Article paru dans Le Libertaire, 76e année, nouvelle série, n° 6, janvier 1971, p. 3
Deux guerres dont il est beaucoup parlé – deux conflits « localisés » diront les stratèges – continuent de désoler deux régions, de décimer des populations : celles du Vietnam et du Moyen-Orient.
Dans les deux cas des « pourparlers de paix » se poursuivent nous dit-on : la conférence de Paris pour le Vietnam, les conversations de la mission Jarring pour le Moyen-Orient. Dans le premier cas les pourparlers n’ont jamais abouti à un cessez-le-feu, ni même positivement à un ralentissement des hostilités. Dans le deuxième cas les dirigeants jouent l’hypocrisie d’une « trêve » qu’aucun des belligérants n’entend prendre au sérieux, toute accalmie n’étant pour eux qu’un moyen de reprendre du souffle, de renforcer son dispositif de guerre pour pouvoir à la première occasion frapper plus fort.
Au Vietnam deux pouvoirs locaux se disputent entre eux la maîtrise du terrain : celui des fascistes de Saïgon, celui des dirigeants de Hanoï. Quant au peuple, lui, d’un côté comme de l’autre, on ne saurait dire qu’il soit effectivement consulté dans cette affaire. Toutefois et quelle que soit notre méfiance envers ceux qui animent la résistance du peuple vietnamien à l’agression étrangère dont il est victime de la part des Etats-Unis d’Amérique, un fait demeure certain : c’est effectivement le peuple qui au Vietnam repousse l’agression étrangère et met en cause l’ordre social établi par les puissances coloniales qui l’ont dominé avant la décolonisation. Nous assistons dans ce pays à une véritable levée populaire pouvant être définie comme la nation en armes. Point de discussions donc, le peuple du Vietnam du Nord est consentant pour lutter contre l’agresseur américain en même temps qu’il aspire à des transformations profondes dans les rapports économiques et sociaux. Comme toujours en pareille situation les organisations de « résistance » accouchent d’une « élite » devenue dirigeante, et aux dires de laquelle la libération du territoire et les transformations souhaitées sont liées à leur propre intronisation comme guides indispensables du peuple dans ses luttes, comme les hommes providentiels venus pour que se réalise l’édification d’un état fort dont ils sont l’incarnation. Ce phénomène n’est pas particulier au Vietnam, on a pu le voir en 1945 au moment de la défaite hitlérienne lorsque les partis communistes se sont imposés en Europe de l’Est par le biais de la victoire alliée. On a pu le voir aussi au moment où les pays d’Afrique et d’Asie ont été « libérés » des colonisateurs classiques. Au Vietnam donc on ne peut que saluer le courage, la ténacité et la valeur individuelle dont font preuve les combattants, dont le PEUPLE se montre capable. Quand on sait les énormes moyens dont dispose l’Amérique et les difficultés qu’elle trouve à faire face à la combativité de ce peuple, comment ne pas mesurer les qualités qu’il lui faut déployer pour qu’il en soit ainsi.
Mais tout cela ne saurait fausser notre jugement quant à la valeur des objectifs d’ordre économique et social vers lesquels les animateurs de la résistance vietnamienne orientent les combattants. Malgré la confusion qui caractérise les informations venues de l’intérieur du Vietnam du Nord, on peut tout de même discerner que les structures sociales qui s’y dessinent sont d’une base essentiellement étatique et autoritaire même si comme on nous affirme de divers côtés l’équipe au pouvoir ne fait preuve d’une subordination totale ni à la Russie post-stalinienne, ni à la Chine maoïste. L’ampleur des combats et les souffrances présentes du peuple du Vietnam n’autorisent pas à fermer les yeux sur le traquenard perpétré à l’intention de celui-ci sous le prétexte de le libérer, par ceux qui au-dessus de lui et en son nom jouent les grands hommes et les libérateurs. Une fois la guerre étrangère terminée le corset de fer de l’état totalitaire sera toujours là et il n’est pas certain que le capitalisme classique en soit fortement bouleversé. Or ce jour-là le peuple au nom de la paix tout court aura déposé les armes, et il sera bien tard pour lui pour se débarrasser de ses oppresseurs nationaux.
Tel est le tableau pour le Vietnam.
Au Moyen-Orient, malgré des particularités multiples, le fond du problème en fin de course n’est pas sensiblement différent. Nous nous trouvons en présence avec les Palestiniens d’une masse d’hommes qui par suite de l’implantation manu militari d’Israël dans une partie de ce qui fut leur pays – le pays dans lequel ils avaient toujours vécu – ont préféré fuir celui-ci plutôt que de se soumettre à une autorité venue s’imposer à eux (dans notre dernier numéro nous faisions état, « le conflit israélo-arabe », des raisons invoquées pour justifier cette implantation, de même que de la situation particulière et souvent pénible faite aux Juifs dans de trop nombreux pays). La gravité du conflit israélo-arabe est avant tout le fruit de l’absence prolongée d’une solution qui aurait dû être donnée rapidement à un problème de transfert injuste et inhumain d’une population dépourvue de moyens d’améliorer elle-même sa position (la fausse solution que constitue les camps, insoutenable, ne peut durer indéfiniment et il est normal qu’elle enfante la révolte chez ceux qui la subisse).
Israël, du seul fait du déracinement de populations palestiniennes dont il est la source porte la responsabilité des déboires et des complications qu’il connaît dans le conflit et dont il n’est pas près de voir la fin. Sa guerre avec l’Egypte, il peut en sortir apparemment vainqueur mais l’Egypte et toutes les nations arabes vaincues il n’en demeurerait pas moins que le fait palestinien serait toujours là, et que la population palestinienne dessaisie de son espace vital, privée de ses foyers par l’implantation de l’état hébreux sera encore une collectivité errante, vivant (si l’on peut dire) des libéralités des uns et des autres, ce dont des âmes fortes ne sauraient s’accommoder longtemps. La population palestinienne déracinée, sans port d’attache, sans base territoriale qui lui soit propre est un défi à l’humanisme le plus élémentaire, à la raison et au bon sens. Or dans cette population beaucoup de jeunes, moins dépourvus de formation intellectuelle que leurs aînés, moins que ceux-ci subjugués par les versets lénifiants du Coran, plus libérés d’un islamisme pour le moins rétrograde. S’ajoute à ces éléments de formation une situation de délabrement et de pauvreté matérielle que ces jeunes, acculés à la lutte par une position intenable et encouragés par leurs leaders, n’ont absolument rien à perdre dans la bagarre. L’existence à laquelle les condamne le statu quo est telle qu’ils ne sont attachés à rien si ce n’est à une action qui peut donner un sens à leur existence en alimentant leurs espoirs. Rien à perdre, tout à gagner. Telle est la situation dans laquelle ils se trouvent. Israël même s’il sort provisoirement vainqueur de cette galère ne sera pas pour autant sorti de l’auberge. La création d’une entité palestinienne est déjà dans tous les cœurs des combattants palestiniens, elle commence à s’inscrire dans les faits par la reconnaissance par la Jordanie du roi Hussein du fait palestinien-feddayin. Cet état fantôme ne peut rien contre Israël s’il est privé de l’appui des feddayin, et s’il associe trop ses forces à celles de ces derniers l’efficacité d’une telle association se retourne autant contre lui que contre ce qui est convenu d’appeler l’ennemi commun.
Il n’en demeure pas moins que présentement avec la mission Jarring le monde intéressé à ce conflit tend à y mettre fin en voulant ignorer ce qui en est la cause : les réfugiés palestiniens. Toute paix conclue dans ces conditions ne sera pas effective. Rien de valable ne sera fait qui ne comportera la libre disposition de territoires où ils pourront vivre au sens honorable du mot. Ce qui d’ailleurs ne saurait modifier beaucoup l’évolution vers un état jordano-palestinien sous une autorité autre que celle du roi Hussein.
Les affrontements qui ont eu lieu entre les feddayin et l’armée jordanienne en sont une preuve. Et le fait « réfugié palestinien » ne disparaîtrait qu’avec ces réfugiés eux-mêmes, c’est-à-dire : s’ils étaient complètement exterminés. Il faut tout de même espérer que les nations arabes comme les grandes puissances dont les intérêts sont imbriqués dans cette affaire sauront ne pas aller jusque-là, fusse par des moyens détournés (si nous raisonnons ici un peu par l’absurde (?) c’est pour que le fond de notre pensée n’échappe pas au lecteur).
Toutes ces considérations, inspirées par notre souci du droit à la vie, à la liberté et au bien-être de tous les hommes, et qui nous conduisent à conclure qu’il est indispensable pour le peuple palestinien de se libérer des états qui veulent le dominer, ne sauraient cependant nous faire perdre de vue que lui aussi, pour être libre, il ne peut ignorer que sa libération n’a pas besoin d’intermédiaire, et que pour être effective elle ne peut passer par des personnalités qui auraient la prétention de s’imposer à lui, au nom de sa libération, dès que le « danger » israélien appartiendrait au domaine du passé, dès qu’une solution territoriale aurait été trouvée. Actuellement la Russie et la Chine tendent, chacune pour leur compte, de s’attirer les sympathies des Palestiniens, et pour cela elles ont un moyen facile, dont elles usent : les aider matériellement dans leur lutte. Cela ne veut pas dire pour autant que la future entité palestinienne sera pro-chinoise ou pro-russe. Qu’elle soit « pro » ce qu’elle voudra peu nous importe, dès l’instant où elle verse dans l’étatisme et la dictature comme moyen d’améliorer le sort des hommes (nous avons des exemples en Afrique, en Asie et en Europe de l’Est de nations qui se sont « libérées » de colonisateurs et d’agresseurs pour accoucher d’un fascisme qui leur soit particulier et dont le contenu n’est pas meilleur que celui qu’elles avaient su vaincre). La lutte d’un peuple vaut mieux que cela.
C’est ici que malgré les caractéristiques qui distinguent bien les deux conflits (celui du Vietnam et celui du Moyen-Orient) qu’une similitude apparaît, et dont l’importance pour nous est capitale : le peuple détruit tout un système d’oppression et il en laisse un autre s’instaurer, alors qu’il pourrait profiter de la situation pour construire sur son propre terrain un embryon de société nouvelle, de laquelle serait banni le règne de la bourgeoisie, du capitalisme et de l’Etat. Il manque de confiance en lui et s’en remet à des équipes d’aventuriers qui, ayant su exploiter les circonstances, ont développé ou entretenu l’idée qu’il ne pouvait se passer d’eux. Simplisme va-t-on nous dire, les choses ne sont pas si faciles, et les peuples ne sont pas assez mûrs pour se lancer d’eux-mêmes dans les innovations. C’est bien là qu’est le simplisme, car quand on voit les erreurs monumentales commises à ses dépens par ceux qui le dirigent on se demande bien comment un peuple pourrait s’y prendre pour faire plus mal qu’eux. Et s’il devait souffrir de certaines erreurs, dont lui non plus ne saurait être exempt, il aurait au moins l’avantage de goûter à la liberté – et ce serait déjà pas si mal.
En tout état de cause et bien que nous voudrions être solidaires sur toute la ligne des populations en lutte tant au Vietnam qu’au Moyen-Orient, il est vraiment impossible pour les révolutionnaires et les anarchistes que nous sommes de souscrire au nationalisme qui est par eux présenté comme le moteur de ce qu’ils pensent pouvoir être leur libération sociale. Dans l’un et l’autre cas le mot de révolution est souvent prononcé mais il ne correspond pas au contenu qui est le sien. La révolution sociale ne passe pas par le nationalisme ni par l’étatisme, donc pas davantage par la consécration de leaders à la direction d’un état même si celui-ci se présentait avec un style prétendu nouveau.
Dans leurs luttes actuelles il est bon que tous sachent que nous sommes de cœur avec eux tant qu’ils assènent des coups aux détenteurs de l’argent, du pouvoir et de l’autorité, mais qu’il cesse d’en être ainsi à partir du moment où leurs efforts s’orientent vers un renouvellement ou un renforcement de ces formes d’asservissement sous quelque bannière que ce soit.