Article signé Service autonome des renseignements généreux paru dans Quilombo, n° 1, décembre-janvier 1991, p. 6-7
Les sociologues n’y comprennent rien, les journalistes s’en tiennent aux clichés, les politiciens (petits ou grands) ne racontent que des conneries… Heureusement la littérature policière est là pour nous livrer le secret de la situation sociale dans les banlieues : les pauvres ne veulent plus se contenter des [merdes] du vieux monde, et pour le faire savoir ils sont prêts à foutre en l’air cette putain de boulangerie…
LE 3 JUILLET, en pleine psychose rituelle sur un éventuel « été chaud », les Renseignements généraux remettaient à Philippe Marchand, ministre de l’intérieur, un rapport sur la situation dans les banlieues, intitulé « Violence urbaine : les quartiers à surveiller ». Le document, sensé être confidentiel, est publié (du moins de larges extraits), peu de temps après, par l’hebdomadaire d’extrême – droite Minute – La France, assorti de l’habituel tapage sécuritaire.
La lecture de ce texte, qui vise avant toute chose à préconiser des solutions essentiellement répressives à la question – « un coup d’arrêt brutal au développement de cette violence anarchique par une manifestation concrète de la fermeté des autorités pourrait avoir des effets positifs » – n’est pas sans intérêt, malgré son style quelque peu administratif, ses relents de sociologie de bazar et sa logique toute policière.
Il a le mérite de ne s’embarrasser d’aucune mythologie (théorie du complot, fixation sur les bandes, etc.) pour livrer toute l’inquiétude qui saisit nos gouvernants et leurs employés face à cet éclatant retour des classes dangereuses que marque la violence sociale dans les banlieues.
Qui sont les casseurs ?
En contradiction avec le discours officiel et médiatique, qui privilégie la thèse de la « provocation » par une minorité marginale, les Renseignements généraux tentent d’abord de saisir la complexité de la composition sociale des « casseurs », qu’ils désignent sous l’imprécise formule de « jeunes mal insérés socialement, issus pour la plus part de l’immigration ». Ce qui conduit nos socio-keufs à deux constats.
■ Tout d’abord l’existence d’une différenciation au niveau des « bandes » :
— D’un côté « les bandes organisées et mobiles se rattachant à la mouvance zoulou (rap, tag), dont le territoire est celui de leurs chasses (lignes de RER, du métro, Centres commerciaux régionaux desservis par le RER) dans lesquels ils pratiquent la dépouille, le racket, le harcèlement des voyageurs. Ces bandes n’existent pratiquement qu’en Ile-de-France ».
— De l’autre, « les « bandes de quartier », sévissant dans leurs cités (quartiers excentrés des banlieues des grandes villes le plus souvent), qui commencent par la petite délinquance localisée (tags, vols en groupe, dégradation de biens publics et privés) et se lancent de plus en plus dans des actions visant à remettre en cause toutes les formes d’autorité* (enseignement, police, gendarmerie, justice) et même des institutions aux « images normalement très positives (pompiers, facteurs) », sans compter les lieux de vie conviviaux et festifs (« supermarchés, cafétérias, centres sociaux, maisons des jeunes »).
■ Ensuite, et surtout, la reconnaissance que la violence sociale n’est pas imputable aux seules « bandes », mais qu’elle catalyse l’insatisfaction et la rage d’une fraction non négligeable des populations de banlieue. Ainsi, dans un chapitre consacré aux Yvelines le texte concède-t-il : « au-delà des quelques 100 à 200 jeunes présents lors des phases aiguës de la violence, ce sont en fait des milliers d’autres qui sont et se sentent concernés, ainsi qu’en témoignent la forte participation des banlieues aux manifestations lycéennes de fin 1990 et le soutien apporté aux camarades dans des manifestations ou démarches (1000 personnes à Sartrouville).
Bien sûr la logique policière n’est pas à même de saisir les fondements réels de la révolte (l’ennui, l’insatisfaction, la frustration face aux marchandises offertes à la consommation et inaccessibles, l’exclusion, etc). Lorsque l’on considère qu’un supermarché est un espace de convivialité, il y a des choses que l’on ne peut pas comprendre… Le rapport perçoit néanmoins le véritable risque de cette situation : sa possible extension à l’ensemble des pauvres des banlieues, au-delà des jeunes et des bandes.
Un défi au pouvoir
Ce qui inquiète donc avant tout, c’est cette tendance – dont la « violence » n’est que l’expression visible, d’après le rapport – à une remise en cause de l’autorité, donc de toute la logique de soumission et de passivité face au monde tel qu’il est. « L’aspect « révolte » est parfaitement mis en évidence par l’extension à toutes les formes d’autorité, de l’agressivité manifestée par les jeunes ». Enseignants, officiels municipaux, gouvernement et partis, animateurs sociaux, police, contrôleurs de trains et de bus, journalistes, vigiles (« qui font maintenant l’objet de provocations systématiques quotidiennes »), etc. Aucune autorité n’est plus « respectée » et risque d’être considérée comme ennemi, et donc provoquée.
■ De fait, « cela donne une petite délinquance arrogante, provocatrice, anarchisante, qui crée un climat d’insécurité et instaure des sortes de « sanctuaires », d’espaces de non-droit d’où les représentants de l’autorité se trouvent exclus et où les petits trafics illégaux se trouvent facilités (consommation ou vente de drogue, recel et vente d’objets volés). Toutes ces bandes d’aujourd’hui, qui rappellent à certains égards les éternelles bandes d’adolescents, offrent cependant une particularité remarquable : pour elles, la police n’est guère plus qu’une bande adverse, qu’on cherche à entraîner par ruse ou par force dans des jeux dont on a soi-même fixé les règles ».
■ Mais, plus globalement, poursuit le texte (toujours dans la partie consacrée aux Yvelines), « de plus en plus de jeunes refusent toute entrave, considérant le vol dans les supermarchés comme normal, leur quartier comme leur propriété exclusive… vivant une « réalité » totalement surréaliste faite de BD, de films où la force et la violence sont la seule façon de survivre ». Et c’est visiblement cette insensibilité du casseur au charme de la soumission à l’autorité et au pouvoir qui constitue pour les Renseignement généraux l’essence du danger : c’est l’ordre social qui se trouve remis en cause. Et ils saisissent là une vérité profonde. Les « casseurs », en n’étant pas si marginaux que ça par rapport à la masse des exclus qui peuplent les banlieues, et en s’attaquant à l’exercice matériel du pouvoir, représentent un danger bien plus grand encore que celui des émeutes…
Le constat de l’autonomie
Dans le tableau dressé, un autre point mérite d’être relevé : le constat d’impuissance et d’inefficacité des mécanismes traditionnels d’encadrement et de représentation (partis, syndicats, associations, groupuscules). Ce dont parle le rapport là, – dans une logique toute policière – c’est de l’échec et de l’impuissance des « tentatives de récupération », qui privent en fait l’État de ses relais habituels de médiation et de pacification (« toutes les tentatives de récupération, qu’elles soient politiques, religieuses ou associatives, sont vouées à l’échec »). L’État se retrouve ainsi de fait sans interlocuteur.
Qu’il s’agisse du PCF, qui a tenté de peser de tout le poids (en particulier financier et militant) des municipalités qu’il contrôle encore ; des « mouvements d’extrême-gauche » (y compris les groupes radicaux comme nous ou Mordicus) ; des islamistes, qui malgré un certain activisme, ne jouissent d’aucune véritable influence ; ou encore des relais associatifs du type « SOS Racisme », « France Plus » [qui] n’entraînent pas non plus l’adhésion, bien qu’ils soient mieux adaptés au phénomène ».
Pour les flics, un autre facteur se révèle dangereux. A côté du risque mainte fois rabâché de répétition « d’incidents graves », ils craignent « le risque de création de coordinations »… On vous laisse imaginer ce qui se passerait si les pauvres se mettaient à s’occuper de leurs propres affaires et à s’organiser.
Heureusement – petite note d’espoir dans ce tableau apocalyptique – « pour l’instant, les relations inter-quartiers sont peu nombreuses et surtout limitées à des associations qui cherchent à dialoguer, à provoquer la création de structures de concertation avec les élus ou le gouvernement. « Banlieue 89 », « Résistance des banlieues », etc… s’en tiennent à ce rôle ». Optimisme contrasté par le constat fait dans une autre partie du rapport, que là où existent des formes de solidarité (par exemple dans la Vallée de la Seine), la police a plus de mal à maîtriser la situation, alors que là où règnent des rivalités ou conflits « inter-ethniques » (par exemple dans le Val d’Oise), celle-ci peut intervenir plus efficacement.
C’est la canaille ? Et bien j’en suis !
Rien de bien renversant dans tout cela, si ce n’est, quand même la confirmation de ce que nous sommes de plus en plus nombreux à ressentir : dans l’effervescence des banlieues, il y a plus qu’un irrationnel malaise social, mais une véritable révolte, qui au-delà de la violence, exprime l’essoufflement de ce monde. Les jeunes de la zone secouent aujourd’hui la chape de plomb de la passivité syndicale et consommatrice qui a étouffé leurs salariés de parents pendant des années et des années.
L’insurrection des banlieues est souvent sympathique (attaque de la marchandise et de l’autorité), parfois craignos (machisme, viols, logique de bandes). Mais elle est en tout cas révélatrice de la profonde insatisfaction que suggère le monde tel qu’il est et du ral’bol face à l’ennui et à la pénurie généralisés. Comme l’écrivait il y a peu Roger Knobelspiess, « l’angoisse de la jeunesse est belle, lorsqu’elle se met à brûler la marchandise ». Elle est surtout belle de ce qu’elle porte de promesse d’un salutaire désordre. Il ne tient jamais qu’à nous de parcourir le chemin de la révolte à la révolution…
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