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Claude Lefort : Double et triple jeu. Réponse à M. Merleau-Ponty et à P. Hervé

Article de Claude Lefort paru dans Jeune Révolution, Revue des étudiants communistes internationalistes, n° 2, juin 1946, p. 1-9

Claude Lefort en 1946 : Source

LE stalinisme n’avait pas besoin de l’existentialisme pour instiller son double jeu. A ce qu’il paraît M. Merleau-Pontv (1) tient un troisième jeu plus subtil à la seule portée des philosophes. Il s’agit pour lui de rejoindre la politique effective du P.C. sans en assumer la vulgarité.

Le raisonnement est assez simple. Il consiste à dénoncer l’abandon du vrai marxisme et de la politique révolutionnaire par le P.C. (2) et en même temps à chercher à justifier objectivement cet abandon.

« Compromis et double jeu ne sont pas des créations arbitraires des partis, ils expriment sur le plan politique la situation vitale du monde. »

N’oublions pas que Merleau-Ponty est un philosophe de bonne souche qui se situe à la rencontre du rationalisme classique et de la phénoménologie et qu’en tant que tel il est capable d’expliquer, c’est-à-dire de justifier tout phénomène existant. Inspiré par cette idée profonde que le réel et le rationnel sont identiques ou encore qu’il n’y a pas de phénomène sans cause ni de fumée sans feu, M. Merleau-Ponty a conclu que la trahison d’un grand parti prolétarien ne pouvait que s’inscrire dans une trahison plus profonde et objective, celle de l’Histoire. Si le P.C. n’est plus révolutionnaire, c’est que l’Histoire n’est plus dialectique, qu’elle a déraillé. Mais alors comment ne pas suivre le P.C. dans sa confusion puisqu’elle est fondée ?

Et Merleau-Ponly qui accuse aujourd’hui tout le inonde de tricher ou de jouer par la bande (ce qui n’est pas tout à fait faux) jolie lui-même deux fois par la bande avant de ricocher sur le communisme de M. Thorez auquel il se rallie.

Les communistes suivent le jeu avec stupéfaction. Merleau-Ponty, pour donner son adhésion à la politique du P.C., éprouve le besoin de ruiner cette politique au préalable en lui refusant tout caractère révolutionnaire. En fait ce n’est pas un hasard si l’on ne peut passer du double jeu à la conscience du double jeu sans que celui-ci ne s’effondre aussitôt.

Grâce à Dieu et à Maurice Thorez, Pierre Hervé a compris l’immense danger que comportait cette attitude faussement communiste. Avec la force d’un homme qui est engagé mais avec l’indulgence d’un homme qui a quelque expérience des intellectuels, il a répondu (3).

Quelle est la valeur de celle réponse? Il paraît que Merleau-Ponty ne fait que reprendre les problèmes typiques de « l’intellectuel de gauche ». Il est une « conscience solitaire et spectatrice » qui a la nostalgie de l’irresponsabilité. Pour tout dire il est lui aussi un de ces intellectuels « qui traitent des questions politiques sous l’angle de la moral ». Moralisme, telle est bien l’étiquette dont Hervé couvre Merleau-Ponty et par quoi il croit pouvoir tout justifier. Nous voyons ainsi Hervé se glisser au cœur même de l’existentialisme pour faire une apologie de l’engagement. A vrai dire ce n’est pas de l’existentialisme dont Hervé tente de se rapprocher ; transformé en Créon dont il assume le réalisme, devant cette nouvelle Merleau Antigone Ponty, Hervé retrouve spontanément l’éloquence d’Anouilh et l’accent de Jean Davy :

« Être engagé, comme c’est lourd aux épaules ! Comme ce serait une joie de laisser glisser à terre le carcan des responsabilités et de dire sa rage ou son amour sans égard à qui écoute, de ne pas peser justices et injustices dans une balance politique ! C’est vrai, mais quand on a un rôle d’homme à jouer, quand on a une responsabilité, quand on a choisi d’être responsable, il faut en prendre son parti. »

Le débat du moralisme et du réalisme n’est pas nouveau. Et nous ne sommes pas étonnés non plus qu’Hervé revendique la défense du réalisme. La nouveauté, si l’on peut dire, c’est que le subtil théoricien du P.C.F. veut nous faire croire que ce débat est porté par l’Histoire et tranché par elle.

Il fut un temps, paraît-il, où l’intellectuel communiste ne se posait pas de problèmes : il était contre. La situation est aujourd’hui changée « parce que le mouvement ouvrier a pris sur le plan civique et sur le plan gouvernemental une position qui exige adhésion et pas seulement refus ». Rien d’étonnant en ce cas que notre intellectuel communiste, habitué à « l’opposition systématique », soit aujourd’hui désorienté quand il lui faut participer à la responsabilité du réel :

« il tombe dans ce travers de ne pas reconnaître le marxisme au moment même où il anime une politique et cesse d’être pour nous une simple critique. »

« Dans un pays où le parti communiste est faible, dit encore Hervé, où ses actes ne peuvent entraîner aucune conséquence déterminante quant au sort de la Nation… l’intellectuel compagnon de route du communisme peut conserver cette magnifique irresponsabilité… Il y a là une sécurité, sans doute la sécurité de celui qui peut tout se permettre puisqu’il n’a pas de prise sur le réel. Ce n’est plus notre cas. »

L’argumentation d’Hervé comporte une série d’escroqueries tant sur le plan individuel que sur le plan social. C’est une évidence tout d’abord qu’un marxiste n’a jamais mené une politique qui fut la politique du contre, ou une critique systématique. Aucun facteur historique n’intervient en ce sens : il n’y a pas dans le marxisme de partie négative séparable d’une partie positive ; ou bien alors il faudrait se demander comment on peut passer de la période dite critique à la période dite constructive. Et l’on ne comprendrait guère comment un parti communiste faible – le parti bolchevik en 1917 par exemple – qui n’a pas de prise sur le réel (4) pourrait jamais se lancer à la conquête du pouvoir. Les problèmes du renversement du capitalisme sont ceux mêmes de la prise du pouvoir et du gouvernement socialiste. Et ce n’est pas un hasard non plus si Marx – un de ces intellectuels communistes d’autrefois auxquels doit faire allusion Hervé – est capable tout en vivant dans la période d’enfance du mouvement ouvrier de lancer un manifeste qui est tout autant un programme positif qu’une critique.

Il serait à peine besoin d’insister sur ce point si l’on ne comprenait à quelles extrêmes conséquences nous conduit la confusion d’Hervé. Quand celui-ci nous dit en effet que l’intellectuel communiste doit savoir adhérer aujourd’hui après avoir été contre systématiquement il veut dissocier une période critique d’une période de construction dans laquelle nous serions entrés. Aussitôt il apparaît que certains thèmes de l’ancienne critique peuvent être aujourd’hui faux et inutiles.

Si le marxisme n’est pas une conception une du monde ou si l’on veut une totalité, on comprend qu’il soit ainsi possible d’en prendre des morceaux et d’en laisser tomber d’autres qui ne sont plus valables. Prenons un exemple chez Hervé lui-même. Il n’admet pas que Merleau-Ponty s’inquiète de voir disparaître de la politique du P.C.F. « les thèmes de l’ancien communisme, lutte de classes, anticolonialisme, antimilitarisme » et, il le dit ailleurs, antipatriotisme. C’est que pour Hervé ces thèmes sont accessoires, utilisables ou non par rapport à la politique vivante et concrète du P.C. En tant que critiques ces thèmes sont bons (Marx avait donc raison) mais ils peuvent être mauvais dans une phase prétendue positive (le marxisme concret peut les abandonner…).

Le sophisme est éclatant. Si Marx démonte la grande escroquerie sociale et individuelle que représente le concept de patrie, si Marcel Cachin, Thorez et Duclos chantent en chœur l’hymne de la France éternelle, il n’y a rien là de surprenant pour Hervé car tout dépend « des conditions diverses de temps, de lieu, de situation… » Un révolutionnaire ne peut se laisser prendre à ce relativisme vulgaire et typiquement bourgeois qui est une pitoyable défiguration du marxisme. Car un révolutionnaire sait que les concepts de patriotisme, de colonialisme ou de religion ne sont pas des réalités essentielles sur lesquelles on peut jouer ou ne pas jouer selon le temps. La lutte contre ces valeurs n’est pas séparable de la lutte révolutionnaire, celle-ci n’est pas à confronter avec celle-là : il s’agit d’une seule lutte. Et un révolutionnaire ne peut renier la lutte contre les valeurs bourgeoises sans s’aliéner lui-même en même temps qu’il ignore la mission propre du prolétariat.

Dira-t-on que s’il renonce par opportunité à des thèmes marxistes inessentiels, Hervé n’en renonce pas pour autant à la lutte révolutionnaire ? Mais comment définir cette lutte ? C’est, nous dit-il,

« l’élaboration quotidienne d’une stratégie et d’une tactique inspirées de l’esprit de Lénine, adaptées aux conditions diverses de temps, de lieu, de situation, etc… subordonnées à la loi fondamentale qui est de veiller aux intérêts permanents des travailleurs. »

La formule est volontairement assez vague pour justifier n’importe quelle politique. En fait le seul problème qu’il importerait de résoudre consisterait à se demander dans quelle mesure le temps, le lieu, la situation sont intervenus depuis l’époque de Lénine, c’est-à-dire depuis la première guerre impérialiste pour changer la stratégie au point d’abandonner l’essentiel de la critique marxiste ; ce problème, Hervé ne l’aborde pas ; il préfère se lancer dans une définition de l’opportunisme en général. Nous n’en sommes pas étonnés de sa part. Mais nous disons à tous les camarades marxistes : nous ne nous dressons pas contre Hervé au nom du sectarisme ; nous sommes pour le réalisme à la condition que ce réalisme soit révolutionnaire. Il n’y a qu’une seule réalité : la lutte des classes ; partant il y a un seul réalisme révolutionnaire, celui qui ne met jamais entre parenthèses les intérêts du prolétariat. En se refusant à préciser dans quelle mesure le cours de l’Histoire a amené le P.C. à changer totalement sa stratégie et sa tactique, Hervé élude des problèmes gênants et permet à son argumentation de reposer sur une équivoque fondamentale.

L’idée centrale de l’article d’Hervé est en effet que nous sommes entrés dans une phase historique nouvelle, à quoi correspond l’adhésion. Mais comment justifier cette idée ? Hervé s’adresse à Merleau-Ponty comme Lénine aurait pu s’adresser aux intellectuels pro-bolcheviks après la révolution d’Octobre. Tout se passe comme si Hervé et avec lui nous tous avions derrière nous quelque gigantesque événement dont il ne soit même plus la peine de parler et qui nous détermine à présent dans un sens tout positif. D’ailleurs ce n’est pas au socialisme qu’Hervé propose d’adhérer, mais à la renaissance française, étant entendu que cette renaissance se fait dans le cadre du capitalisme, étant entendu que le mouvement ouvrier doit suer la plus-value sans revendiquer, afin que l’impérialisme français reprenne un rang qui lui est d’ailleurs à jamais interdit.

C’est une évidence pour qui a lu l’article de Merleau-Ponty, et participe aux problèmes qui s’y trouvent posés, que la réponse d’Hervé n’est pas satisfaisante. Pouvait-il en être autrement ?

Si Merleau-Ponty s’est attiré cette réponse extérieure et incompréhensive, c’est qu’il a lui-même placé le débat sur un plan équivoque. Il a voulu à la fois faire une critique du P.C. qu’il présente comme définitive (5) donner une justification générale du compromis. Hervé est incapable de répondre à la critique, nous l’avons montré, mais il peut utiliser les armes mêmes que lui offre Merleau-Ponty pour en tirer une défense de la politique communiste. C’est un fait qu’à aucun moment, Merleau-Ponty ne fonde son argumentation sur une conception théorique conséquente. Il a le vague sentiment que certains actes ne sont pas compatibles avec la lutte révolutionnaire. Mais d’une pensée marxiste, il autorise toutes les déviations par une défense du compromis en soi. Tout se passe comme si Merleau-Ponty n’avait retenu de Lénine que cette seule idée :

« Il faut taire travailler son propre cerveau pour se retrouver dans chaque cas particulier ».

Ce n’est pas là une profession de foi opportuniste, c’est l’affirmation que l’attitude révolutionnaire doit être continuellement retrouvée dans le réel. La valeur d’un compromis ne dépend pas de la virtuosité de ses auteurs. Il n’y a pas de « Transitions insensibles » entre le compromis valable et le compromis pourri, comme essayent de le faire croire les opportunistes, mais une faille qui sépare l’un de l’autre.

Reprenons l’exemple même de la paix de Brest-Litovsk. Il semble que pour Merleau-Ponty l’audace de ce compromis réside dans le fait que le gouvernement révolutionnaire soviétique n’ait pas craint de pactiser avec l’impérialisme allemand, afin de sauvegarder les positions qu’il avait conquises. Merleau-Ponty semble surtout impressionné à l’idée que cette attitude pouvait avoir pour conséquence de « libérer les troupes allemandes qui pouvaient, sur le front occidental, emporter la décision ». Il veut nous donner le sentiment qu’un pareil compromis est à la limite de ce que peut céder un parti révolutionnaire, et qu’après un tel exemple tous les reproches faits à la politique actuelle du Parti communistes paraissent vains. Peu nous importe le scandale d’une alliance avec un ennemi de classe. Les Trotskystes n’ont jamais reproché à l’Union Soviétique d’avoir signé en 1939 un parte avec l’Allemagne hitlérienne si ce pacte représentait l’intérêt de l’U.R.S.S. Le problème n’est pas là. Il s’agit que le compromis ne soit pas équivoque, qu’il apparaisse comme évidence pour le prolétariat.

Toute la préoccupation des membres du comité central en 1917 était de prendre vis-à-vis de l’impérialisme allemand, une altitude qui ne laisse aucun doute aux masses sur son inspiration révolutionnaire.

Et c’est pourquoi la position de Trotsky l’avait emporté, qui voulait conclure une paix apparemment forcée. Marx avait déjà écrit qu’un révolutionnaire peut seul se payer le luxe de dire la vérité sur ses actes. Qu’on relise donc les Témoignages de Trotsky, délégué pour négocier la paix auprès des représentants des puissances centrales. On y verra avec quelle brutalité la délégation soviétique s’était comportée et quelle puissance elle avait acquise, par la netteté de ses positions. Alors même que Trotsky traitait avec l’Allemagne, les journaux de Moscou expliquaient la nécessité de l’accord conclu avec les brigands impérialistes et appelaient à la lutte les travailleurs allemands.

En un sens il est vrai de dire qu’il n’y a pas de critère qui permette de définir le compromis valable, car chaque cas particulier implique une politique originale. Et il est évident que les opportunistes de tout ordre se targueront de cette vérité élémentaire. Mais en un sens plus profond, il n’existe qu’un type de compromis possible : celui qui met en clair toutes les implications révolutionnaires.

L’exemple le plus parfait de compromis pourri, c’est donc celui des alliances successives que le Parti communiste a conclues avec la bourgeoisie gaulliste, puis M. R.Péiste, depuis le début de cette guerre.

Merleau-Ponly nous dira-t-il que le problème du compromis a évolué avec le cours de l’histoire et que la coexistence des intérêts de l’U.R.S.S. et du prolétariat mondial crée une nouvelle situation ? Ce ne serait vrai, que si l’U.R.S.S. selon ses propres termes, était le « corps » du marxisme alors que la lutte des classes en serait « l’esprit ». Est-il besoin de souligner le caractère contre-révolutionnaire de cette distinction (ce n’est pas un hasard si Merleau-Ponty en appelle à l’église visible et invisible dans les tabernacles et dans les cœurs, pour justifier son analyse). La lutte de classes n’est pas un phénomène « spirituel ». Si l’on découvre aujourd’hui qu’il y a conflit entre les intérêts de l’U.R.S.S. et ceux du prolétariat mondial c’est dans la mesure où les dirigeants soviétiques ne veulent plus inscrire leur politique dans la perspective de la lutte des classes (6).

A la vérité, il y a une oscillation dans l’argumentation de Merleau-Ponty entre une justification du compromis en général et une justification historique du compromis. Cette seconde thèse est incontestablement pour lui la plus importante.

L’idée de la justification historique du compromis repose chez Merleau-Ponty sur une théorie plus fondamentale, qui est au centre de son article et qui veut lui donner son originalité : la théorie du pourrissement de l’histoire. Merleau-Ponty n’a pas inventé cette conception du pourrissement. Marx avait déjà prédit la possibilité pour le monde de sombrer dans la barbarie, si la classe positive – le prolétariat – n’était pas capable d’assumer sa mission historique. Trotsky, nous y reviendrons, a développé cette idée de la barbarie qui mord de plus en plus sur le monde, tandis que le capitalisme a épuisé tontes ses possibilités, et qu’il continue à durer comme pourriture ; Merleau-Ponty, et avec lui aujourd’hui un certain nombre d’intellectuels marxisants, assez intellectuels pour être réticents au stalinisme et cependant éviter l’action révolutionnaire, viennent de découvrir que l’ère du pourrissement est arrivée. Merleau-Ponty écrit :

« Marx prescrit qu’aucune fatalité ne rend inévitable la prise de conscience (du prolétariat) et que le inonde, faute d’avoir compris sa propre histoire, pourrait pourrir et se dissoudre dans la barbarie. Peut-être est-ce justement à ce point que nous en sommes ? »

Mais ce qu’esquisse Merleau-Ponty c’est purement et simplement phénoménologie du pourrissement : attachons-nous d’abord à la comprendre.

« Le prolétariat comme classe est trop affaibli pour demeurer à présent un facteur autonome de l’histoire. Il n’y a pas aujourd’hui les prolétaires de tous les pays contre le capitalisme de tous les pays, il y a un capitalisme déchiré par des contradictions de plus en plus violentes, des prolétariats divisés entre eux et plus on moins acquis à la collaboration de classe »…

Et plus loin nous lisons cette phrase capitale :

« Au lieu de deux facteurs clairement circonscrits, l’histoire d’aujourd’hui comporte donc des mixtes ».

En fait, chacun le sait, l’histoire n’a jamais vu la pureté dialectique que veut lui conférer Merleau-Ponty à titre posthume. Il n’y a jamais eu les prolétaires de tous les pays contre le capitalisme de tous les pays. Il n’y a qu’un capitalisme international déchiré par ses antagonismes internes, capable de se mobiliser momentanément contre un danger révolutionnaire localisé, la révolution russe par exemple, mais incapable de surmonter d’une manière durable ses contradictions. Il n’y a eu qu’un prolétariat dispersé, ici avancé, ici retardataire, dont une unification relative a pu se faire lors de périodes privilégiées, à l’issue de la première guerre mondiale par exemple, mais qui est maintenu la plupart du temps par le capitalisme dans un cloisonnement stérile.

Que veut dire Merleau-Ponty par sa théorie des « mixtes » ? La petite bourgeoisie ou la paysannerie ne sont pas de nouveaux facteurs historiques, on pourrait seulement dire que ces facteurs n’ont pas diminué d’importance comme le prévoyait Marx, qu’ils ont été paupérisés sans être prolétarisés, et même que de nouveaux éléments apportés par le développement du capitalisme (techniciens, administrateurs, employés) (7) sont venus les renforcer. Mais le marxisme ne peut être jugé sur le manifeste qui en est seulement le préambule génital. On sait au contraire quelle importante a toujours revêtu pour Lénine et pour Trotsky le problème des chasses moyennes et quelle est la place que ceux-ci leur conféraient dans la révolution.

Merleau-Ponty s’obstine à mettre en regard d’une histoire aujourd’hui confuse et brouillée, une histoire pure et claire qui n’a jamais existé. Nous sommes les premiers à montrer que l’histoire suit une dialectique compliquée et que des facteurs nouveaux tels que le stalinisme à l’intérieur du mouvement ouvrier et le fascisme à l’intérieur du capitalisme accroissent cette complication. Mais à l’encontre de la IVe internationale qui définit l’histoire comme cette complication même c’est-à-dire comme une existence dialectique concrète qu’il s’agit d’amener à l’expression, Merleau-Ponty dirige son analyse contre le marxisme qu’il définit à faux comme une dialectique abstraite qui aurait eu son temps (« Le vieux marxisme ») afin de le rejeter plus facilement dans un passé mort. Aussi nous ne pouvons nous laisser prendre quand celui-ci se défend de dépasser le marxisme, quand il prétend le critiquer à l’intérieur. Merleau-Ponty est en dehors du marxisme : l’alternative historique qu’il propose : la « belle lutte de classe » ou la barbarie est une fausse alternative. Il n’y a en fait qu’une histoire qui est la lutte de classe concrète et non rectiligne habitée par la pourriture capitaliste depuis déjà des décades et de plus en plus contaminée, il est vrai, par cette pourriture.

Le seul problème valable qu’un révolutionnaire peut et doit aujourd’hui poser, c’est donc de savoir à quel degré de barbarie nous sommes arrivés, autrement dit de savoir si la barbarie a actuellement compromis les bases sociales de la révolution. Ce problème qui ne saurait être résolu par des bavardages philosophiques, est précisément celui que pose la IVe Internationale. C’est à partir de ce problème même que la IVe internationale a fondé son programme « Le Programme Transitoire » (8).

Et le dernier congrès de la section française de la IVe Internationale dont on a pu lire le compte rendu général dans la Vérité a mis encore au premier plan de ses travaux l’analyse de la barbarie.

Il est donc pour le moins paradoxal de lire dans Les Temps Modernes une critique de la position trotskyste (« naïve et abstraite ») au nom de la réalité de la barbarie quand notre parti est le seul parti qui fonde son programme à partir de cette réalité (9).

Il n’est pas possible à un marxiste d’évaluer le degré de pourrissement de la société sans se fonder sur une analyse économique. Ce n’est pas ici le lieu de la développer. Nous disons seulement : La barbarie pour Marx comme pour Trotsky est un phénomène objectif. Que le prolétariat soit « plus ou moins acquis à la collaboration de classe », que « les partis communistes se soient ralliés à la politique du front populaire » n’est pas un facteur déterminant de barbarie. Le prolétariat existe-t-il encore comme classe ? C’est la seule question. La barbarie, c’est le moment où le capitalisme entraîne dans sa décomposition le prolétariat comme classe autonome.

Il est évident que cette possibilité est pour nous aujourd’hui une possibilité concrète.

La ruine du capitalisme français et des capitalismes européens en général est totale face à la domination de l’impérialisme américain. Les États-Unis sont encombrés de leur propre puissance et l’on ne saurait attendre l’aide qu’ils ont donnée à l’Europe après la première guerre mondiale. Si le capitalisme étant en proie à ses contradictions définitives, la poussée révolutionnaire échouait, il va de soi que la bourgeoisie recourrait à une domination policière, qui sans apporter la moindre solution économique, se contenterait de maintenir dans la terreur les masses voutes à la misère. C’est cette perspective de paupérisation totale de la société, de désintégration du prolétariat qui est la perspective de la barbarie.

Un révolutionnaire aujourd’hui doit prendre totalement au sérieux la possibilité de la barbarie. Mais la différence qui sépare un révolutionnaire de Merleau-Ponty c’est que celui-ci s’est mis du côté de la barbarie en la décrivant comme un fait et en disant seulement – suprême galéjade – que si le marxisme triomphe il le retrouvera « sur le chemin de la vérité » tandis qu’un révolutionnaire en tire la nécessité et l’urgence absolues d’une action militante.

Claude LEFORT.


(1) Les Temps Modernes, n° 4, « Pour la Vérité. »

(2) Je passe sur l’exécution très réussie de la politique de Léon Blum mais qui ne constitue pas l’essentiel de l’article.

(3) Action, 15 février 1946.

(4) Qu’entend donc Hervé par le réel ? Un parti communiste même faible, dans la mesure où il exprime la conscience de l’avant-garde ouvrière, n’a-t-il pas prise sur le réel d’une toute autre façon que le capitalisme au pouvoir ? Faut-il comprendre que l’opposition soit par définition coupée du réel ? Mais alors le réel est le légal, Hervé à ce tournant nous fait déboucher dans Maurras.

(5) « Au total la politique patriotique révolutionnaire a plutôt servi la patrie que la révolution. »

(6) « Nous ne voulons pas dire par là que l’U.R.S.S. ne doive pas avant tout défendre son existence, mais qu’elle ne peut et ne doit trouver cette défense ailleurs que dans les luttes révolutionnaires du prolétariat de tous les pays. »

(7) Préface de Léon Trotsky au Manifeste.

(8) Manifeste de la Conférence Constitutive de la IVe (sept. 1938).

(9) La stratégie de la IVe Internationale traduite dans les grands mots d’ordre transitoires « Gouvernement P.S., P.C., C.G.T. », « Échelle mobile des salaires et des heures de travail », « Nationalisations sans indemnité ni rachat », ne prend son sens que dans une période où le capitalisme menacé mais vivant, doit être attaqué de l’intérieur et mené jusqu’à ses extrêmes contradictions et où les partis ouvriers qui ont perdu les objectifs révolutionnaires doivent être poussés par les masses à provoquer la faillite de l’économie capitaliste et à saper les bases de l’État bourgeois.

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