Article de Louis Perceau paru dans La Vie Socialiste, 7e année, n° 144, 25 mai 1929, p. 8-10
C’est le défaut des discussions générales. Il est vrai que c’est aussi leur intérêt. Mais me voilà conduit à reprendre une fois encore la plume pour répliquer à l’article du 27 avril, d’André Philip.
Cette fois, je ne suis pas seulement accusé de faire de la métaphysique. Car il paraît que je suis un métaphysicien. Je ne m’en serais jamais douté…
Philip m’accuse d’envisager la question des congrégations d’un point de vue sentimental et non d’un point de vue rationnel.
Lui dirai-je que je m’en moque ? Je n’ai pas plus de goût, on a pu s’en apercevoir, pour la philosophie — ou du moins pour ces distinctions subtiles à l’excès qui sont la marque de la philosophie moderne — que pour la métaphysique.
Je ne me suis jamais torturé l’imagination pour fournir une explication de l’univers, et me borne, à ce point de vue, à constater à la fois notre ignorance et l’impossibilité de résoudre ce problème d’une manière satisfaisante pour la raison, c’est à dire en apportant une preuve qui puisse être scientifiquement contrôlée. Les hypothèses ne sont que des hypothèses et aucun esprit raisonnable ne s’en peut contenter. Si dénoncer la vanité et le ridicule de toute explication hypothétique de l’univers est faire de la métaphysique, je veux bien être traité de métaphysicien.
De manie, Philip montre une incompréhension certaine de mon caractère lorsqu’il m’attribue une position sentimentale dans le problème des Congrégations. Il ne s’agit pas de savoir si les idées propagées par la congrégation sont bonnes ou mauvaises. Sur ce terrain, Philip aurait raison et j’aurais tort. La majorité d’un pays ne saurait avoir le droit, en effet, d’autoriser ou d’interdire l’expression d’une opinion quelconque.
Je me place sur un terrain tout différent, sur le terrain de la liberté. Et c’est parce que la congrégation elle-même est un attentat à la liberté individuelle que je ne lui reconnais pas le droit à l’existence. J’en suis encore, je l’avoue, aux idées de la Révolution Française. Peut-être est-ce faire preuve de peu de modernisme, mais je m’en moque : Il en faut bien revenir, toujours, en matière de liberté individuelle, aux origines historiques de la liberté française.
C’est parce que la congrégation impose à ses membres des vœux qui sont en contradiction absolue avec ce principe de la liberté individuelle proclamé par les Droits de l’Homme, qu’elle est une violation constante de la liberté, et qu’on ne saurait la tolérer.
La liberté ne se prescrit pas. Une association dont la règle essentielle est la renonciation aux droits imprescriptibles du citoyen est une association hors la loi. Je ne ferai pas ici un cours d’histoire. Mais quand on présente la congrégation comme une réunion d’individus majeurs, ayant volontairement abdiqué, à l’âge de raison, après mûre réflexions et dans la plénitude de leur libre arbitre, leur propre liberté individuelle, on est fort loin de la réalité.
Si les congrégations ne recrutaient que parmi des citoyens ayant déjà vécu (à partir de quarante ans, par exemple), il est probable que le nombre des congréganistes des deux sexes serait ridiculement bas. En fait le recrutement implique la mainmise préalable sur le cerveau de l’enfant et de l’adolescent, et la détermination de la vocation dans des conditions qui constituent un véritable abus de confiance, particulièrement à l’égard des femmes. Si nous n’en sommes plus au temps où les familles condamnaient leur cadette au couvent comme à une réclusion perpétuelle, — et encore, qui peut assurer que ces séquestrations arbitraires ne se produisent plus ? — ces procédés de violence ont fait place à des procédés de « persuasion » qui ne valent pas mieux.
Et n’y eût-il qu’une seule religieuse dont on aurait ainsi « guidé la vocation » que cela condamnerait le principe de la congrégation.
La Société a pour devoir de défendre le citoyen contre tous les abus. Elle est tutrice de sa liberté et ne doit pas tolérer qu’on y porte atteinte. C’est en vertu de ce devoir que la liberté se doit d’interdire l’existence d’associations comme les congrégations religieuses.
Je sais que la Congrégation offre des dangers d’un autre ordre pour la Société. Mais si son intervention dans la politique et son caractère civil d’indivision peuvent nécessiter à son égard une législation de garantie, — et c’était le but de la loi de 1901 — ils ne suffiraient pas en effet à légitimer l’interdiction totale.
Là encore, — comme dans tous les problèmes politiques qui sollicitent le socialisme — ce n’est pas pour des raisons de tactique, de sentiment, ou d’opportunité que nous devons nous déterminer, mais pour des raisons de principe.
Que Philip écrive ce qu’il voudra, je défie le Parti de se prononcer pour la droit à l’existence de la Congrégation. C’est le sens qu’il faut donner à cette affirmation de mon précédent article, qu’il n’y a pas de place chez nous pour les défenseurs de la Congrégation. Entendons-nous. Je demande d’autant moins qu’on prenne à leur égard une mesure de discipline, du moins tant qu’ils ne se sépareront pas du Parti dans son action, que leur nombre est certainement insignifiant. Et avec la position que notre organisation politique sera bien amenée à adopter — que certains le veuillent ou non — dans les années qui viennent, la chose sera pratiquement résolue.
Si la question cléricale devait rester dans le domaine théorique, assurément la contradiction entre le socialisme de Philip et son christianisme pourrait être négligeable. Mais dans l’action, il faudra choisir. Un jour viendra bientôt où Philip devra juger s’il est plus religieux que socialiste ou plus socialiste que religieux. Ce sera son affaire. Celle du Parti, celle qui nous occupe, est de savoir si le socialisme, dans cette bataille, reviendra à sa position traditionnelle, malheureusement abandonnée en fait depuis la guerre, ou si, pour éviter un choix douloureux, certes, à de fort rares militants, il laissera au seul parti radical le bénéfice de la lutte contre le cléricalisme et la religion. Et si j’évoque ici l’intérêt du Parti, c’est parce que cet intérêt fait corps avec son devoir en pareille matière.
Pour en revenir à la Congrégation, la question de principe est, à mes yeux, essentielle. C’est parce qu’elle constituait une reconnaissance certaine du droit d’existence de la Congrégation que j’ai dénoncé souvent la thèse de la liberté contrôlée.
J’ai surtout reproché à ses protagonistes, il est vrai, non seulement de sanctionner ainsi une violation flagrante des Droits de l’Homme, mais aussi, dans leur argumentation, de céder à l’odieux chantage du Père Doncœur et de consentir trop facilement à la « situation de fait » amenée par l’erreur de M. Malvy et la faiblesse de M. Herriot. On s’aperçoit aujourd’hui où nous a conduit cette politique, et j’ai le plaisir de constater que l’on n’entend plus guère de républicains déclarer — comme naguère encore — qu’il est impossible d’appliquer aux « religieux anciens combattants » les lois de 1901 et 1904. J’espère bien que, dans non programme laïque de Nancy, le Parti n’oubliera pas l’application intégrale et rapide de ces lois à tout le territoire français…
Ce sont les mêmes raisons de principe qui m’ont empêché de souscrire à cette opinion exprimée dans le Populaire par Léon Blum et à la Chambre par Déat, — si je ne m’abuse — qu’une fois l’enseignement nationalisé ou monopolisé — pour moi c’est tout un — nous pourrions faire preuve de libéralisme à l’égard des congrégations. Non, non et non. Car la Congrégation, qu’elle enseigne ou non, demeure une violation de la liberté individuelle et, comme telle, doit être strictement interdite.
Un dernier mot à Philip.
Je n’admets pas sa distinction entre laïcisme et laïcité. Ou plutôt, je crois que la laïcité n’est que le mode d’expression de notre laïcisme. Je ne suis ni Jacobin ni nectaire, et n’entends imposer à personne mes idées. Je respecte profondément la liberté de conscience, c’est à dire le droit pour chacun de croire ou de ne pas croire. C’est pour cela que j’exige la neutralité religieuse absolue de l’État, de l’Enseignement et de l’Assistance, neutralité qui respecte entièrement le droit de chacun.
Mais le Parti socialiste n’est pas un organisme auquel sont obligatoirement soumis les citoyens, comme ils le sont aux lois de l’État. Il n’est pas, comme l’école ou l’hôpital une institution où tous doivent ou peuvent passer. Y entre qui veut, et l’on n’y est admis que si l’on en accepte le programme et les principes. Réclamer la liberté religieuse pour les membres du Parti est aussi absurde que réclamer pour eux la liberté politique. Ouvririons-nous les portes de nos sections à un monarchiste, s’il se déclarait d’accord avec nous sur la solution que nous proposons à la question sociale ?
J’attends qu’une voix s’élève pour défendre cette thèse.
Cependant, certains partis socialistes étrangers n’imposent à leurs adhérents aucun credo républicain.
Qu’on n’invoque donc ni la liberté de conscience, ni l’exemple du socialisme étranger. Sur certains points, il est possible que nous ayons quelque chose à apprendre de nos camarades belges, anglais ou scandinaves. Sur ces deux points : Monarchie et Religion, je dis que le socialisme français n’a de leçons à recevoir de personne, au contraire…
Car enfin, il y a des pays où le socialisme a exercé parfois le pouvoir, et où l’instruction religieuse est demeurée obligatoire, où le monarque a conservé ses droits héréditaires… Est-ce là l’exemple qu’on nous propose ?
Je préfère, pour ma part, être traité de « nationaliste » plutôt que couvrir du manteau international d’aussi déplorables abdications du socialisme français traditionnel, du « socialisme complet », si profondément républicain et irréligieux.
Louis PERCEAU.
P. S — Depuis que cet article est écrit, j’ai lu avec attention tout ce qu’a publié la V. S. sur cette question. Je ne pense pas avoir à répondre à ceux qui s’opposent, complètement ou partiellement, à la thèse que j’ai développée et que je crois maintenant assez familière aux membres du Parti. Mais je me vois obligé de rectifier l’interprétation donnée par un de nos camarades de ma conception des rapports entre religion et civilisation.
C’est de l’article de Robert Cancalon que je veux parler, et je constate tout de suite que nous sommes d’accord sur les conclusions d’ordre pratique à tirer de ce débat. Mais Robert Cancalon me fait dire que j’ai reconnu l’influence heureuse de certaines religions — la religion grecque, en l’espèce — sur la marche de la civilisation. Il y a là une équivoque que je tiens à dissiper.
D’abord, il y a religions et religions. On ne peut pas n’être pas frappé, lorsqu’on examine l’histoire des religions, pat le fait qu’elles se présentent sous deux formes bien distinctes et complètement opposées. Il y a les religions polythéistes et les religions monothéistes. Chose plus significative encore, toutes les religions polythéistes sont basées sur une exaltation de la personnalité humaine, ou du moins ne cherchent pas à faire obstacle à la vie dans ses manifestations les plus diverses. Aucune contrainte « morale » chez elles, par conséquent. Les religions monothéistes, au contraire, sont toutes basées sur la double idée du « renoncement » et de l’ascétisme.
On peut donc dire que les premières sont des religions « humaines » et les secondes des religions « contre nature ». Personne ne contestera que la civilisation s’exprime surtout par la production artistique et littéraire, par un effort continu dans le sens de la beauté. Un peuple qui n’a ni art, ni littérature, n’est pas un peuple civilisé. Si ce n’est tout, du moins est-ce l’essentiel. Le développement économique et industriel n’est pas, à lui seul, par contre, un signe de civilisation. Exemple : les États-Unis.
Or, il me faut bien constater que ces grandes civilisations qui ont marqué l’histoire de l’humanité, n’ont pu fleurir qu’à côté de religions polythéistes. L’Inde — avant le Bouddha — l’Égypte et la Grèce en témoignent avec assez de précision.
Au contraire, toutes les religions monothéistes ont été incontestablement des facteurs de régression. Que doit l’humanité aux messies réels ou imaginaires que l’on considère comme les fondateurs des religions ou des philosophies ascétiques ? Qu’a fait le Bouddha du monde jaune ? Qu’a fait Mahomet de l’Islam ? Qu’a donné Moïse aux Hébreux ? Quant à l’hypothétique Jésus, je ne redirai jamais assez que le christianisme a enseveli, durant douze à treize siècles, la merveilleuse civilisation gréco-latine sous une lourde chape de plomb, et que le monde occidental n’a retrouvé partiellement cette civilisation, depuis la Renaissance, que dans la mesure même où il s’est délivré du Christianisme. Pour en revenir à ce que me fait dire Robert Cancalon, je n’ai pas dit que la religion des grecs avait été un facteur de la civilisation gréco-latine. Mon idée est assez différente. Je pense que la civilisation gréco-latine a pu se développer librement parce que la religion répandue alors n’apportait aucune entrave morale à l’homme et n’essayait pas déplorablement de refréner le sensualisme, qui demeure le plus essentiel de tous les facteurs de progrès. Le polythéisme grec ne doit pas être considéré comme le créateur de l’humanisme, mais on doit lui savoir gré de n’avoir pas cherché à entraver le développement de celui-ci.
Ce fut, par contre, le crime des religions monothéistes, et, pour ne parler que de l’Occident, du mosaïsme et du christianisme.
Laissons le mosaïsme, dont l’influence est négligeable à notre époque et dans notre pays. Reste le christianisme dont la nocivité est certaine, et peut-être davantage sous sa forme calviniste que sous sa forme catholique, ce qui n’est pas peu dire. Dans la mesure où le socialisme est une doctrine humaine, un « humanisme », il se doit donc de combattre sans relâche une religion qui s’oppose avec tant de ténacité à la civilisation, au progrès humain.
Mais en admettant l’hypothèse invraisemblable d’une renaissance du « paganisme », pourrions-nous nous accommoder de cette religion « humaine » ? Je dis nettement : non. On parle toujours, et certains de nos camarades beaucoup trop, du besoin de mysticisme de l’homme. Cette tendance à l’explication hypothétique des phénomènes inexplicables, cette tendance à la métaphysique, était fort naturelle dans une humanité « en enfance ». La conception du divin est une conception « primitive ». Elle est proprement ridicule chez l’homme instruit et savant du 20e siècle. Ce retour au balbutiement de la préhistoire passera difficilement à mes yeux, pour une manifestation d’idéalisme.
C’est pourquoi ce n’est pas seulement l’Église romaine, ce n’est pas seulement le christianisme, ce n’est pas seulement la religion que nous devons combattre, mais jusqu’à cette mentalité née de la peur primitive devant le mystère de la nature, cette faiblesse d’esprit qui porte certains hommes à adopter une explication hypothétique du monde et à faire intervenir le divin pour expliquer l’inexplicable. Le socialisme doit libérer l’homme d’une pareille servitude spirituelle et élever l’esprit humain jusqu’à la raison pure, laquelle nous enseigne la vanité des explications métaphysiques et la seule certitude — et combien relative encore ! — des explications partielles de la science, dans la mesure où elles peuvent être confirmées par la méthode expérimentale. On n’est un homme que lorsqu’on est maître de sa raison. Le socialisme ne peut compter que sur des hommes pour refaire l’humanité.
L. P.