Catégories
presse

Crise des banlieues

Article signé J.-C. paru dans Courant alternatif, n° 11, été 1991, p. 11-13

CRISE DE LA SOCIÉTÉ DUALE

Le 25 mai, Mantes-La-Jolie fait à son tour la une de l’actualité ; le Val Fourré s’embrase !

Comment en est-on arrivé là ? Pendant les trois semaines qui précédèrent ce fameux weekend on assista à un déploiement de CRS significatif avec comme conséquence des contrôles musclés, des tabassages (1), etc. Il est bien évident qu’un fort ressentiment à l’égard des forces de police en est la suite logique. Lors de cette fameuse nuit du 25 mai se déroulait une soirée, dans la patinoire qui se trouve à l’entrée du Val Fourré. Plusieurs personnes qui tentèrent de rentrer pour participer à cette fête, furent refusés. Il s’en suivit quelques échauffourées et les responsables de la patinoire appelèrent les flics. Les causes immédiates de la révolte étaient donc réunies et il n’est pas étonnant qu’elle ait explosée.

CRISE DES BANLIEUES

Mais au-delà de cette lecture événementielle il faut tenter d’analyser les raisons profondes de la crise que connaissent les banlieues. Deux éléments interdépendants en sont à la base : l’exclusion sociale (voir article sur la « crise du fordisme » pour en comprendre le mécanisme) et la destruction des tissus sociaux qui a pour effet la montée de l’individualisme.

A la notion d’exclusion sociale on est obligé d’ajouter celle de précarité. Qu’est-ce qu’un précaire ? C’est quelqu’un qui, chômeur ou intérimaire, est exclu de la sphère de la production (la création du RMI signifie que l’État reconnaît qu’une partie de la population sera à jamais à l’écart du marché du travail) ; c’est toute personne qui, en âge de travailler, n’a pas de contrat à durée indéterminée (CDI). Les conséquences sociales sont immédiates : les offices HLM refusent de louer des appartements aux précaires qui n’offrent pas assez de garanties ; les bailleurs exigent des CDI. Il serait intéressant de connaître le nombre de familles qui hébergent certains de leurs membres ayant plus de 25 ans. Il y a fort à parier que le chiffre est en augmentation. Pour les mêmes raisons les organismes de crédit refusent de prêter de l’argent à ces précaires. Une fraction de la population en augmentation est donc, si la situation ne change pas, dans une impasse totale, sans perspective et dans une insécurité quotidienne du fait de l’instabilité de l’emploi.

La destruction des tissus sociaux fait que seul compte son « look », sa bagnole, son appartement. Le collectif n’a que peu d’importance et même plus de sens ; la vie collective du quartier n’a plus aucun enjeu. L’idéologie des « gagneurs » a fait ses ravages. Aux Mureaux, par exemple, beaucoup pensent « qu’ils sont des loups dans un monde de loups ».

Il n’est donc pas étonnant que les révoltes se concrétisent par la casse des centres commerciaux et des lieux publics du quartier dans lequel on vit. Le quartier est le lieu de l’ennui, de l’échec voire même de la mort ; le centre commercial est le symbole de la consommation dont on veut nous exclure ; les lieux publics représentent le pouvoir responsable de cette situation.

LES RÉPONSES DE L’ÉTAT

Pour l’instant, en prévision de l’été, les réponses de l’État sont de deux ordres : activisme et répression (2). Le gouvernement propose d’envoyer des jeunes à la campagne, débloque des crédits pour organiser des concerts et autres festivités ludiques ou sportives. Cela ressemble plus à un bricolage qu’à une réelle volonté d’aborder les problèmes de fond qui ont pour origine le processus de dualisation de la société. On proposait jadis, sous l’empire romain, du « pain et des jeux » au peuple, pour le distraire de l’écrasement qu’il subissait ; nos démocraties modernes utilisent les mêmes recettes que l’Empire il y a 2000 ans.

Il est clair que l’État ne pourra aller à l’encontre de cette tendance. Dans l’article « Crise du Fordisme ? » j’ai tenté de montrer que la réponse capitaliste à la crise est bien de marginaliser une catégorie de la population. L’innovation conduisant à la croissance engendre ainsi la polarisation, la marginalisation, le déplacement fonctionnel, la dépossession et, conjointement, une prédisposition croissante à la violence dans les systèmes industriels avancés… Dès lors, il n’est pas surprenant que des pays actuellement aussi différents par ailleurs que la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis soient confrontés à de telles tendances dans le contexte de désindustrialisation et de croissance nulle. Ils ont tous connus l’augmentation du chômage et de la marginalisation. Le besoin de moderniser est devenu quasi inéluctable. Cette réalisation dépend presque exclusivement d’un accroissement de la productivité qui se fera grâce à l’innovation, à l’élimination des usines non rentables et subventionnées, et en se fiant de plus en plus à l’influence du marché pour assurer, définir et déterminer les fonctions et l’utilité de chaque secteur économique. Ainsi, dans des pays comme la France, cela signifie qu’une étroite collaboration entre gouvernement et industrie pour la recherche et le développement figure en tête des priorités. Cette collaboration favorise surtout une technologie de pointe basée sur l’information et une croissance nécessitant de gros capitaux.

« La France est en effet un bon exemple dans ce domaine. L’élite technocratique exerce une grande influence sur les secteurs publics et privés. Elle pro-pose des programmes politiques qui l’emporteront sur ceux des partis. Des considérations technocratiques par exemple, ont prévalu sur les « 110 thèses » originelles du gouvernement socialiste de Mitterrand. Contrainte d’opérer une volte face drastique, la politique de restriction menée en 83 et 85 avait des conséquences semblables à celles mises en place par Thatcher en Angleterre ou par Reagan aux USA. » (3)

Dans ce contexte la seule réponse réelle que l’État peut apporter est répressive et autoritaire Les discours sécuritaires en sont la matrice : îlotiers, déploiements de plus en plus important des CRS, etc. (voir encart sur les mesures prises).

C’est vrai que l’insécurité existe ; que des gens se font agresser, qu’il y a des vols de toute nature. Tout ceci rend la vie sur les quartiers difficile. Le nier serait faire fi de la réalité. Mais tout ceci vient en grande partie du fait que la vie collective dans les ghettos n’a plus aucun enjeu, que le sentiment d’appartenance n’existe plus, que l’on se moque totalement de ce que peut vivre le voisin, etc. Tout ceci conjugué avec l’insécurité qu’engendrent le chômage et l’exclusion.

Face à ce phénomène, les réponses sécuritaires sont totalement irréalistes. Elles ne prennent pas en compte le problème de l’atomisation sociale, le repli sur la famille nucléaire. Au contraire elles renforcent le processus de délation, de suspicion, donc le repli sur soi. En outre, si on veut contrôler efficacement un quartier, une ville, cela suppose que la moitié de la population surveille l’autre moitié en permanence (4) ; l’État sera amené à carcéraliser les quartiers dits chauds, ou à pratiquer une politique de nomadisation (5).

Dans l’immédiat le gouvernement essaye de criminaliser ce qu’il appelle les casseurs (6) et les agitateurs (entendons les militants). Lors de l’émission 7 sur 7 sur TF1 du dimanche 16 juin, le ministre de l’Intérieur déclarait qu’il suffirait de mettre hors d’état de nuire une certaine de casseurs pour que le Val Fourré retrouve sa sérénité !

De même, selon le maire de Mantes-La-Jolie, « la mouvance gauchiste libertaire du journal Mordicus (7) avait une réelle influence sur Youssef » (Algérien de 23 ans abattu par un policier) et certains de ses camarades (Le Monde du 13 juin 1991).

En résumé, la stratégie de l’État est triple. Tout d’abord tenter de nomadiser les quartiers. En même temps proposer des activités ludiques, culturelles et sportives en s’appuyant sur un éventuel tissu associatif contrôlé par les responsables locaux, régionaux et nationaux (8). Enfin, faire en sorte que les gens trouvent des stages de petits boulots, mais qui en fait ne remettent pas en cause le statut de précaire.

S’il n’y a pas une rupture sociale et politique on peut déjà dire qu’une partie de la population est sacrifiée puisque marginalisée. En fait, plutôt qu’une crise de banlieue, nous vivons la crise de la dualisation de la société ; que celle-ci s’exprime dans les banlieues est tout à fait logique. C’est dans les quartiers-ghettos que sont concentrées les premières victimes de ce processus.

Pour lutter contre cela il est évident que si on se bat exclusivement contre la précarité on va à l’échec pour la simple raison que l’on construirait une dynamique sur une image de « lépreux de la ville ». Or il importe de formuler une identité sociale positive pour tenter de redonner un sens à la vie collective, de recréer des utopies qui peuvent servir de perspectives. Dans cette construction, la convivialité devra être une dimension importante à condition de n’être pas artificiellement importée par des mesures technocratiques et mise en œuvre par des « professionnels de la communication et de l’éducation ».

J.-C.


(1) Alors qu’un professeur de gymnastique effectuait un footing, il fut pris parti par les CRS et tabassé sans aucune raison ; résultat le port d’une minerve pendant plusieurs jours. Lors d’une fête foraine plusieurs enfants du Val Fourré furent également matraqués par les CRS.

(2) Les différents textes de Delebarre ponant sur la ville ne peuvent être pris en considération : nous avons vu que le logement social n’est plus destiné aux précaires.

(3) D.E. Apter, Pour l’État, contre l’État, Economica, p. 22

(4) La réalité du métro est à ce titre édifiante. La RATP a installé des caméras et cela n’a pas suffi. Elle a donc fait appel à un nombre supplémentaire de flics, et maintenant des vigiles circulent en permanence. Tout ceci n’a pas rendu le métro plus sûr pour autant !

(5) Police rapprochée, îlotier, activités sportives avec des flics. Tout ceci n’a d’autre finalité que banaliser la présence policière pour qu’elle soit plus efficace pour la répression. Les Algériens et les Kanaks conservent un triste souvenir de cette tactique répressive.

(6) La mort de la policière à Mantes-la-Jolie est une aubaine pour le gouvernement. Cela lui a permis de retourner l’opinion et renforcer le consensus autour de la politique sécuritaire qui avait été un peu entamé en raison des circonstances de la mort d’Aïssa Ihich.

(7) Des militants du journal Mordicus avaient collé une affiche sur le Val Fourré la veille du Rodéo qui disait entre autres : « C’est pas à l’école, dans les lycées-ghetto qu’on apprend qu’la bagnole c’est pour les rodéos… » Ce type de discours traduit une fascination de l’esthétique de la violence et n’est guère porteur de perspectives.

Il faut en outre être bien crédule… ou manipulateur pour penser qu’un tract ou une affiche puissent engendrer de tels faits. L’État ne peut penser qu’en termes de chefs, d’ordres donnés et reçus, jamais en terme d’autonomie.

(8) Dispositif institutionnel de la formation 20 jeunes pour les quartiers émanant de la direction départe-mentale de la jeunesse et des sports des Yvelines. « Les jeunes visés par ce projet sont déjà connus. Les sites les ont en effet repéré sur le terrain et ont décidé de parier et d’investir, soit parce qu’ils ont eu une première expérience probante dans l’animation directe du quartier, soit parce qu’ils ont démontré une capacité naturelle à exercer une certaine forme de leadership sur le quartier. Dans les deux cas, ils sont le chaînon manquant entre les jeunes et les adultes et ont fait preuve de leur enracinement dans les quartiers ». L’autonomie c’est vraiment un combat !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *