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La planète des exclus

Article paru dans Mordicus, n° 8, juin 1992, p. 4-6

« Ce n’est pas seulement la misère qui écrase les habitants des ghettos. C’est la police qui les brutalise et les terrorise… C’est d’être toujours traités comme des enfants et de n’avoir aucun pouvoir sur les choses les plus simples de la vie… C’est qu’on leur montre des vedettes auxquelles ils ne ressembleront jamais, des sapes de luxe qu’ils ne pourront jamais acheter… Les émeutes de Los Angeles ont éclaté parce que la rage accumulée depuis des années est arrivée à son point d’explosion. Cette rage est devenue un pouvoir. Les invisibles de toujours sont devenus des stars mondiales. »

anonyme californien

LES FIRMES multinationales ont créé 15 millions d’emplois dans le tiers-monde ces vingt dernières années, quand il en aurait fallu 500 à 800 millions pour absorber les exclus fabriqués par la dynamique dont elles sont le fer de lance. Serge Latouche* recense les laissés-pour-compte du développement. Beaucoup plus de 100 millions de miséreux en Europe et aux États-Unis, 200 à 350 millions de membres des minorités « autochtones », des Lapons aux Mélanésiens, et les mil-liards de pauvres qui constituent l’essentiel de la population des pays les moins avancés et dont aucun économiste ne rêve plus depuis longtemps qu’ils puissent trouver leur place au sein du grand marché mondial.

Sous-prolétaires d’Occident ou paysans déracinés du tiers-monde, ex-assistés de l’ex-empire stalinien ou ex-sauvages parqués en réserves — toute la plèbe, impossible à recenser, des bidonvilles-champignons, des banlieues-taudis et des ghettos-nouveaux — supportent leur exclusion en inventant des cultures de l’indigence. Leurs rapports avec le monde officiel (police, justice, éducation, bureaucratie) se bornent au minimum : grapillage d’une assistance saupoudrée mais conflit permanent avec l’autorité ; contemplation de la multitude d’images dont ils subissent comme tous les pauvres le bombardement.

Si leur mode de vie a presque toujours adopté les blue-jeans et la télé, il reste largement étranger à la logique économique moderneuse. Critères occidentaux (PNB, etc.) et statistiques sont incapables de rendre compte de la richesse réelle produite par des circuits plus ou moins parallèles à l’économie officielle, où la dépense prime encore bien souvent sur l’accumulation. Le maintien ou la reconstruction de liens de solidarité atténue et parfois inverse les effets dégradants de leur exclusion. C’est ce secteur « informel », qui regroupe l’écrasante majorité de la population des métropoles du tiers-monde, engendrant ainsi des sociétés étrangères à de nombreuses valeurs dominantes (droit, épargne, universalisme marchand) et loin des repères communs aux technocrates et aux sociologues. Cette économie parallèle a beau susciter à profusion des règlements administratifs et des plans de normalisation, elle demeure hors du cadre où légalité et rentabilité prennent un sens.

Dans les îlots communautaires qui parsèment la périphérie miséreuse du monde, les logiques du don et de la séduction coexistent avec celles de l’échange et du calcul et les rendent moins insupportables, même si le prestige s’y mesure inévitablement en argent, en devises fortes si possible. La loi du marché, fondée sur la concurrence et l’individualisme, n’y imprègne pas autant les rapports sociaux que dans les zones où les salariés sont majoritaires.

La pénurie d’argent et la surabondance de « ressources humaines » inemployables par l’économie confine ces micro-sociétés néo-tribales à une fonction de récupération des déchets de la « vraie » société, celle qui gère ou travaille en se gavant de ce qu’elle produit ou de ce qu’elle extorque. De là, la fréquence et la violence des émeutes dans le tiers-monde et les ghettos du quart-monde, d’une radicalité sans commune mesure avec les protestations du troupeau salarié. Ces émeutiers-là ne veulent rien garder d’un monde qui se goberge sans eux et les conchie d’abondance.

Mise à l’écart des circuits officiels de consommation et de production, l’underclass n’est forte que de son habileté à recycler les rebuts et à exproprier sans se gêner ainsi que de son souci d’une répartition plus égalitaire.

Ces réseaux d’entraide, qui donnent de l’air à l’hémisphère Sud et à l’Est déstalinisé, ne peuvent se défaire que lorsque la société marchande s’ouvre aux exclus et leur fait sentir tout le poids et l’archaïsme de communautés aussi hiérarchisées qu’inertes. En Occident, où la proportion d’exclus est encore relativement faible, elle parvient certes à leur offrir du pain et des jeux mais de travail, point… Les immigrés et autres « minorités » auraient même plutôt tendance à y faire office de têtes de pont des solidarités résiduelles du Sud. Le basculement de larges couches de la population de ce dernier dans la « modernité » capitaliste n’est donc pas pour demain. Mais l’éclat de la richesse capitaliste n’a pas fini d’aiguiser des milliards d’appétits.

DANS les pays industrialisés, à un jet de pierre des centres d’affaires et à portée de voix des dernières dameurs de la subversion ouvrière, les États qui tiennent le monde en respect sont directement confrontés aux nouvelles formes tribales de résistance communautaire. L’Occident libéral a, sur ses terres, fort à faire pour concilier les exigences du maintien de l’ordre avec celles de la productivité. Au fur et à mesure que se généralise en Occident la robotique et le travail abstrait, une proportion toujours plus importante de pauvres, mise à l’écart du monde de l’entreprise, peine à ramasser les miettes du gâteau marchand : travail précaire, prestations sociales, délinquance. Ils assistent, parqués dans les ghettos, à leur propre exclusion. Là, c’est la débrouille qui régente l’initiative et procure aux plus audacieux, voire aux plus brutaux, de quoi arrondir — ou dédaigner — les versements mensuels du RMI et autres primes à la soumission.

Comme vient de le rappeler avec éclat le soulèvement de Los Angeles, le cas le plus flagrant d’une telle décomposition — le plus précurseur peut-être — est sans doute celui des quartiers « minoritaires » des grandes villes américaines. Le racket et le trafic y constituent le pivot d’une activité économique régulée par la violence et la corruption. Ainsi que dans les républiques cocaïnières des Andes, le commerce de la drogue et celui, connexe, des armes produisent à eux seuls l’essentiel des surplus et du prestige qui restent accessibles aux pauvres, tout en imposant aux centaines de milliers de membres des gangs une hiérarchie calquée — la brutalité mafieuse en plus — sur celle des entreprises.

La paix sociale fonctionne dans ces quartiers de chômeurs-à-vie suivant son modèle parfait : une guerre civile larvée, inévitablement ponctuée d’affrontements plus frontaux qui servent d’exutoires. Si l’État américain injecte — chichement — dans ses inner cities (quartiers centraux désertés par l’économie), de la survie (welfare), souvent sous forme de bons alimentaires (food stamps), les pauvres s’y chargent eux-mêmes de l’eugénisme social, tant par la consommation de drogues à outrance que par les incessantes guerres de gangs qui y sont liées — et dont les rescapés peuplent par centaines de milliers le plus vaste système pénitentiaire de la planète.

Contrairement au tiers-monde où la famille élargie amortit quelque peu la brutalité du rapport de l’individu avec la société marchande, les foyers monoparentaux sont prépondérants dans les ghettos américains et l’appartenance des adolescents aux bandes presque systématique. Aux avantages tactiques et conjoncturels bien connus (circulation des narco-dollars, déculturation jusqu’à l’illettrisme des classes dangereuses, raréfaction globale des troubles sociaux depuis la vague de colère des années 60) que tirent l’État et le capital de cette économie armée de la drogue et du « gangland » s’ajoutent des facteurs de cohésion sociale qui se mesurent à plus long terme.

Ces ghettos qui sont en guerre et où les M16 pullulent entre les mains des furieux, ces ghettos où la haine du flic et le mépris du droit se conjuguent au désespoir le plus violent, ces no go areas qui sont aux portes, et parfois au centre de toutes les grandes agglomérations américaines et qui font peur, constituent une excellente menace de substitution à la situation de guerre, avec ou sans batailles, qui a si longtemps contribué à la cohésion sociale et à l’avantage technique des sociétés occidentales. Ce conflit nouveau, complémentaire des grandes menaces écologiques — démographie galopante et dégradation de l’environnement —, et qu’on peut faire durer, au nom de la « lutte contre le crime » et de la « crise », pendant des générations, oriente l’investissement vers la construction de prisons et les technologies de contrôle des populations, secteurs prometteurs s’il en est.

De telles zones sinistrées, enfers parsemant le paradis libéral et démocratique, font office de repoussoir à l’usage des pauvres mieux lotis et mieux blanchis — qu’ils besognent dans le purgatoire rétréci du secteur industriel ou dans celui, plus extensif, des « services ». L’intensification du contrôle social les incitera à filer doux. Quant aux rangs de la « classe moyenne », masse hétéroclite des tâcherons nantis du travail abstrait qui ont besoin de trembler et de haïr ensemble pour se découvrir une existence sociale, ils s’en trouveront resserrés.

Si les actuels ghettos des États-Unis, nés de l’immigration et d’une forme d’esclavage périmée puis refaçonnés par le reaganisme, ont rencontré la « modernité » sous forme de crack et de pistolets-mitrailleurs Uzi, ceux d’Europe, où les divisions de classes sont moins caricaturales, suivent depuis quelques années, à l’Est comme à l’Ouest un chemin voisin. Urbanistes, policiers et éducateurs s’emploient à y parachever la recomposition qui transforme les villes en agrégats de lieux clos. Les vieilles communautés ouvrières ont été disloquées par la désindustrialisation et le rythme des immigrations successives. Les traditions communautaires accompagnant ces dernières ne se maintiennent guère longtemps dans l’exil, moins encore qu’elles ne résistent aux lois de l’économie dans leurs pays d’origine. Atomisés et piégés dans les banlieues, fascinés par la prolifération marchande, souvent trahis par leurs « faciès » et leurs façons de causer, les pauvres des ghettos n’ont guère de possibilités d’y échapper. Dès lors, l’économie parallèle, qui a le mérite de reposer sur des complicités affinitaires, leur apparaît comme seule prometteuse, non certes de sécurité et de tranquillité, mais de dépense et de prestige — de communication, donc.

Si, pas plus que la guerre des races, la guerre des gangs ne ravage encore les banlieues « défavorisées » d’Europe occidentale, les solidarités qui fondaient les résistances de l’ancienne classe ouvrière ne s’y expriment plus que sporadiquement, confusément. Les réfractaires les plus lucides y sont éparpillés, habités par le ressentiment et le désarroi plus que par la volonté d’en découdre. Leurs squats, leurs regroupements, leurs éphémères coordinations y sont autant de ghettos furtifs entre lesquels la communication est exceptionnelle et ardue, alors que leurs interventions les désignent aux coups de trique de l’État.

Dans un monde qui n’a rien de moins morne à leur offrir que la guerre civile au jour le jour, les exclus des pays industrialisés, sont-ils donc voués à s’entre-déchirer, sans faire de vagues ? Multiplieront-ils au contraire incursions et inversions, au nom de cette exigence de communication sans médiation qui a ébranlé Hollywood avec Los Angeles ?

Il ne faut pas oublier que les exclus partagent avec la masse des pauvres que le travail salarié « intègre » une absence à peu près similaire de références culturelles identitaires et un « niveau de vie » à peine plus bas — grâce aux prestations sociales et aux combines en tout genre. L’ennui qui naît de leur oisiveté inquiète ne vaut, quant à lui, guère mieux que celui qu’inflige au salarié sa présence passive dans l’entreprise. Le ressentiment, les fausses oppositions — race, âge ou mœurs, corporatismes ou jalousies, selon les cas — empoisonnent leurs rapports avec la masse immense des esclaves « intégrés ». Mais leur inaptitude décrétée au salariat, leur mépris de la légalité et leurs complicités seraient d’indéniables atouts dans des conflits sociaux dont les enjeux ne seraient plus ni « politiques » ni « tribaux », mais véritablement vertigineux…


* Voir La Planète des naufragés, Maspero. Paris.

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