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Benno Sternberg : Le prolétariat d’Allemagne orientale après la révolte de juin 1953

Article de Benno Sternberg dit Hugo Bell paru dans Socialisme ou Barbarie, Volume III (6e année), janvier-mars 1954, p. 10-12

There were chaotic scenes in Berlin on June 17 as thousands took to the streets – Image: AP/picture alliance (Source)

La période qui a suivi la révolte du 17 juin peut être divisée en deux étapes : la première occupe 3 à 4 semaines ; la seconde dure encore. La première de ces étapes est marquée par une tentative de libéralisation du régime. Un ouvrier put déclarer dans une assemblée d’usine : « Je suis fier du 17 juin » et sa déclaration fut reproduite par la presse du parti (1). Parallèlement un tournant économique s’amorce. Rappelons ici : la baisse des normes, la révision du plan en faveur de l’industrie légère, l’amélioration immédiate du ravitaillement. Cette première étape prit fin au cours de la seconde décade de juillet avec l’arrestation de Fechner et le limogeage de Herrnstadt et de Zaisser, promoteurs de la libéralisation.

La seconde étape signifie le retour aux méthodes politiques dures », tout en conservant en gros la nouvelle orientation économique. Cependant la situation est changée maintenant en Allemagne orientale et un retour pur et simple aux méthodes politiques d’avant le mois de juin n’est pas possible. L’évolution la plus importante concerne le monde des usines, la conscience ouvrière. Si le 17 juin est le résultat d’un long processus de cristallisation ouvrière où des éléments oppositionnels au régime se regroupent peu à peu — de manière très lâche — sur la base de l’atelier et du syndicat, la révolte elle-même représente un bond gigantesque dans la reprise de confiance des ouvriers en eux-mêmes. Des comités de grève surgissent. Des milliers d’ouvriers d’avant-garde se révèlent qui désormais se connaissent, restent en contact. Après la révolte, pendant la période de détente, on est frappé par le caractère unifié que tendent à prendre les revendications ouvrières : réélection des comités syndicaux d’usine, une seconde baisse des normes, diminution des prix du secteur commercial libre, relèvement des salaires les plus bas. Un peu partout des cahiers de revendications locales sont déposés dans les usines. En même temps les ouvriers demandent le limogeage de Ulbricht, leader de la politique dure.

En desserrant l’étreinte officielle, Herrnstadt-Zaisser pensaient endiguer l’opposition, espérant que celle-ci s’exercerait dans les limites du régime. Il fallait peu de temps pour s’apercevoir que c’était là une illusion. Indépendamment des événements survenus entre temps à Moscou — chute de Beria — il y avait là raison suffisante pour un retour aux méthodes d’Ulbricht.

Mais la lutte ouvrière était à un autre niveau : cela était un fait acquis. Et l’action du régime tout en revenant vers ce qu’elle avait été, devait se renouveler aussi. La critique ouvrière avait toujours été vive en Allemagne orientale et elle ne se limitait pas toujours aux misères immédiates de l’atelier. Des remarques comme : « Les flics ont des bonnes chaussures mais pour nous il n’y en a pas », ou bien : « Les nouveaux dirigeants sont pires que les capitalistes » étaient monnaie courante. En général, il n’arrivait rien à celui qui tenait ces propos s’ils étaient instinctifs, si visiblement ils ne correspondaient pas à un système de pensée. Et le plus souvent c’était le cas. Mais depuis le 17 juin, les mêmes propos acquièrent un autre poids. Aussi bien pour l’ouvrier qui a participé à la révolte que pour le bureaucrate qui l’a réprimée, ces remarques jetées dans les réunions, à la cantine, dans le train évoquent maintenant quelque chose de bien précis et des deux côtés on sait qu’elles peuvent se traduire en action.

Pendant les 3-4 semaines où régna la politique de détente, les cadres du parti étaient en plein désarroi dans les usines ; par la suite, les dirigeants les reprirent peu à peu en main. Il existe des usines où les militants responsables du parti se réunissent chaque matin avant le travail. Les réunions du personnel sont préparées maintenant de sorte que les propos hostiles au régime soient aussitôt couverts par des menaces : « A la porte ! fasciste ! », etc. Tandis qu’auparavant la discussion du rapport était ouverte par un encouragement : « Que chacun dise ce qu’il a sur le cœur… », maintenant le cas courant est celui cité par le Neues Deutschland du 2 octobre, où Hermann Mattern, membre du comité central, ouvre ainsi la réunion des ateliers de chemin de fer de Halle :

« Il y en a dans votre entreprise qui s’imaginent que nous avons les genoux tremblants de peur… Mais ceux qui pensent pouvoir empêcher la réalisation du cours nouveau… recevront de tels coups sur la tête de notre part que la parole périra sur leurs lèvres. »

Effectivement, de nombreux comptes rendus d’assemblées d’usine au cours du mois d’août et septembre se terminent avec la phrase : « Les provocateurs furent remis aux mains des autorités. » A cette époque les ouvriers tentaient de résister au sein des usines. Peu à peu, ce type de résistance est abandonné et beaucoup plus nombreux deviennent les comptes rendus d’assemblée d’usine où il est signalé que personne ne prend la parole à la suite du rapport.

Cependant la résistance existe. Plusieurs articles signalent des organisations clandestines dans les usines qualifiées soit de fascistes, soit de social-démocrates. Dans l’article cité du Neues Deutschland, Mattern parle d’un « mouvement du travail au ralenti ». Ces groupes, ces « mouvements » ne sont autre chose que les comités de grève du 17 juin qui, après avoir agi au grand jour, s’adaptent à la nouvelle situation.

Surtout, la lutte économique des ouvriers se poursuit. Les petites assemblées de brigade et d’atelier sont animées, comme elles l’ont toujours été, par des discussions sur les conditions de travail, mais à différence de la période précédant le 17 juin, les revendications exprimées sont rassemblées maintenant dans des cahiers. Les comités syndicaux d’atelier, proches des ouvriers semblent jouer dans cette action un rôle essentiel. Les cadres supérieurs des syndicats ainsi que le parti tolèrent ces cahiers de revendications, et en même temps s’efforcent d’inclure leur contenu dans les conventions collectives d’entreprise qui constituent un rouage du régime et où les concessions aux ouvriers comportent une contrepartie d’engagements de réalisation du plan.

Si sur le terrain de la vie politique il existe moins de « jeu » que jamais, par contre, sur le terrain de la vie économique le cours nouveau du régime tend à donner satisfaction aux masses populaires : diminution des impôts sur les salaires, diminution des prix, crédits à l’agriculture, crédits à l’industrie légère, enfin, et surtout — car c’est la revendication la plus typiquement arrachée par l’action des masses : augmentation des salaires des catégories 1 à 4, les plus basses, ce qui renverse la tendance à l’ouverture de l’éventail des salaires, dominante jusque là.

Ces concessions du régime aux travailleurs ont été rendues possibles par les concessions de Moscou à Berlin-Est et dont les principales sont : annulation des réparations de guerre, retour des Sociétés Anonymes Soviétiques à l’Allemagne, diminution des frais d’occupation (2).

Le niveau de vie des masses s’est amélioré ces derniers mois en Allemagne orientale et sans doute continuera-t-il à s’améliorer. Sans doute le régime réussira-t-il à consolider la couche de stakhanovistes, d’aristocrates ouvriers, de bureaucrates qui lui sont dévoués. Mais il semble certain que les rapports entre classe ouvrière et bureaucratie régnante continueront à se poser en termes politiques. D’une part le niveau de vie de l’Allemagne orientale est encore loin derrière celui de l’Allemagne occidentale. De l’autre et surtout, les ouvriers ont conscience que l’amélioration de leurs conditions de vie est due pour une bonne part à leur action.

Au stade qu’il a atteint, le mouvement des ouvriers d’Allemagne orientale doit résoudre trois types de problèmes, qui d’ailleurs se conditionnent : trouver une formule d’organisation adaptée à la situation ; se donner un programme, une idéologie ; se dépasser, s’allier avec les autres classes opprimées de la nation, prendre des contacts au-delà des frontières du pays posant en même temps, à sa manière, le problème de l’unité allemande. Son avenir dépendra de sa capacité à résoudre ces problèmes.

Hugo BELL.


(1) Neues Deutschland, 26-6-1953.

(2) Pour apprécier réellement la valeur des concessions, il faudrait les placer dans le cadre général des rapports économiques Allemagne orientale – tenir compte des prix pratiqués dans les échanges entre les deux pays, etc., et ceci n’est pas possible.

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