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László Rudas : La révolution prolétarienne en Hongrie

Article de László Rudas paru dans L’Internationale communiste, n° 1, 1er mai 1919, p. 47-54

Rudas László (Source)

Cinq mois se sont à peine écoulés depuis l’écroulement de la monarchie austro hongroise, et, sous l’influence de la situation économique du pays, étant donnée l’incapacité totale des classes dirigeantes à mener dorénavant les affaires de l’état, le prolétariat hongrois a dû jeter à bas l’appareil de gouvernement bourgeois et établir à la place d’une démocratie bourgeoise la deuxième république des Soviets de l’Europe. Il fallait s’attendre à ce que l’irrésistible développement de la révolution en Hongrie amenât des réformes prolétariennes et cependant l’étonnement de tous a été grand devant ce fait que la bourgeoisie a reconnu son incapacité à diriger davantage l’organisme social et l’état, si bien que la dictature du prolétariat a été atteinte en Hongrie presque avec l’approbation de la bourgeoisie, sans effusion de sang. Et la question se pose : quelles sont les causes de cette transformation presque pacifique ? Et ensuite, peut-on craindre pour l’avenir une contre-révolution ?

Lorsque en octobre 1918, atteignant la limite de sa millénaire agonie, la monarchie austro-hongroise s’écroula, en Hongrie s’engagea une lutte sans merci entre les classes possédantes et le prolétariat des villes et des campagnes. Les fabriques transformées pendant la guerre en prisons devinrent aussitôt les avant-postes des ouvriers révoltés contre leurs exploiteurs. Le prolétariat des campagnes marcha les armes à la main contre les propriétaires, et les prolétaires armées revenues du front menacèrent d’en finir à jamais avec tout gouvernement de classe. Ouvriers et soldats organisèrent partout leurs Soviets ; dans les rues on arracha aux officiers leurs insignes. La révolution adoptait de suite des formes prolétariennes, le prolétariat la conduisait, l’accomplissait. En fait tout le pouvoir se trouvait déjà entre les mains du prolétariat et de la pauvreté paysanne. L’oligarchie des propriétaires depuis longtemps déjà ne gouvernait qu’avec le concours de la force. Depuis longtemps elle entravait le développement économique du pays ; pauvre de capitaux elle ne pouvait entreprendre une culture rationnelle de la terre et sur le marché mondial les céréales de l’étranger la concurrençaient toujours plus avantageusement. Au moyen de droits d’entrée sur le bétail, au moyen d’ordonnances de vétérinaire arbitrairement interprétées, elle s’assurait une rente augmentant de plus en plus le coût de la vie pour la population laborieuse.

L’aristocratie liée avec elle exploitait cependant d’une façon éhontée le prolétariat industriel. On sait comment ce double règne conduisit à la guerre impérialiste de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie et aux annexions de la Bosnie-Herzégovine et de l’Albanie. A la chute de l’impérialisme, le pouvoir apparent des propriétaires se révéla tellement impuissant que tous ces représentants, partis et politiciens disparurent des fondements politiques de la Hongrie presque sans laisser de traces. Les classes dominantes sont entraînées à l’abîme par des lois économiques : poursuivant leurs intérêts immédiats, elles travaillent à leur propre ruine. En même temps que s’écroulait l’oligarchie des propriétaires, s’écroula l’édifice artificiel de l’impérialisme particulier de la Hongrie. Les peuples opprimés et asservis par l’oligarchie hongroise s’affranchirent et s’unirent à leurs frères de race de l’autre côté des anciennes frontières de la Hongrie. Le domaine économique soumis au gouvernement austro-hongrois s’émietta en parties correspondant à des peuples différents. Et la Hongrie agricole, pas viable, resta seule, isolée des sources de matières brutes, de houille, etc. La bourgeoisie hongroise demeura désarmée devant la bourgeoisie étrangère fortifiée et animée d’un nouvel esprit impérialiste. Seule, la classe qui ne comprend pas sa propre économie et l’ordre social, qui s’efforce au contraire de tout son pouvoir de masquer les lois de cet ordre et qui en vue d’avantages momentanés met ainsi en jeu toute son existence — comme nous le montre tout le développement de l’impérialisme — seule, la bourgeoisie pouvait imaginer qu’après la chute de l’oligarchie propriétaire s’instituerait une autre forme de la domination bourgeoise, celle de la bourgeoisie industrielle et commerciale. La bourgeoisie elle-même faisait opposition. Dès le moment où s’étaient accusés les antagonismes de classes auxquels l’impérialisme amena la Hongrie comme les autres pays, toute la bourgeoisie unanimement se groupa autour de l’oligarchie gouvernante ; si en Hongrie les propriétaires mettaient moins d’obstacles à l’organisation du prolétariat industriel qu’à celle du prolétariat des campagnes, ce qui produisait assez souvent chez la bourgeoisie industrielle un désir de gouverner seule, cette condescendance envers les associations professionnelles prolétariennes disparaissait peu à peu dans le cours du développement de l’impérialisme et la bourgeoisie presque entière se concentrait dans un seul camp hostile au prolétariat. Au cours de la guerre elle ne chercha que des bénéfices de guerre et les milliards qu’elle devait enfouir. L’effondrement de tontes ces splendeurs la surprit tout à fait au dépourvu, désorganisée. Hier, encore toute puissante, retenant les ouvriers d’une armée de millions d’hommes, elle se révélait aujourd’hui impuissante. Politiquement impuissante, économiquement tout à fait désorganisée, et privée sous la pression de l’impérialisme des états voisins, du moindre espoir de recouvrer ses forces. De la sorte, à la chute de la monarchie, le prolétariat industriel apparut la seule classe qui comme organisée et éduquée dans la lutte des classes par une sévère discipline de parti reçut en mains tout le pouvoir. Les prolétaires et les paysans pauvres revenus du front, la pauvreté paysanne dans les campagnes purent ainsi briser sous la direction du prolétariat industriel la domination bourgeoise et instituèrent sur les bases de la dictature prolétarienne, la république des Soviets.

Mais justement cette sévère discipline fut un obstacle à la tactique qu’il aurait convenu d’appliquer. Les chefs social-patriotes trahirent la classe ouvrière de Hongrie et la livrèrent. Les actes révolutionnaires par lesquels le prolétariat avait justement apprécié la situation et sous l’influence de l’agitation, alors faible encore, du groupe communiste, se mit à exproprier immédiatement les fabriques, chassa les actionnaires et les directeurs, les remplaçant par des hommes de confiance pris parmi les ouvriers, — ces actes étaient blâmés par la social-démocratie confine des manifestations inorganisées, — créant une nouvelle classe de capitalistes à la place de l’ancienne ; quant à la chute de la monarchie on la chantait comme une « victoire » de la classe ouvrière et les ouvriers étaient invités à défendre l’ordre. Les ouvriers se laissèrent désarmer, ils permirent l’organisation au moyen d’officiers, de policiers, de gendarmes de l’ancien régime, de bourgeois ruinés pendant la guerre et de va-nu-pieds d’une garde blanche, avec le concours de laquelle on désarma les soldats revenant du front.

Ils voyaient avec indifférence fusiller à coup de mitrailleuse ou torturer — on leur brûlait la plante des pieds au moyen de pointes rougies au feu des centaines de révoltés appartenant à la pauvreté paysanne.

Ainsi la social-démocratie se précipitait au secours de la bourgeoisie se transformant toujours en « police du parti de l’ordre ». La bourgeoisie comprit bientôt quel concours lui apportait la social-démocratie et honora ses leaders comme des politiques réalistes des plus perspicaces qui « malgré leurs positions de principe d’antagonistes » de la société capitaliste, sont assez « raisonnables » pour ne pas poursuivre des utopies ; et la bourgeoisie se pénétra toujours plus de son rêve de gouverner enfin sans partage.

Il arriva que tout le monde devint social-démocrate, depuis l’officier de l’armée active jusqu’au dernier policier et au marchand de la rue, tous devinrent des « camarades ». Le parti social-démocrate fut submergé par des éléments petit-bourgeois qui le rendirent de plus en plus contre-révolutionnaire, de moins en moins apte à répondre aux exigences prolétariennes. Ainsi dans toutes les questions d’actualité, le parti social-démocrate — défendit le point de vue bourgeois, justifié naturellement par une phraséologie prolétarienne.

Ainsi grâce au concours du parti, « prolétarien » social-démocrate, se créait une démocratie radicale — dont le caractère embrouillé et petit-bourgeois se manifesta déjà par le nom qu’elle adopta « république populaire de Hongrie », comme si, à l’époque de l’impérialisme, quand les antagonismes de classe atteignent le degré le plus aigu, il existait encore un « peuple » formant un tout unique. Ce ne fut possible que parce que la chute de l’impérialisme en Autriche et Hongrie créa de nouveau une situation où les classes se trouvaient en équilibre et où le gouvernement acquérait une existence relativement autonome. La bourgeoisie étant condamnée à l’impuissance et le malheur du prolétariat étant que ses forces étaient paralysées par ses propres chefs, la petite bourgeoisie s’empara de l’état. Et comme toujours quand elle règne, les partis gouvernaient sans aucune plate-forme, sans comprendre nettement la situation, balancés en avant et en arrière entre la bourgeoisie, désireuse de prendre le gouvernement et le prolétariat qui restait trop fort, trop conscient, même aveuglé par la social-démocratie, pour céder aux tendances de la bourgeoisie. Il est vrai que le prolétariat se laissa convaincre que le moment n’était pas encore venu d’organiser l’état prolétarien. Mais il ne pouvait pas et ne voulait pas renoncer aux revendications économiques en même temps qu’à ses revendications politiques. Les phrases sentimentales dont la bourgeoisie le louait dissimulaient mal la haine et la colère avec lesquelles elle s’efforçait de convaincre le prolétariat, présentant toujours de nouvelles exigences, que l’économie capitaliste désorganisée n’était pas en état d’y répondre. La bourgeoisie dut voir avec une méfiance croissante le prolétariat paysan s’unir au prolétariat industriel exigeant l’expropriation des gros propriétaires terriens ; et elle invita vainement à la création d’une armée disciplinée et à la lutte résolue de l’état coutre les « perturbateurs de l’ordre » qui ne se contentant pas des phrases de la démocratie bourgeoise présentaient hardiment les revendications prolétariennes au soviet, dans les réunions des fabriques, dans les mines, dans les campagnes.

Enfin la bourgeoisie se résolut à une résistance passive ; les fabriques commencèrent à se fermer — et on eut pour cela un bon prétexte dans ce fait que les meilleures mines de charbon étaient occupées par les nouveaux états nationaux voisins. La bourgeoisie céda le pouvoir aux partis petit-bourgeois qui, groupés autour de la social-démocratie, suivaient maintenant une politique de phrases assez personnelle, politique incapable d’empêcher la bourgeoisie de réunir des forces dans le camp de la contre-révolution, et d’empêcher le prolétariat de présenter chaque jour de nouvelles revendications à ses propres « chefs », aux ministres « social-démocrates » prêcheurs de modération.

Cette période fut celle du groupement des forces. La bourgeoisie réunissait les siennes pour la contre-révolution, le prolétariat — représenté à ce moment par le parti communiste s’affermit et prit conscience de sa propre puissance. Cependant gouvernaient les partis de politique petite bourgeoise et social-démocrate. Nous eûmes même un bonapartisme caricatural incarné par le comte Karroliy, qui ne put devenir un Napoléon hongrois pour cette seule raison que la Hongrie avait perdu à la guerre son armée en même temps que son honneur national et que les soldats étaient trop hostilement disposés envers leurs officiers pour fournir un appui au bonapartisme. Tout de même l’élévation de Karroliy à la présidence de la république fut une tentative de placer un arbitre au-dessus des classes.

Le jeu des politiciens petit-bourgeois devait laisser toutes les questions pendantes, sans solution, parce que dans les cadres de la politique petit-
bourgeoise elles n’en comportaient pas. Le vacarme élevé autour de chaque entreprise de compromis ne dissuadait de son insuffisance ni la bourgeoisie, ni le prolétariat. Le vacarme est toujours un signe de faiblesse et il était clair que le pouvoir de la firme petite-bourgeoise social-démocrate devrait bientôt céder la place à la contre-révolution bourgeoise ou au développement ultérieur de la révolution prolétarienne.

Ce fut la social-démocratie qui parmi les partis petit-bourgeois le comprit la première. D’abord elle se mit ardemment du coté de la contre-révolution ; elle jeta en prison le chef du parti communiste qui luttait pour une révolution toute prolétarienne ; elle écarta impitoyablement tous ceux qui se prononçaient en faveur de la dictature du prolétariat ou du système des soviets, elle fusilla par dizaine les mineurs de Salgotarjan et prépara les élections de la Constituante. Mais de la sorte ces leaders conservateurs ne faisaient que hâter la crise entre la droite et la gauche. Cette dernière en arrivait inévitablement à reconnaître le système des soviets et à revendiquer la dictature prolétarienne.

La contre-révolution dura trop peu de temps. Le pouvoir gouvernemental, étant donné l’équilibre des deux partis appelés à décider — grosse bourgeoisie et prolétariat, tombé entre les mains du parti de la petite bourgeoisie n’était qu’une autorité complètement ruinée en faillite, privée de presque tous les attributs réels du pouvoir. Les finances, dans la situation la plus désespérée, l’armée — émiettée, désorganisée, sans espoir, la bureaucratie faisant du sabotage, la police et la gendarmerie « social-démocrates » indociles, — et alentour, soutenus par l’Entente, les petits états impérialistes nationaux, dont le voisinage condamnait à l’impuissance économique et à la cessation de la production ; un pareil gouvernement ne pouvait constituer un appui pour la contre-révolution. Chaque tentative d’assurer à la bourgeoisie l’exploitation de ce qui restait de la Hongrie devait se briser contre les calculs de conquête de l’Entente et des états voisins qu’elle protégeait, et l’impuissante économique de la bourgeoisie entraînait une totale banqueroute politique. Après une courte domination de la petite bourgeoisie et bien des tentatives de calmer par des discours sentimentaux le prolétariat industriel et rural, ces partis comprirent leur incapacité absolue, durent renoncer à leur tâche et transmettre le pouvoir au prolétariat. Au prolétariat et non à la bourgeoisie parce que celle-ci était trop évidemment vaincue, anéantie, condamnée à la mort économique et politique. Le prolétariat s’empara de l’état et, proclamant sa dictature, transformant la démocratie purement bourgeoise en démocratie prolétarienne, — en république des soviets.

Le radio-télégramme, par lequel le commissaire des affaires étrangères, Béla Kun, en informait le prolétariat du monde entier, souligne que le politique impérialiste de l’Entente qui voulait livrer la Hongrie à l’oligarchie roumaine, hâta les événements. Sans doute, la politique de l’Entente a rempli son rôle pour ouvrir les yeux au prolétariat hongrois : en arrachant le masque de la politique wilsonnienne elle a facilité au prolétariat le choix entre Wilson et Lénine. Cependant les conséquences n’en eussent pas été la domination du prolétariat, si le pouvoir de fait n’avait pas été déjà auparavant dans ses mains. La faillite totale du capitalisme me laissait qu’une voie ouverte, la reprise par le prolétariat de l’organisation économique tombée des mains de la bourgeoisie.

Mais la question était déjà résolue au début de la révolution bourgeoise en octobre 1918. Cette révolution fut accomplie par le prolétariat. Le prolétariat l’ayant commencée par la grève de janvier 1918, la menait maintenant à banne fin. Au moment de la victoire il fut trahi par la social-démocratie et trompé sur sa propre force. Mais il dut bientôt comprendre d’une part que le capitalisme n’était déjà plus en état de gouverner l’organisation économique, de trancher les questions nationales, agraires, etc., d’autre part que la démocratie bourgeoise ne voulait pas amener à la victoire la classe ouvrière. Les élections austro-allemandes lui décillaient les yeux. Et l’on peut plutôt dire que l’attitude de l’Entente retarda le triomphe des idées communistes chez le prolétariat hongrois ; il avait perdu le pouvoir parce que la social-démocratie l’avait effrayé par la menace d’une intervention des armées de l’Entente. Mais malgré cette crainte, le prolétariat hongrois devait accomplir sa révolution s’il ne voulait rester à la merci de la contre-révolution et probablement de la faim et des tortures d’une exploitation capitaliste désorganisée, sans force et d’autant plus cruelle. La révolution prolétarienne devint partout une nécessité inéluctable, nécessité économique et historique.

A la deuxième question : faut.il craindre une contre révolution ? Nous avons une réponse. La contre-révolution a déjà commencé son jeu, mais elle devait retomber sans force sous la puissance prolétarienne à cause de l’incapacité de la bourgeoisie de diriger son organisme économique et social. Le fait de son impuissance se révéla avec une telle netteté que même la social-démocratie ne put continuer à l’ignorer et, à l’exclusion de quelques chefs qui depuis longtemps déjà avaient trahi les idéals prolétariens, tout le parti reconnut la nécessité d’une dictature prolétarienne. Et maintenant le prolétariat forme un tout complet derrière le nouveau parti socialiste ; par suite de l’impuissance de la bourgeoisie et des forces de son antagoniste la transformation s’est accomplie sans effusion de sang, et seule l’Entente peut tenter de venir en aide aux éléments contre-révolutionnaires dépourvus de toute influence. Mais la capacité des idées révolutionnaires communistes est de donner aux nouveaux états impérialistes assez de travail chez eux-mêmes. Le prolétariat hongrois sait bien que l’effondrement économique du capitalisme est une cause d’inexprimables souffrances ; la dictature ne lui donnera ni charbon, ni matières premières, etc.; puis la production s’est arrêtée ; méfiant le paysan de condition moyenne reste dans le meilleur cas indifférent. Mais le prolétariat compte sur la victoire de la révolution mondiale et malgré la ruine de toute vie économique, sans charbon et sans matières premières, il saura pourtant organiser la nouvelle république des soviets et la défendre contre tous ses ennemis.

L. RUDAS
(Délégué du Parti Communiste hongrois).

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