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La Chute, d’Albert Camus

Article signé L. D. paru dans La Révolution prolétarienne, 25e année, n° 107 (408), juillet 1956, p. 23

C’est un livre court et qui va loin. Aux antipodes, d’abord, du lieu où se situait L’Étranger. A l’extrême pointe d’une hypothèse à partir de laquelle Camus distribue son œuvre.

Au soleil d’Oran se substituent ici les brumes d’Amsterdam. Ce fut là-bas la tragédie d’un être absent du monde, d’un innocent pour qui un univers sans consistance s’emplit pourtant d’un bonheur fulgurant à l’aube de la mort. Et c’est, ici, la comédie d’un roué qu’anime la frénésie de la présence — dans la vie et dans le cœur des hommes, par domination ou communion — et qui, à l’issue du livre, va peut-être mourir seul, ivre de fièvre et d’alcool, dans un hôtel borgne, à moins qu’il n’en sorte demain pour reprendre sa triste quête de pureté dans un monde de coupables — si innocents, pourtant, dès qu’on les confronte à soi-même !

Au même titre que le Meursault de L’Étranger, le Clamence de La Chute est un personnage élaboré, non à partir d’une situation et d’un milieu, mais d’une idée de l’auteur. Pas plus dans cet ouvrage que dans les autres, Camus n’est un romancier, c’est-à-dire un homme qui entre dans la réalité de plain-pied et y progresse suivant les voies de l’observation objective. Ses personnages partent d’un point donné par l’auteur et ils se dirigent vers un autre point où d’avance il a décidé de les mener, non sans quelques sinuosités où le merveilleux « récitant » qu’est Camus leur indique les points intéressants ou curieux du paysage. Meursault, aliéné au monde, et, à l’opposé, Clamence, empoigné par la frénésie du monde, restent l’un et l’autre fidèles à l’hypothèse qui les engendre, et dont rien ne peut les distraire, sinon la propre ironie de l’auteur, qui prend parfois ses aises et ses distances. Meursault ignore le monde, tandis que Clamence entend se l’approprier tout entier. Et nous voilà bien, à l’autre pôle, dans la grande oscillation de l’homme absurde.

C’est une chose assez curieuse que ce retour à Meursault par le biais du négatif de Meursault. Deux fois au moins la pensée de Camus a tenté d’y échapper : par la révolte et par la communion fraternelle. Deux tentatives médiocrement réussies, surtout celle de la communion, dont La Peste avait grand peine à nous convaincre que, pratiquée par le volontaire sacrifice d’un être à une communauté de nécessité ou d’occasion, elle pût être une solution pour l’homme dont la passion se heurte à l’inexorable silence du monde.

Toute l’œuvre de Camus pourrait, en un sens, s’appeler quelque chose comme « La Limite ». C’est à la périphérie de la vie, sur la frange où l’exaltation, la tendresse, la cruauté et le renoncement font en fin de compte bon ménage, c’est là seulement, semble-t-il, que Camus est à l’aise. Compte tenu des exigences mêmes de sa pensée, il est néanmoins probable qu’il aimerait prospecter d’autres domaines, ceux, précisément, qui sont inclus dans ces limites. On sait qu’il l’a tenté ; on ne voit pas qu’il y soit parvenu. C’est que le domaine en question, il ne peut l’accepter tel quel, ni davantage y trouver toute faite cette communauté fraternelle où l’on dialogue. Après l’homme absurde, après l’homme révolté, Camus nous devait un homme réconcilié avec le monde. Il nous le doit toujours. Il nous le devra sans doute longtemps encore. Car un homme de cette exigence n’a pas la réconciliation facile, et il faut l’en féliciter. « Assumer » le monde, comme tant d’autres, pour simplement s’y soumettre, cela n’est pas dans ce style de vie dont il nous entretenait naguère, dont il cultivait en nous l’espoir, et dont il ne nous dit plus rien aujourd’hui, sinon en nous laissant supposer qu’il faudra longtemps encore prospecter les franges et nous limiter, en fait de style, à une discipline d’abstentions plutôt que d’engagements véritables. Descartes n’est pas loin :

« Comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement, et d’user de tant de circonspection en toutes choses, que, si je n’avançais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber… »

Dans l’exigence communautaire de l’homme absurde, il y a le monde fraternel qu’on assume, et le monde tout court qu’on accepte. Et celui-ci devient inacceptable dès que le premier fait défaut. L’homme de charité qui apparaissait dans La Peste, et l’homme révolté lui-même n’ont rien de mieux à faire, en l’absence d’une communauté fraternelle née de la raison et du cœur, qu’à rejoindre les positions initiales de l’homme absurde. C’est là le moindre mal. Le pire eût été un ralliement au monde tel qu’il est, et, un degré au-dessus, le saut dans la métaphysique qui transcende déraisonnablement le désir.

La sollicitation de Camus n’a pas, nous semble-t-il de réponse prévisible dans le domaine des vœux qui a la littérature pour véhicule : elle déboucherait, au contraire, d’une activité intellectuelle et pratique issue d’une sociologie qui aurait à la fois le souci d’une communauté fraternelle qu’on assume, et d’une société que rendrait acceptable l’action qu’aurait sur elle cette communauté. Nous n’indiquons, bien entendu, cette solution que pour mémoire, car, loin de s’épanouir avec le temps, ses prémices mêmes s’amenuisent.

Ceci dit, Camus est fort prudemment retourné au monologue de l’homme absurde, par l’entremise d’un personnage composite qui appartient à la micro-sociologie par quelques aspects du monde qu’il nous dévoile durant les pauses de son périple. Psychiquement, Clamence est en fin de compte un bon garçon assez tatillon sur les principes, et qui a découvert peu à peu l’inanité du monde — de son monde et de lui-même — et qui, très dialectiquement, essaie à la fois de le fuir et de se l’approprier. Ivan Karamazov, Stavroguine, Chatov, Sanine étaient des philosophes de cette espèce ; et Nietzsche naturellement, pour citer un personnage réel. Tous grands contempteurs du monde, et quelques-uns nostalgiques d’une aristocratie dominatrice élaborée dans les sous-sols d’une imagination délirante.

Se détruire soi-même pour devenir Dieu, s’accuser sans relâche pour avoir le droit absolu de juger : deux aspects voisins de la logique délirante qui est l’une des tentations de l’homme absurde, sa sagesse, selon Sisyphe, étant au contraire l’intelligence de sa misère où il trouve finalement le bonheur.

Il y a plusieurs façons de sortir du cercle tragique : mourir sans phrase ; ou bien, brisant le cercle au point de plus forte pression de la vie quotidienne, rentrer dans celle-ci par le drame, qui laisse espérer une issue ; ou bien encore par la comédie.

« J’ai maintenant tué tous les dieux au quatrième acte…, écrit Nietzsche. Où prendre le dénouement tragique du conflit ? Faut-il que je commence à songer à un dénouement comique ? »

Clamence, comme l’un de ses illustres prédécesseurs dans la si riche littérature de la confession publique, nous tire la langue par-delà sa mort au monde comme il faut et tel qu’il est, quand il renaît, maintenant immortel à sa manière, « juge pénitent » d’un monde tragi-comique qu’il organise chaque soir à sa guise.

L. D.

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