Article de Louis Perceau paru dans La Vie Socialiste, 5e année, n° 73, 23 octobre 1927, p. 7-8
La campagne contre l’ambassade bolchevik a inspiré à Léon Blum un article (Populaire du 18 octobre) dont certains passages me semblent devoir être réfutés. Son talent, sa double fonction de leader parlementaire et de directeur du quotidien socialiste, font de Léon Blum, aux yeux de la masse qui ne connaît pas très bien le fonctionnement de nos organismes de parti, l’oracle du socialisme. Ce qu’il dit, ce qu’il écrit, même si ce n’est parfois — et c’est le cas — que la manifestation d’une opinion toute personnelle, est interprétée par beaucoup comme la pensée de l’ensemble du Parti. D’où la nécessité, pour les socialistes qui pensent autrement, et lorsqu’il s’agit de points importants de notre tactique, de ne pas laisser sans la discuter l’opinion de Léon Blum.
C’est ce que je veux faire ici, sans chercher au directeur du Populaire une querelle de tendance. Tout au plus, dirai-je — et ce sera la seule allusion de ce genre que je me permettrai — qu’une fois de plus Léon Blum se montre influencé davantage par les théories guesdistes d’avant-guerre que par les conceptions jauressistes ou blanquistes du socialisme. C’est toujours un étonnement pour moi.
Donc Léon Blum, en réponse à la campagne de droite contre l’ambassadeur bolchevik, écrit :
« La question de l’ambassade des Soviets, si on persiste à la soulever, ne se traitera pas seule. Nous sommes déterminés à englober dans les débats l’ambassade auprès du Saint-Siège, l’ambassade auprès de Mussolini. »
On me permettra de discuter l’une au moins de ces assimilations. Pour l’ambassade auprès de Mussolini, je suis d’accord. J’ajouterai et ce n’est, je tiens à le dire, qu’une opinion personnelle — que si l’on pouvait arriver à une double rupture, je n’en serais nullement mécontent. Je n’ai jamais adhéré, pour ma part, à cette immorale politique réaliste, qui ne tient compte que des intérêts et méprise l’idéal. Si je persiste à penser qu’entretenir des relations diplomatiques avec les gouvernements de dictature et de coup d’État, c’est reconnaître leur légitimité. Ce ne devrait pas être au socialisme à réclamer la reconnaissance des gens qui ont assassiné la révolution russe — ou de ceux qui ont supprimé également en Italie toutes les libertés politiques. Mais passons. Donc, il est exact que l’analogie est frappante entre Mussolini et les bolcheviks. Et pas seulement au sujet de l’ambassade, mais dans tous les domaines.
Mais pour le Vatican il en va autrement. Même au point de vue cynique de la « real-politik », l’ambassade au Vatican est sans aucune utilité. Le pape n’est pas un souverain. Il n’a pas de sujets, et le Vatican n’a pas de citoyens. Donc, inutilité. D’autre part, et c’est le plus grave, entretenir avec le pape des relations diplomatiques, c’est reconnaître officiellement une religion, c’est même reconnaître une seule religion et lui accorder la préférence. L’ambassade au Vatican est un des résidus de cette doctrine de la religion d’État, que je croyais tous les républicains décidés à combattre jusqu’en ses derniers vestiges.
Il n’y a donc aucune analogie à établir entre Moscou et le Vatican. Ah ! si Léon Blum avait dit :
« Comment ? Ce sont les mêmes qui ont réclamé — et obtenu, hélas ! — le rétablissement de l’ambassade au Vatican, qui réclament aujourd’hui la rupture avec Moscou ? Quelle hypocrisie ! »
Si Léon Blum avait dit cela, très bien. Mais qui ne voit le péril de son assimilation, de la manière dont il la présente ? Léon Blum proteste contre la suppression éventuelle des relations avec Moscou. Et il ajoute :
« Si vous rompez avec Moscou, il vous faudra rompre également avec le pape ! »
Oui. Et si vous ne rompez pas avec MOSCOU, nous laisserons le pape tranquille. Cela, Léon Blum ne le dit pas, mais il le pense. Et c’est bien pourquoi il est impossible que l’on voie en lui, sur ce point, l’interprète de la volonté du Parti.
D’ailleurs, qu’on lise attentivement cet autre extrait de l’article de Léon Blum, et on verra si je trahis sa pensée :
« Je ne suis pas de ceux qui ont poussé M. Herriot à placer au premier plan de son programme la rupture diplomatique avec le pape. Si l’on veut toute ma confession, j’ai même regretté que l’activité gouvernementale parût concentrée vers cet objet, alors que le problème financier devait, selon moi, l’absorber toute. Deux mois durant, cette grande controverse a occupé le Parlement : ces deux mois eussent été mieux employés à dresser un plan d’assainissement qui devançât la crise et prévint les dangers d’inflation. Je répète au surplus ce que j’ai déclaré dans ce débat : le socialisme n’est pas, par principe, antireligieux. Son action contre l’Église n’est et ne doit être que de pure défense : défense des attributions nécessaires de l’État, défense de sa propre doctrine, que l’Église condamne. Nous n’avons ni goût ni intérêt, à être rejetés dans les luttes à apparence religieuse ou à voir tourner toute la politique française autour de la question cléricale, ainsi que l’aberration du parti catholique nous le fait redouter une fois de plus. »
Il n’y a pas une phrase là-dedans qui ne soit à l’opposé de la conception que beaucoup de membres du Parti se font du socialisme.
Comment ? Les deux mois passés à lutter pour la laïcité sont deux mois perdus ! Je pense, pour ma part, qu’on pourrait, au contraire, reprocher à notre groupe parlementaire une trop grande faiblesse en face des assauts menés par la réaction contre la doctrine de l’État laïque. On n’a pas assez lutté contre ce scandale de l’ambassade au Vatican. On n’a pas assez lutté pour l’application à l’Alsace et à la Lorraine des lois laïques de la République. On pouvait, on devait faire mieux que ce qui a été fait. Sans doute, n’aurais-je jamais formulé ces critiques si ce passage de l’article de Léon Blum, regrettant encore le faible effort du Parti, ne m’y avait poussé.
Je ne suis pas anticlérical. Pas du tout. Je ne comprends pas qu’on reproche aux prêtres d’une religion ou d’une autre leur intervention dans les luttes politiques. C’est leur droit de citoyens. Mais je suis nettement, profondément, antireligieux. Je n’ai jamais considéré comme de véritables socialistes ces camarades étrangers qui sont monarchistes, croyants, prêtres, pasteurs nu rabbins. Mon socialisme est démocratique, républicain et irréligieux. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et j’aurai sans doute l’occasion d’y revenir. Mais j’ai tenu d’abord à protester contre cette affirmation de Léon Blum, empruntée au guesdisme d’avant-guerre, que la religion était affaire privée et que le socialisme ne devait pas la combattre.
Si le socialisme devait être uniquement une doctrine économique, je ne serais pas socialiste. La C. G. T. est bien plus qualifiée que nous pour améliorer le sort des travailleurs et leur apporter la libération économique totale. C’est elle qui représente vraiment, sur ce point, la classe ouvrière et ses intérêts. Mais le Parti socialiste est quelque chose de plus grand. Il ne s’intéresse pas uniquement au côté économique du problème, mais encore et surtout à son côté politique et moral. Nos précurseurs avaient pour devise : « Bien-être et Liberté ! » Notre Parti pourrait relever ce vieux cri de guerre, en le modifiant légèrement : « Liberté et Bien-être ! » Car je pense qu’il faut donner d’abord la liberté politique entière au peuple. Et aussi sa liberté philosophique. Que peut attendre le socialisme de masses terrorisées par la dictature et un régime d’abjecte police ? Que peut attendre le socialisme de masses abruties par la superstition, de malheureux qui croient aux sorciers, aux tireuses de cartes ou à Dieu ?
Entendons-nous. Je suis profondément tolérant. J’aime trop la liberté, d’ailleurs, pour attenter à celle des autres. Et je pense qu’on doit respecter la liberté de conscience, permettre à chacun de croire à ce qu’il veut et de pratiquer le culte qui lui plaît. Mais est-ce que nous attentons à la liberté politique lorsque nous combattons les idées réactionnaires ? Ce n’est pas attenter à la liberté de conscience que de combattre la religion.
Je suis toujours un peu scandalisé quand un socialiste — il y en a peu, mais il y en a — déclare gravement que la religion est une chose digne de respect. Non. Si nous voulons émanciper le peuple, nous avons à lui assurer, outre son émancipation économique, son émancipation politique totale, et aussi son émancipation philosophique et morale.
C’est pourquoi l’une des tâches essentielles du socialisme est de lutter contre la religion, et particulièrement contre cet odieux christianisme — et le christianisme catholique n’est pas le plus mauvais ! — qui a étendu sur l’humanité, depuis dix-neuf siècles, un voile de tristesse et de deuil ; qui a fait de toutes les joies des péchés, et dont l’abominable doctrine de la résignation sert si bien les oppressions politiques et sociales.
Louis PERCEAU.