginable dans ses effets et ses destructions, elle rendrait inimaginable tout avenir historique : à ceux, de quelque bloc qu’ils viennent, qui prétendraient que c’est la dernière avant la libération de l’homme ou l’unique moyen de défendre sa liberté nous répondrons simplement qu’ils se font les complices d’une énorme et criminelle mystification. Qu’on ne vienne pas non plus nous dire que la politique des blocs, en réalisant l’équilibre des puissances, reste un moyen d’assurer la paix : la paix armée n’est pas la paix : si elle devait se prolonger, elle deviendrait l’empêchement majeur et peut-être définitif de l’organisation internationale sans laquelle la vraie paix n’est pas même concevable. La guerre peut être évitée. Mais c’est à la condition que nous autres, hommes de France et d’Europe, nous ne nous prenions pas pour des victimes innocentes. Il est bien vrai que nous sommes des victimes : avant même que la guerre ait éclaté, sans même qu’on sache si jamais elle éclatera, l’Europe est déjà un champ de bataille pour les deux grandes forces ennemies. Pour l’une comme pour l’autre, elle est une proie et une menace. Une proie parce que sa désunion et sa misère la livrent à toutes les influences une menace parce que ces influences la partagent en deux camps opposés et en font l’image réduite du conflit qui divise le monde entier. Et comme c’est par l’asservissement de l’Europe que chaque bloc tente de se défendre, il cherche sur notre sol des partisans et des soldats et suscite par ses entreprises les inquiétudes et les entreprises contraires de l’autre bloc. Mais si nous consentons, fût-ce par notre inertie, à cet asservissement, nous cessons d’être des victimes pour devenir des complices. Ballottés entre les deux camps, nous laissant manœuvrer par l’un et par l’autre, la guerre froide a causé notre désunion, notre désunion peut causer la guerre tout court. De ce fait il n’est plus un pays d’Europe, pas un citoyen d’un pays européen à qui n’incombe l’immense responsabilité de devenir facteur de guerre ou facteur de paix, selon la décision qu’il prendra.
Toutefois, le plus vibrant appel à l’union ne serait efficace, s’il était lancé à l’intérieur d’un seul pays. Aucune formation nationale, qu’elle s’appelle centrisme ou troisième force, ne peut mettre un terme aux agitations et à la montée du fascisme tant que la misère, le froid et la faim attireront les haines, parce qu’aucun pays ne peut vaincre à lui seul la famine, la misère ni le froid. Seule une Europe qui administrerait elle-même les ressources et les répartirait selon ses besoins, non seulement selon les intérêts de quelques-uns, pourrait retrouver un niveau de vie convenable et, par là, surmonter ses discussions intérieures. C’est la suppression des intérêts capitalistes et des barrières douanières qui peut seule entraîner la suppression de nos conflits intérieurs. C’est la suppression de ces conflits et la réalisation de l’unité économique qui peuvent seules donner à l’Europe une indépendance relative et le gouvernement d’elle-même. Divisée, l’Europe peut être à l’origine de la guerre ; unie, à l’origine de la paix : ce n’est pas l’Europe que l’U.R.S.S. redoute, c’est la politique de l’Amérique en Europe ; ce n’est pas l’Europe que redoute l’Amérique, c’est l’influence du Kominform sur les masses européennes. D’un continent qui aura su conquérir sa souveraineté, l’U.R.S.S. et les États-Unis auront beaucoup moins à craindre que d’un ramassis de nations misérables qui n’ont plus que la liberté de choisir le bloc auquel elles vont s’inféoder : et comme la guerre qui menace est une guerre de peur plus encore que d’intérêts, une modification aussi radicale de la situation européenne ne saurait manquer d’amener chaque bloc à réviser sa politique.
Mais il est clair, d’autre part, que, seule, une transformation radicale du régime social permettra de régler souverainement l’économie européenne, parce que seule elle permettra de liquider la résistance des intérêts particuliers. Il faut savoir ce que l’on veut : si l’on est décidé à apporter une solution aux problèmes nationaux, il est nécessaire de la chercher dans le cadre d’une organisation internationale et si l’on veut établir cette organisation, il faut savoir qu’elle requiert une révolution socialiste et le remplacement de la propriété privée par la propriété collective réelle. En outre, comme cette Europe qui doit se faire comprend en elle plusieurs empires coloniaux, il va de soi que l’émancipation des classes ouvrières, qui est le but et le moyen de la Révolution, n’aurait aucun sens sans l’émancipation parallèle des masses colonisées. Enfin, la pire faute serait de constituer un troisième bloc qui susciterait autour de lui une nouvelle zone de mépris, de méfiance et d’isolement et qui aurait en outre l’inconvénient majeur d’être plus faible que le plus faible des deux autres. Nous ne demandons pas que l’Europe se ferme sur elle-même. Si nous la considérons comme le point de départ d’un mouvement qui devrait s’étendre au prolétariat du monde entier, c’est d’abord que sa situation lui permet de concevoir avec évidence qu’elle serait dans tous les cas la victime de la guerre sans en être, quelle que soit l’issue qu’on imagine, la bénéficiaire ; c’est ensuite que nous ne sommes ni Russes, ni Américains, mais citoyens d’Europe et qu’il faut travailler où l’on est. Notre appel ne s’adresse donc pas seulement ni surtout aux Français, mais par delà les frontières, à toutes les forces démocratiques et sociales du monde pour leur demander de se regrouper et de reprendre par delà leurs divisions et ces nationalismes exaspérés qui dissimulent mal l’action occulte de puissances étrangères, la tradition internationaliste qui doit être inséparable du socialisme, et qui est le seul moyen d’assurer la paix.
Georges Altman, Simone de Beauvoir, Claude Bourdet, Albert Camus, Jean-Marie Domenach, Georges Izard, Ernest Labrousse, René Maheu, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Mounier, Jacques Piette, Marceau Pivert, David Rousset, Jean-Paul Sartre, Jean Texcier.
Se sont déclarés d’accord avec le texte de ce premier appel : Jean Baboulène, Bernard d’Astorg, Henri Marrou, Albert Béguin, Roland de Pury, Jean Bazaine, Sédar Senghor, Maurice de Gandillac.
2 réponses sur « Les intellectuels français et la guerre : Appel à l’opinion internationale »
« les États-Unis auront beaucoup moins à craindre que d’un ramassis de rations misérables »
Une coquille à corriger…rations…nations
Merci ! C’est corrigé.