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Albert Camus : Réflexion sur une démocratie sans catéchisme

Article d’Albert Camus paru dans La Gauche, n° 4, 1er juillet 1948, p. 1

UNSPECIFIED – CIRCA 1754: Albert Camus (1930-1960) French writer born in Algeria, in 1948. Awarded Nobel Prize for Literature, 1957. Photograph by Daniel Walland. COPYRIGHT TO BE CLEARED (Photo by Universal History Archive/Getty Images)

« La Gauche » s’honore de publier dans ce numéro un article écrit pour nous par Albert Camus. Nul n’ignore, en France et à l’étranger, le talent et la qualité d’esprit du romancier, de l’auteur dramatique et du moraliste de « L’Étranger », « La Peste », « Caligula », « Le Mythe de Sisyphe ».

Qu’Albert Camus adhère ou non au R.D.R., cela importe peu. Il est de ces hommes libres qui sont d’accord avec nous sur la nécessité d’ouvrir des voies nouvelles à la pensée de gauche, d’engager des débats entre tous ceux qui n’acceptent ni le pourrissement ni le conformisme. Nous avons l’ambition dans ce journal de donner la parole à tous ceux qui par leur œuvre, par leur position politique, philosophique ou morale ont marqué leur volonté, avec toutes leurs nuances et divergences de pensée, de travailler à le transformation profonde d’un monde mal fait, de lutter contre l’injustice et l’oppression sous toutes leurs formes.

Le R.D.R. avait déjà eu la chance d’avoir parmi ses premiers fondateurs deux grands écrivains comme Jean-Paul Sartre et David Rousset. C’est maintenant la voix d’Albert Camus qui s’élève parmi nous. Ce qu’il dit ici peut soulever, doit soulever sans doute la discussion. C’est ce que nous voulons. « La Gauche », qui espère devenir au mois d’octobre le grand hebdomadaire politique, social et culturel de la démocratie révolutionnaire en France et en Europe, accueillera dans ses colonnes tous les hommes libres et tous les militants pour qui le R.D.R. et ses organes entendent être un foyer neuf.


QUELQUEFOIS je réfléchis, faute de mieux, à la démocratie (dans le métro, naturellement). On sait qu’il y a du désarroi, dans les esprits, en ce qui concerne cette utile notion. Et comme j’aime à me retrouver avec le plus grand nombre d’hommes possible, je cherche les définitions qui pourraient être acceptables pour ce grand nombre. Ce n’est pas facile et je ne me flatte pas d’y avoir réussi. Mais il me semble qu’on peut arriver à quelques approximations utiles. Pour être bref, voici l’une d’entre elles : la démocratie, c’est l’exercice social et politique de la modestie. Reste à l’expliquer.

Je connais deux sortes de raisonnements réactionnaires. (Comme il faut tout préciser, convenons que nous appellerons réactionnaire toute attitude qui vise à accroître indéfiniment les servitudes politiques et économiques qui pèsent sur les hommes.) Ces deux raisonnements vont en sens contraire, mais ils ont pour caractère commun d’exprimer une certitude absolue. Le premier consiste à dire : « On ne changera jamais rien aux hommes. » Conclusion : les guerres sont inévitables, la servitude sociale est dans la nature des choses, laissons les fusilleurs fusiller et cultivons notre jardin (à vrai dire, il s’agit généralement d’un parc). L’autre consiste à dire : « On peut changer les hommes. Mais leur libération dépend de tel facteur et il faut agir de telle façon pour leur faire du bien. » Conclusion : il est logique d’opprimer : l° Ceux qui pensent qu’il n’y a pas de changement possible ; 2° ceux qui ne sont pas d’accord sur le facteur ; 3° ceux qui, tout en étant d’accord sur le facteur, ne le sont point sur les moyens destinés à modifier le facteur ; 4° tous ceux, en général qui pensent que les choses ne sont pas aussi simples.

Au total, les trois quarts des hommes.

Dans les deux cas, nous nous trouvons devant une simplification obstinée du problème. Dans les deux cas, on introduit dans le problème social une fixité ou un déterminisme absolu qui ne peuvent raisonnablement s’y trouver. Dans les deux cas, on se sent assez de conviction pour faire ou laisser faire l’Histoire, selon ces principes, et pour justifier ou aggraver la douleur humaine. Ces esprits, si différents, mais dont la conviction résiste également au malheur des autres, je veux bien qu’on les admire. Mais il faut du moins les appeler par leur nom et dire ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont pas capables de faire. Je dis, pour ma part, que ce sont des esprits d’orgueil et qu’ils peuvent arriver à tout, sauf à la libération humaine et à une démocratie réelle. Il y a un mot que Simone Weil a eu le courage d’écrire et que, par sa vie et par sa mort, elle avait le droit d’écrire : « Qui peut admirer Alexandre de toute son âme, s’il n’a l’âme basse. » Oui, qui peut mettre en balance les plus grandes conquêtes de la raison ou de la force, et les immenses souffrances qu’elles représentent, s’il n’a un cœur aveugle à la plus simple sympathie et un esprit détourné de toute justice !


C’EST pourquoi il me semble que la démocratie, qu’elle soit sociale ou politique, ne peut se fonder sur une philosophie politique qui prétend tout savoir et tout régler, pas plus qu’elle n’a pu se fonder jusqu’ici sur une morale de conservation absolue. La démocratie n’est pas le meilleur des régimes. Elle en est le moins mauvais. Nous avons goûté un peu de tous les régimes et nous savons maintenant cela. Mais ce régime ne peut être conçu, créé et soutenu que par des hommes qui savent qu’ils ne savent pas tout, qui refusent d’accepter la condition prolétarienne et qui ne s’accommoderont jamais de la misère des autres, mais qui justement refusent d’aggraver cette misère au nom d’une théorie ou d’un messianisme aveugle.

Le réactionnaire d’ancien régime prétendait que la raison ne réglerait rien. Le réactionnaire de nouveau régime pense que la raison réglera tout. Le vrai démocrate croit que la raison peut éclairer un grand nombre de problèmes et peut en régler presque autant. Mais il ne croit pas qu’elle règne, seule maîtresse, sur le monde entier. Le résultat est que le démocrate est modeste. Il avoue une certaine part d’ignorance, il reconnaît le caractère en partie aventureux de son effort et que tout ne lui est pas donné. Et à partir de cet aveu, il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent. Il ne se reconnaît de droit que délégué par les autres et soumis à leur accord constant. Quelque décision qu’il soit amené à prendre, il admet que les autres, pour qui cette décision a été prise, puissent en juger autrement et le lui signifier. Puisque les syndicats sont faits pour défendre les prolétaires, il sait que ce sont les syndiqués qui, par la confrontation de leurs opinions, ont la plus grande chance d’adopter la meilleure tactique.

LA démocratie vraie se réfère toujours à la base, parce qu’elle suppose qu’aucune vérité en cet ordre n’est absolue et que plusieurs expériences d’hommes, ajoutées l’une à l’autre, représentent une approximation de la vérité plus précieuse qu’une doctrine cohérente, mais fausse. La démocratie ne défend pas une idée abstraite, ni une philosophie brillante, elle défend des démocrates, ce qui suppose qu’elle leur demande de décider des moyens les plus propres à assurer leur défense.

J’entends bien qu’une conception aussi prudente ne va pas sans danger. J’entends bien que la majorité peut se tromper au moment même où la minorité voit clair. C’est pourquoi je dis que la démocratie n’est pas le meilleur régime. Mais il faut mettre en balance les dangers de cette conception et ceux qui résultent d’une philosophie politique qui fait tout plier. Expérience faite, il faut accepter une légère perte de vitesse plutôt que de se laisser emporter par un torrent furieux. Au reste, la même modestie suppose que la minorité peut se faire entendre et qu’il sera tenu compte de ses avis. C’est pourquoi je dis que la démocratie est le moins mauvais des régimes.


TOUT n’est pas arrangé, à partir de là. C’est en cela que cette définition n’est pas définitive. Mais elle permet d’examiner sous un éclairage précis les problèmes qui nous pressent et dont le principe touche à l’idée de révolution et à la notion de violence. Mais elle permet de refuser à l’argent comme à la police le droit d’appeler démocratie ce qui ne l’est pas. Nous mangeons du mensonge à longueur de journée, grâce à une presse qui est la honte de ce pays. Toute pensée, toute définition qui risque d’ajouter à ce mensonge ou de l’entretenir est aujourd’hui impardonnable. C’est assez dire qu’en définissant un certain nombre de mots-clés, en les rendant suffisamment clairs aujourd’hui pour qu’ils soient demain efficaces, nous travaillons à la libération et nous faisons notre métier.

Albert CAMUS.

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