Lettre de Ferhat Abbas parue dans La Révolution prolétarienne, 23e année, n° 380, nouvelle série n° 79, janvier 1954, p. 23-24
La presse française fait toujours le plus grand silence sur ce que pensent et disent les leaders des mouvements nationaux d’Afrique du Nord. Cependant, pour savoir ce que ceux-ci pensent et ce qu’ils veulent, le mieux est de les écouter. C’est pourquoi nous avons publié il y a quelques mois une lettre du Tunisien Bourguiba à son fils et que nous reproduisons ci-dessous la lettre ouverte adressée par Ferhat Abbas, le principal représentant de l’un des deux mouvements nationaux algériens, à Martinaud-Deplat, lors du récent voyage de ce dernier en Algérie.
Monsieur le Ministre,
L’Algérie officielle vous a magnifiquement reçu. Elle vous a prodigué discours et louanges. Elle a vanté son œuvre et fait admirer ses réalisations. Comme pour vos prédécesseurs, elle a pavoisé sur votre passage et dresse, en votre honneur, des guirlandes de fleurs. Devant son « tuteur légal », elle a étalé ses richesses, fière et consciente de sa force et de sa prospérité.
Cette Algérie, vous vous en doutez bien, n’est pas toute l’Algérie. Elle constitue une faible minorité liée par les grands privilèges qu’elle détient et par les hauts emplois qu’elle monopolise. Elle forme à peine une caste semblable à celles des anciens régimes féodaux. Et comme toutes les castes, elle vit pour elle-même, défendant avec férocité ses prérogatives et ses profits sans respect aucun pour le bien-être et le droit d’autrui.
Nous dénions à cette caste d’être notre interprète. Elle peut tout au plus parler d’elle-même. Au demeurant, les discours s’envolent et les contre-vérités s’effritent. Seules les réalités demeurent. Et ainsi elles s’imposent à nous tous et nous contraignent à les affronter sans autre souci que celui de dire la vérité pour mieux connaître le présent et préparer l’avenir.
C’est pourquoi, élus authentiques et authentiquement nantis de la confiance populaire, nous nous autorisons à vous parler du reste du pays, à vous parler de l’Algérie véritable, celle de nos masses paysannes et ouvrières, celle des classes moyennes, celle qui travaille, a faim, et aspire à plus de liberté et de bonheur.
Cette Algérie ne constitue pas seulement le pays réel, mais encore le pays légal. Car parmi les élus musulmans qui vous ont accueilli, beaucoup ne représentent rien, sinon l’autorité préfectorale qui les a fait proclamer contre toute légalité et en violation des lois en vigueur.
La caste privilégiée – celle des gros possédants et des mandarins – vous a parlé des « trois départements français » et des « Français musulmans ». C’est la une simple mystification destinée à servir de paravent à ses intérêts. Il est plus exact de dire qu’en Algérie nous demeurons encore en plein système colonial. La discrimination raciale est la grande loi. Et en dépit du nouveau statut de l’Algérie, nous sommes administrés et gouvernés de la même manière qu’au siècle dernier : aux Européens la légalité républicaine ; aux Musulmans l’arbitraire, la fraude électorale, le chômage et la prison.
On prétend qu’il était conforme au génie de la France de suivre en Algérie une politique d’assimilation. En dehors des Européens et des Israélites, au profit de qui cette assimilation s’est-elle réalisée ? Les institutions ont effectivement assimilé notre pays aux départements français. Elles n’ont pas pour autant assimilé ses habitants. Les autochtones sont restés des hommes de seconde zone. Des assujettis relégués au dernier rang de la société humaine. A telle enseigne qu’en 1943, malgré la grande tragédie de 1940 vécue en commun, malgré une colonisation vieille de plus d’un siècle, malgré la présence sur notre sol de soldats étrangers, le général Giraud pouvait pontifier à son aise et dire : « L’Arabe à la charrue, le Juif à l’échoppe et le Français au pouvoir ». Si depuis cette date, le Juif a été rétabli dans ses droits, l’Arabe est toujours à la charrue avec un salaire toujours aussi dérisoire. Cette mentalité est restée celle d’un grand nombre de prépondérants. Elle est tout simplement intolérable. Elle n’est même pas conforme à la Constitution française qui prescrit dans son article 82 que « le statut personnel ne peut en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français ». Sur quoi donc le législateur se base-t-il aujourd’hui pour limiter le droit de huit millions de Musulmans proclamés citoyens français ?
L’Algérie réelle entend rompre avec ces fictions dégradantes et mortelles. Une loi n’est rien. son application est tout. Or, depuis 1947, l’Algérie a été dotée d’un nouveau statut. Mais aucun ministre de l’Intérieur, « tuteur légal » de notre pays, n’a été en mesure de le faire appliquer. N’est-ce point la preuve que les lois qui nous régissent sont contradictoires et conduisent l’Algérie à une impasse ?
La sagesse commandait que l’on élevât l’Algérie au rang d’un Etat au sein duquel Musulmans et Français gèreraient démocratiquement leurs propres affaires en coopération avec la France républicaine. Cette solution fédérale reste plus que jamais valable.
Nous disons avec beaucoup de raison qu’aucune démocratie occidentale n’a le droit de parler de paix et de liberté si elle n’a au préalable libéré effectivement les peuples dont elle a la charge. Ni les peuples d’Afrique ni les peuples d’Asie ne contestent les bienfaits de la technique moderne créée et vulgarisée par l’Europe. Mais aucun de ces bienfaits ne mérite d’être payé au prix des libertés humaines. La liberté est devenue le grand idéal de tous les hommes.
Nous avons déjà dit, pour notre propre compte, qu’aujourd’hui l’Algérie était résolue à regarder en avant sans se laisser distraire de son but par le souvenir des violences du passé. Nous vivons une grande époque. Le monde cherche un nouvel équilibre. Il essaye de créer de nouveaux liens internationaux valables pour tous les peuples. Qui pourrait prétendre que, placés au centre de cette révolution à l’échelle humaine, les peuples coloniaux allaient accepter de leur plein gré leur assujettissement et se déclarer satisfaits de leur sort ? Et qui pourrait également concevoir qu’à une époque où le monde devient UN, les peuples agiraient sagement en se tournant le dos, en s’isolant et en fortifiant leurs propres frontières ?
L’Algérie réelle est consciente des avantages qu’elle pourrait tirer d’une collaboration avec le peuple français. Elle est également consciente de l’union de tous ses habitants sans distinction de race et de religion à la condition que les privilèges de caste soient abolis.
Un siècle de vie en commun a donné naissance, chez les Algériens d’origine européenne comme chez les autochtones, à un tiers Etat. Ce tiers Etat, comme celui de la France de 1789, sait qu’il n’est rien alors qu’il devrait être tout. Il demande aujourd’hui au ministre de l’Intérieur de ne pas entraver sa ferme volonté d’être quelque chose.
Ferhat ABBAS