Article de Fred Zeller paru dans La Nation socialiste, nouvelle série, n° 1, octobre 1957
Il y a déjà trois années que nous sommes en guerre avec le peuple algérien et cette guerre dégénère en une affreuse tragédie dont on n’entrevoit pas l’issue.
Dans une opinion publique française jusqu’ici relativement insouciante – et dans une certaine mesure complice – l’inquiétude, je dirai même l’angoisse, a fait son apparition.
Un peu partout dans les villes et les villages de France, des familles sont amputées de leurs fils, ou de leurs pères.
La hausse croissante de la vie menace l’équilibre du budget des ménagères. Les difficultés mêmes de la grosse bourgeoisie et des ultra-colonialistes à financer cette guerre et à faire face aux engagements du pays, nous montrent – une fois de plus – leur rapacité. Ces gens envoient volontiers leurs enfants faire la guerre, mais se refusent à ouvrir leurs coffres-forts pour la financer.
Ce sont les travailleurs qui font les frais de cette sale guerre.
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Mais il est évident que si l’on demande au peuple de tels efforts, encore faut-il qu’il ait le sentiment de l’utilité et de la justesse d’une telle perspective.
Or, seuls les travailleurs algériens ont la certitude absolue de la justesse et de l’honorabilité de leur cause.
Par contre, en France, les masses et une fraction de plus en plus importante de la petite et moyenne bourgeoisie ne sont nullement convaincus que leurs intérêts sont en jeu en Algérie, malgré les rodomontades du proconsul Lacoste ou de l’affairiste Morice. Du reste, ils ne l’étaient pas non plus au cours des sept années de cette guerre inutile du Vietnam, qu’il fallut bien terminer, un jour…
Il n’est donc pas douteux que cette indifférence fasse place dans les mois qui viennent à une attitude plus radicale, d’autant que les conditions économiques iront en s’aggravant.
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Le gouvernement Bourgès-Morice, sous prétexte d’en terminer plus rapidement en Algérie, a tenté d’exercer le « droit de suite » qui autorisait les soldats français à pénétrer en territoire tunisien et de sérieux accrochages ont eu lieu avec la jeune armée républicaine de Tunisie. Sans souci des complications diplomatiques et militaires, ni de l’extension du conflit.
Mais personne n’est dupe. En fait, une fraction de gros possédants n’a jamais admis qu’on donnant leur indépendance au Maroc et à la Tunisie et leur but avoué est, en fin de compte, de reconquérir militairement ce qu’ils ont dû lâcher par la diplomatie, afin de retrouver leurs positions dominantes de jadis.
Chacun sait – et Mendès-France n’en fait pas mystère – qu’il y a en ce moment au parlement français au moins 500 élus disposés – dans le privé – à entamer des négociations avec les représentants du peuple algérien et arrêter cette guerre.
Mais nous sommes payés pour savoir que le courage n’est plus, depuis longtemps, la qualité dominante des parlementaires français.
Et tout ce qu’avaient trouvé ces messieurs était une « loi-cadre » qui était beaucoup plus un alibi pour la prochaine réunion des Nations Unies que le désir d’arriver à un accord quelconque avec les Algériens.
Un parti socialiste digne de ce nom aurait dû depuis longtemps dénoncer ces palinodies et marchandages et appeler les travailleurs à un renversement de la vapeur, par des manifestations de masse, semblables à celles qui se produisirent en 1956 contre les « rappels pour la pacification », en vue d’un cessez-le-feu.
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La presse, la radio, le cinéma, la télévision nous submergent de communiqués erronés, de falsifications et contre-vérités évidentes.
Ici même, dans ce pays de la liberté, tous ceux qui s’acharnent à découvrir la vérité – et à la dire – sont menacés, emprisonnés, leurs journaux saisis.
Pourtant, une chose est évidente. La politique de « pacification » qui fut inaugurée par Lacoste, appuyée par le « ratissage » des paras du général Massu, n’ont pu venir à bout de la résistance algérienne.
Depuis juillet, les bombardements continuels – et par vagues massives – n’atteignent plus seulement les combattants du front, mais aussi la population indigène, les femmes et les petits-enfants des douars, déjà cruellement éprouvés par une répression massive et bien souvent aveugle.
C’est désormais la guerre la plus effroyable et la plus absurde. C’est un carnage sans pitié, qui ne peut plus désormais que creuser un fossé de plus en plus large entre notre pays et la nation algérienne qui – qu’on le veuille ou non – est née et prend conscience de son destin historique, au cours même de cette guerre. Au même titre que la Gaule de jadis, partie intégrante de l’Empire romain.
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Il est évident que la prolongation de la guerre d’Algérie, à la suite de l’échec de l’expédition de Suez, menace désormais nos libertés démocratiques.
Déjà à Alger, la liberté est morte. Les libéraux eux-mêmes n’ont plus de moyens d’expression et le fascisme est pratiquement en place, menaçant directement la métropole.
Ce sont les violences et les tortures, dont la plupart n’ont rien à envier à celles de la Gestapo, qui furent, voici 12 ans, dénoncées à Nuremberg comme « crimes de guerre ».
Une commission, composée de parlementaires, avait cru nécessaire de fermer les yeux sur les exactions algéroises, afin de ne pas « gêner » Guy Mollet (!) ; tous… sauf le jeune et courageux député mendesiste, le docteur HOVNANIAN, qui a fait les plus expresses réserves.
Une « COMMISSION INTERNATIONALE » contre « l’Univers concentrationnaire » ne put pas, malgré sa grande tendresse pour le gouvernement de Guy Mollet, ne pas reconnaître l’emploi des tortures et des mesures arbitraires.
Apres le suicide de notre vieux camarade BOUMENDJEL, Guy Mollet après bien des réticences, désigna une « COMMISSION DE SAUVEGARDE DES LIBERTES », dont le pouvoir d’investigation fut ridiculement réduit, et était composée d’honorables personnalités, bien nanties de titres et d’honneurs dont les principales ont du reste démissionné – qui n’a rien trouvé à dire sur le scandale des cas ALLEG et AUDIN, pour ne citer que les plus bouleversants.
La classe ouvrière de ce pays, démoralisée par les défaites successives et les trahisons de toutes sortes, réagit mal. La jeunesse de ce pays est désorientée.
Je suis presque gêné aujourd’hui de penser que pour deux anarchistes italiens, SACCO et VANZETTI, condamnés avant guerre à la chaise électrique, aux U.S.A., des centaines de milliers de travailleurs tenaient deux jours et deux nuits le pavé de Paris et des grandes villes de France ; il en fut de même en 1935 pour obtenir la libération du chef communiste allemand THAELMANN… Aujourd’hui, personne n’ose demander à Lacoste ce qu’il a fait d’ALLEG et d’AUDIN…
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Il ne nous est pas possible de ne pas joindre notre voix à celles qui, à cette heure, individuellement ou collectivement, réclament l’arrêt de cette guerre.
Si elle se prolongeait outre mesure, elle risquerait de rendre impossible, pour de très longues années, toute réconciliation ultérieure entre le peuple français et le peuple algérien et placerait ce vieux pays, sans ressort et exsangue, au bord de la banqueroute et ferait sauter sa vieille structure libérale et démocratique.
Nous voulons voir les choses de plus en plus près. Sans doute, on ne manquera pas d’insister sur l’attitude, jusqu’à ces derniers jours, intransigeante et sectaire du F.L.N. qui n’a pas facilité les choses.
Bien des camarades ressortiront « la tragédie de Melouza », qui nous a posé à tous un pénible cas de conscience.
Certes, nous savons bien – hélas – que tout n’est pas toujours très clair, à l’intérieur du front. Nous ne cherchons pas à nous jeter les morts à la face des uns et des autres, ce qui serait sans fin, mais à savoir s’il est possible d’arrêter le massacre et à quel prix ?
Jamais nous n’avons fait de choix, de discrimination entre les victimes de l’oppression et du colonialisme le plus arriéré.
Dans notre lutte pour le socialisme, nous n’avons jamais admis les mensonges, les faux-fuyants, les réponses évasives à des questions précises, de quelque côté qu’ils viennent.
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C’est parce que nous avons voulu savoir et voir plus clair dans le mouvement du peuple algérien pris dans son ensemble, que notre « GROUPE FRATERNEL D’ETUDES ET D’ACTION SOCIALISTES » a pris l’initiative d’organiser le 25 juin dernier, au CERCLE REPUBLICAIN, une CONFERENCE D’INFORMATION, pour étudier les possibilités d’un cessez-le-feu en Algérie, SANS EXCLUSIVES, NI PREALABLE.
De nombreuses personnalités participaient à cette réunion dont leurs excellences :
MASMOUDI, ambassadeur de Tunisie a Paris,
LAMRANI, représentant à Paris de Sa Majesté le Roi du Maroc.
Des personnalités algériennes ont participé aux travaux :
BELHADI, avocat et ancien délégué à l’Assemblée Algérienne, représentant du M.T.L.D. au « Congrès des peuples contre l’impérialisme ».
JEAN AMROUCHE, ce grand intellectuel, dont la prise de position courageuse, face au drame algérien, honore la pensée française.
PAUL RUFF, secrétaire de la Fédération de l’Enseignement de la R.P. et l’un des fondateurs du journal « La Commune ».
Des militants du « Parti Socialiste S.F.I.O. », de la « Nouvelle Gauche », ont intervenu, notamment :
ORESTE ROSENFELD, conseiller de l’Union française,
JEAN ROUS, secrétaire général du Congrès des Peuples,
AUGUSTE LECŒUR, directeur de la « Nation Socialiste ».
Jean ROUS
Secrétaire Général du Congrès des Peuples contre l’impérialisme
« Nous nous trouvons devant un problème qui est colonial, mais qui s’est trouvé contrarié et court-circuité par un deuxième élément, qui est un élément racial, du fait de l’importance de la présence française, à la fois dans son nombre relativement important, mais aussi dans la durée de son implantation. Nous avons affaire à un problème qui, de ce point de vue, rappelle un peu celui de l’Afrique du Sud (il y a environ 2 millions de Blancs, et 8 à 9 millions d’Africains noirs).
Par conséquent, dans son aspect de principe, nous devons essayer de distinguer deux éléments dans la solution. Il faudra donc, en ce qui concerne l’Algérie, ne pas se contenter de suggérer une simple solution, Il faudra en suggérer deux concomitantes. Il faut que la solution globale du problème algérien réponde à ces deux objections : 1° purger l’Algérie du colonialisme et résoudre le problème colonial : 2° établir le droit de la minorité dans cette nation. Cette minorité ne peut pas être majorité, et en avoir les privilèges, mais elle a, aux termes du droit international lui-même, le droit de vivre et d’avoir un statut .. »
La nation algérienne existe…
« Il devrait suffire de l’énoncer honnêtement pour rencontrer auprès de tous ceux qui sont de tradition, je ne dis pas seulement socialiste, mais démocratique et libérale, une adhésion de principe. Supposons qu’il eût été juste, depuis cent cinquante ans, d’essayer de sauter par-dessus l’histoire et de faire des Français des Algériens musulmans ; d’en faire des Français, et de les assimiler. Mais les partisans eux-mêmes de l’assimilation ou de l’intégration reconnaissent que toutes les fois qu’elle a été tentée, elle a avorté du fait de l’opposition frénétique des colonialistes locaux, qui ont toujours refusé l’égalité aux Musulmans.
Par suite, il était logique de prévoir qu’au bout de cent cinquante ans, ce refus systématique et permanent de l’égalité et de l’intégration, aboutirait à la revendication d’une nation indépendante et d’une nation différente. De nombreux historiens reconnaissent que si la nation algérienne n’était pas une nation tout à fait définie, en revanche, il y avait une collectivité algérienne et un Etat algérien, qui constitue pour les partisans de la nation algérienne une certaine référence historique, peut-être critiquable, peut-être contestable, mais c’est le lot de la plupart des références historiques. C’est pourquoi, en tant que Français, je me réfère beaucoup plus facilement à la théorie française de la nation qui base la nation non pas sur la religion, non pas sur la race, mais sur la volonté collective de vivre ensemble. De ce point de vue, c’est indéniable, les Musulmans font la preuve depuis longtemps, et tout spécialement à travers cette insurrection et cette guerre, que quelles que soient leurs nuances de pensée, quels que soient leurs antagonismes, même violents entre eux, ils veulent être une nation. Ils nous administrent la preuve qu’ils sont cette nation, non pas par des théories raciales, non pas parce qu’ils sont une race ou une religion déterminée, mais parce qu’ils ont la volonté d’être cette nation. »
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« Pour les Algériens, un des éléments importants qui ont conduit à l’insurrection est le fait qu’on n’a jamais accepté de négocier avec eux sur la base de l’auto-détermination. L’idée même de l’auto-détermination était un délit, même un crime.
Il est arrivé alors ceci de paradoxal, et je n’insisterai pas, parce que je devrais alors faire l’analyse des trots années que nous ayons vécues, et cela serait vraiment impossible dans le cadre de ce court exposé… Il est arrivé ceci de paradoxal : c’est que l’idée nationale que la répression a prétendu interdire, elle l’a accélérée, elle l’a provoquée, de même que nos amis marocains m’ont souvent dit : « Le gouvernement français, en exilant Sidi MOHAMMED BEN YOUSSEF, a peut-être fait gagner cinq ans à l’indépendance du Maroc, parce qu’à ce moment-là, s’est polarisé tout le sentiment national, depuis les extrémistes jusqu’aux plus modérés, et tout le monde a été soudé dans la révolte. Et par suite, l’accélération des esprits en avait reçu une impulsion incomparablement plus grande que celle de la propagande pure et simple de l’idée nationaliste. »
« De même, en Algérie, il y a un leader nationaliste algérien pour lequel j’ai beaucoup d’amitié parce que je le connais depuis trente ans. Depuis trente ans, indépendamment même des divergences plus ou moins tactiques que certains ont pu avoir avec lui, il a été le champion inlassable de l’idée nationale algérienne. Il a toujours refusé l’assimilation ; il allait à l’intérieur des congrès où l’on voulait appliquer le projet Blum-Viollette, en se situant comme une minorité intransigeante, opposant l’idée de la nation algérienne aux tentatives d’intégration qui lui paraissaient impossibles Il n’était pas antifrançais, mais il se voulait algérien. Et en ce sens, tout le monde respecte MESSALI, comme un pionnier. »
Se mettre d’accord sur une pré-négociation
« La première proposition sur laquelle nous devons discuter est celle qui consiste à se mettre d’accord sur une pré-négociation, je ne dirai pas pour une table ronde, puisque le mot a divisé certains d’entre nous. Que la table soit ronde ou carrée, qu’il y ait plusieurs tables, cela m’est égal. J’ai été convaincu, par l’exemple du Maroc, que la table ronde d’Aix-les-Bains était une bonne formule, puisque des partis antagonistes sont venus s’asseoir autour, et que cela a facilité les négociations.
Peu importent donc les mots. Si même cela doit choquer, mettons-nous au moins d’accord sur la chose, sur l’idée de la rencontre plutôt que sur le nom que nous lui donnerons… »
La méfiance du F.L.N.
« A ce sujet, les Algériens n’ont pas tous le même point de vue. Le F.L.N., à la Conférence de Tunis, a dit qu’il n’engagerait pas de pré-négociation, sans reconnaissance d’abord de l’indépendance. En réalité, des contacts permettent de comprendre que cette réaction est surtout une réaction de méfiance, qui a été expliquée par le caractère excessif et brutal de la répression et par tout un passé d’erreurs et de truquages. Mais on n’ignore pas que l’intercession des gouvernements tunisien et marocain s’est exercée dans le sens d’une attitude plus modérée ou plus positive, ou en tout cas plus susceptible d’être acceptée par les Français.
Autant je suis partisan de l’indépendance de l’Algérie, autant je suis obligé de reconnaître que mon pays n’acceptera pas l’indépendance, le couteau sur la gorge. »
Les règlements de comptes à l’intérieur du front sont intolérables…
« Pour ma part, sans aller plus avant, le fait qu’à l’origine de ces règlements de comptes, il y ait un débat idéologique, m’invite à dire : il est nécessaire de sauvegarder dans ce mouvement algérien, qui s’est révélé un mouvement composé de tendances différentes, il est nécessaire de conserver à ce mouvement une diversité qui n’est pas compatible avec une certaine union pour les objectifs immédiats.
Il ne me paraît pas du tout souhaitable, pour l’avenir de l’Algérie, que la sélection politique dans le sens d’un mouvement socialiste révolutionnaire, que j’appelle de mes vœux, se fasse par le massacre réciproque, et selon l’idéologie du Parti Unique. La perspective de tous les pays d’Afrique du Nord n’est pas tellement différente des perspectives françaises ; construction en commun d’un véritable socialisme démocratique, quoique dans un rythme et par des voies différentes. De ce point de vue, je crois qu’est condamnable la tentative de résoudre par la violence les dissentiments idéologiques qui existent à l’intérieur de la résistance algérienne. Mais c’est encore beaucoup plus condamnable du point de vue qui nous intéresse, sur le plan de la conclusion et des négociations. Vous voyez le profit que le colonialisme tire de tous ces règlements de comptes. Vous voyez qu’il essaye d’y trouver sa justification, surtout chez les cadres, beaucoup plus encore qu’auprès de l’opinion. On aborde souvent des gens qui vous disent : on n’évitera pas la nation algérienne, mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Les Algériens sont divisés et se massacrent entre eux. Sans doute, il y a dans cette disposition d’esprit le souci de se chercher des prétextes pour ne rien faire. Mais ces prétextes, il ne faut pas non plus les fournir d’une manière aussi fréquente et spectaculaire. C’est pourquoi, du point de vue même de la recherche des solutions et d’une négociation, je crois – et à ce sujet, je le dis, non pas sous forme de conseils aux Algériens, mais sous forme d’un avis à tous ceux qui cherchent la voie pour « en sortir ». Cette voie passe par la réalisation entre Algériens d’une union et d’une entente dans la reconnaissance de leurs diversités. Et nous savons par notre propre expérience que cette union et l’entente dans la diversité comportent les accords les plus larges sur les terrains de la pure et simple efficacité, en même temps que subsistent les divergences idéologiques les plus grandes. En tout cas, les Français, sous peine d’exacerber ces querelles et de retarder la paix, n’ont pas à choisir entre ces tendances. C’est au peuple algérien à les départager. »
M. BELHADI
ancien délégué du M.T.L.D. à l’assemblée algérienne
« … Il est évident que l’état de guerre qui existe entre l’Algérie et la France ne peut plus durer. Chacun, vous le savez, Mesdames et Messieurs, s’accorde aujourd’hui à le reconnaître en France. Cette guerre aboutit à la désagrégation économique, financière et politique, et porte gravement préjudice au prestige de la démocratie française dans le monde.
En Algérie, elle mène un cortège horrible de massacres, de terreurs, de tortures, de misères et de lynchages. Le plus grave, c’est que la poursuite de cette guerre provoque une cassure entre deux communautés, qui pourtant sont appelées à vivre ensemble. Toute personne qui revient d’Algérie n’est pas sans être profondément bouleversée par la rupture totale de relations survenue entre les 9 millions de Musulmans et le million d’Européens. Ce fossé, c’est la guerre menée contre les aspirations nationales du peuple algérien qui en est responsable. Les nationalistes algériens n’ont jamais nourri de haine, ni entretenu d’hostilité contre leurs compatriotes de la minorité européenne.
Certes, les nationalistes algériens ont toujours lutté depuis 1923 pour la reconnaissance de l’Etat algérien souverain, mais pour nous, Algériens, profondément hostiles au racisme entretenu par le colonialisme, cet Etat algérien ne saurait être constitué contre la minorité européenne, qui préoccupe beaucoup de Français, problème auquel M. Jean ROUS a fait allusion tout à l’heure dans son exposé.
Pour nous, l’Etat algérien de demain permettra une cohabitation harmonieuse entre la minorité européenne libre et la majorité musulmane, libérée des servitudes coloniales. La sécurité de l’une et de l’autre ne peut être garantie que par le fait des principes démocratiques. Ce n’est pas une déclaration de circonstance que je fais ici lorsque je dis que le mouvement national algérien a été forgé au cœur même du peuple de Paris par MESSALI HADJ, en contact avec les organisations ouvrières et démocratiques françaises. Les traditions de liberté et de démocratie qui animent ce pays ont nourri l’action des nationalistes algériens. Je rappellerai qu’en 1934, MESSALI HADJ, à la tête de dizaines de milliers d’Algériens, a combattu à côté du peuple de Paris contre les six-févriéristes, pour la défense de la République. D’ailleurs, quelques-uns de ces compagnons français sont ici présents, et je me réjouis particulièrement de me trouver parmi eux. »
La minorité européenne et nous…
« En ce qui concerne la question des rapports entre la minorité européenne et nous, je voudrais indiquer un exemple de l’attitude constante qui a été la nôtre. Vous n’êtes pas sans savoir que pour diviser le peuple algérien, le colonialisme a pris en 1871 un décret, le décret Crémieux, par lequel les Israélites algériens bénéficiaient de la nationalité française. Le colonialisme est toujours source de racisme et si nous, Algériens musulmans, nous n’avons jamais été considérés comme des citoyens, nous constations que nos compatriotes israélites algériens, quoique citoyens français, étalent considérés comme citoyens de seconde zone. Ainsi, en 1934, il y eut des progroms provoqués par le colonialisme contre les Israélites. MESSALI HADJ est alors intervenu immédiatement et a déclaré au peuple algérien : « Ne vous laissez pas diviser par le colonialisme. L’ennemi n’est pas l’Israélite algérien devenu citoyen français, l’ennemi, c’est le colonialisme, source d’obscurantisme et de racisme. »
Nous ne sommes pas contre le peuple de France…
« J’ai voulu rappeler ces faits pour vous montrer que les nationalistes algériens qui veulent passionnément la justice, la liberté et l’indépendance, ne sauraient considérer le fermier, l’instituteur, le postier, le cheminot européen comme des ennemis. Le peuple algérien a trop souffert du racisme et de l’oppression pour vouloir l’imposer aux autres. Le souci majeur des nationalistes algériens, c’est le retour à la paix en Algérie, c’est seulement dans la paix que la cohabitation sera possible entre tous les éléments composant le peuple algérien.
Aujourd’hui, le pendule officiel oscille toujours entre la paix et la poursuite de la guerre. Toute personne sensée en France, quel que soit son milieu, je puis l’affirmer parce que j’ai eu de nombreuses discussions avec des hommes politiques français de toutes tendances, estime que la poursuite de la guerre ne peut conduire qu’à la catastrophe. Et pourtant, personne n’ose prendre les mesures qu’exige cette réalité implacable. Le peuple algérien n’acceptera plus de vivre sous l’oppression. Nous, nationalistes algériens, nous comprenons parfaitement les difficultés que soulève la liquidation du passé colonial. Nous comprenons que ce problème nécessite des discussions, des négociations, des garanties. Mais répétons-le, on ne peut forger ces éléments de paix, de stabilité et de cohabitation que dans la mesure où s’instaure dans notre pays une véritable démocratie. En conséquence, il faut donner la parole au peuple algérien pour qu’il détermine lui-même et choisisse librement ses représentants et son avenir politique, pour qu’il se prononce en toute souveraineté et dans la liberté sur la ou les solutions qui naîtront de la libre négociation. »
L’indépendance ne signifie pas l’isolement…
« … L’indépendance de l’Algérie ne veut pas dire que notre pays s’isolera, derrière une muraille de Chine, sans aucun rapport avec la France. Au contraire, nous sommes persuadés qu’avec l’indépendance politique s’ouvrira une ère de coopération entre nos deux peuples, et je peux vous citer dans ce domaine qu’en 1948, par exemple, j’ai rencontré l’ancien ministre des Affaires Etrangères du Pakistan, et il m’a tenu ce langage :
« Il y a quelques années, l’ennemi n° 1 pour moi c’était l’Angleterre. Aujourd’hui, l’ami n° 1, c’est l’Angleterre.
« Et je m’explique. Il y avait certaines questions coloniales qui nous divisaient. Aujourd’hui, le Pakistan a eu son indépendance. « Nous avons besoin d’une grande nation, nous préférons avoir affaire à l’Angleterre qu’à la France ou à l’Amérique. »
Eh ! bien, nous savons que l’Algérie va tôt ou tard vers cette indépendance. Nous voulons y arriver par la France et avec la France, pour que les liens qui nous ont unis jusqu’à maintenant soient non seulement maintenus, mais renforcés.
Notre pays possède d’incalculables richesses encore inexploitées, et qui attendent leur mise en valeur. Nous aimons notre liberté et notre indépendance, certes, mais nous avons conscience aussi de l’étendue des besoins de notre peuple et nous apprécions toute l’importance du précieux apport technique et culturel de nos compatriotes non musulmans. »
Jean AMROUCHE
Pourquoi jusqu’ici le dialogue fut-il impossible ?
« Qu’importe, après tout, qu’il y ait eu ou qu’il n’y ait pas eu un Etat constitué, et une nation algérienne en 1830 ? Je vous le demande ! L’Italie existait-elle en 1830 ? et l’Allemagne, et tant d’autres pays qui, depuis, ont constitué leur indépendance avec l’argent, la force et le sang français ? Ce n’est donc pas un argument. C’est si peu un argument, que lorsqu’on a la curiosité de lire cet affligeant document de publicité qui s’appelle la « déclaration d’intention » de M. Guy MOLLET, on s’aperçoit que la mention n’y est même pas faite d’une suite d’actes historiques qui s’appelle « la conquête de l’Algérie », qui a duré très longtemps, et de la résistance d’un peuple contre les conquérants, et des massacres, et des déportations, et des enfumades… M. Guy MOLLET ne prononce pas le mot de « conquête ». Il dit pudiquement « l’établissement de la France en Algérie ». C’est tout juste s’il ne donne pas à entendre que la France de l’époque, mandatée par la civilisation universelle pour arracher à la maladie, à la misère, à l’oppression féodale ce malheureux peuple algérien et lui apporter les bienfaits de la civilisation occidentale c’est tout juste si la France ne s’était pas sentie appelée, par ces populations elles-mêmes, afin qu’elle les libérât de leurs oppresseurs !
… Pourquoi n’y a-t-il pas de dialogue possible ? Eh! bien, tout simplement, parce que le colonialisme, qui n’est pas seulement un système d’exploitation et de domination politique, sociale et économique, mais qui est aussi une idéologie, une vision du monde, une religion, s’y oppose. Comment le colonialisme ou ses représentants, accepteraient-ils de se laisser contester en tant que tels, en se mettant eux-mêmes en jeu dans un libre débat, face à des gens que préalablement ils ont destitués de leur qualité d’homme, et par conséquent de leurs droits à engager la discussion à égalité sur quelque sujet que ce soit ? VOILA LA VRAIE RAISON ; elle est là et elle n’est pas ailleurs. »
Les européens d’Algérie
… « Le second point que je voudrais développer très brièvement est celui-ci. Notre ami Jean ROUS a parlé de la situation des Européens d’Algérie et de la constitution d’une minorité avec son statut. C’est là toujours le point. Malheureusement, ce point ne se traite pas en termes politiques. Il doit d’abord être réglé en termes passionnels. Et voici ce que je veux dire. Il est très clair que l’assimilation ou l’intégration n’était pas possible. Maintenant, nous sommes obligés de tirer des faits cette conclusion historique. L’histoire a prouvé que l’assimilation et l’intégration étaient impossibles, tout simplement parce qu’elles ne se sont pas réalisées. Mais il y a cinquante ou quelque cent ans, la perspective de l’assimilation ne pouvait être historiquement écartée. Elle demeurait une perspective ouverte. Qu’est-ce qui empêchait l’ensemble France-Algérie de s’engager véritablement dans cette voie ? Les mêmes intérêts et surtout la même mentalité, je dirai la même métaphysique colonialistes qui n’ont pas varié. »
Les promesses jamais tenues
« .L’assimilation devait être une promesse, mais une promesse qui ne serait jamais tenue. Elle permettait d’assurer perpétuellement une sorte de couverture mystificatrice vis-à-vis du peuple français de la métropole ; peut-être même une sorte de voile auto-mystificateur pour les Français d’Algérie eux-mêmes, qui à l’abri d’une promesse qu’ils considéraient comme extrêmement généreuse, pouvaient perpétuellement une sorte de couverture mais, leur domination absolue sur le peuple arabe et berbère. Si aujourd’hui le collège unique a été repoussé presque unanimement par les Français d’Algérie, c’est exactement pour la même raison. L’arithmétique est appuyée avant tout sur la croyance enracinée de la supériorité de nature absolue et inconditionnelle, du colonisateur sur le colonisé. En sorte qu’établir un statut démocratique réel en Algérie quel que soit le cadre institutionnel envisagé, même dans le cadre de la République Française une et indivisible, est chose insupportable pour les Français d’Algérie. Je ne crois pas qu’une solution raisonnable puisse être apportée, tant que cette résistance n’aura pas été brisée ou dissoute. Or, à l’heure actuelle, nous en sommes loin, la guerre d’Algérie, vous le savez très bien, n’est pas une guerre économique ou politique ; elle est avant tout et essentiellement une guerre sacrée. C’est une guerre de caractère religieux, non au sens confessionnel du terme, ce n’est pas une guerre des Musulmans contre les Chrétiens, et ici il faut dire que nous n’avons d’exemple d’un acte commis par les maquisards ou par les combattants des villes qui tendit à profaner un sanctuaire chrétien ou un édifice du culte, ou une école de caractère religieux. Lorsque M. Soustelle a lancé sa campagne contre la destruction des écoles, disant : « Vous voyez bien, ces panarabistes, ces Musulmans rétrogrades et moyenâgeux sont contre les lumières ; ils sont contre la civilisation occidentale en tant que telle ! » Vous savez très bien pourquoi les écoles ont été dynamitées, attaquées : c’est parce qu’elles étaient des casernements de troupes et uniquement pour cette raison. Ceci, M. Soustelle a oublié de le dire. »
Pourquoi cette guerre est-elle « Sacrée » ?
« Eh bien ! c’est que pour les Algériens insurgés, c’est-à-dire pour l’immense majorité, pour ne pas dire pour l’unanimité du peuple algérien, la revendication de l’indépendance implique le franchissement du seuil qui sépare la sujétion de la condition d’homme libre.
SUR CE POINT, IL NE PEUT Y AVOIR DE MARCHANDAGE. Il ne peut pas y avoir de discussion. Le principe du droit à l’indépendance doit être reconnu et il doit être satisfait. Il est et il sera la preuve concrète, évidente, de la destruction du colonialisme dans son principe.
Pour les Européens d’Algérie, c’est aussi une guerre sacrée. Je voudrais donner ici en exemple la situation psychologique des Français du Maroc et des Français de Tunisie. On sait très bien, à propos du problème tunisien, que l’opposition à l’autonomie interne et à l’indépendance de la Tunisie n’est pas venue des grands intérêts capitalistes. Elle est venue fondamentalement du « petit blanc » et surtout des petits fonctionnaires, qui considéraient que la fonction publique de l’Etat tunisien constituait un apanage féodal, qui, comme tel, devait être transmis d’âge en âge et de génération en génération à leurs enfants.
Ceci, c’est le petit côté des choses.
Mais il y a un aspect plus profond. Comprenez bien que lorsqu’on et installé dans un pays comme conquérant, comme souverain, que l’état de conquérant et de souverain, si misérable soyez-vous, vous donne automatiquement, par droit de naissance, la possibilité d’exercer cette espèce de vengeance diffuse contre l’ordre social qui vous opprime et de le transposer au mépris d’une immense majorité d’indigènes, c’est une espèce de revanche du sort, de promotion morale, à laquelle il est très difficile de renoncer. Quand la France a été occupée, un très grand nombre de Français n’ont pas eu directement, matériellement, à souffrir de la présence de l’occupant. Il en est même qui en ont profité largement, et qui prennent aujourd’hui leur revanche sur les résistants. Mais les Français souffraient dans quelque chose de si intime, et qui est si profondément constitutif de leur personnalité et de leur âme, que l’occupation étrangère leur fut insupportable. Est-il si difficile de comprendre cela, quand il s’agit des Tunisiens ou des Marocains ? »
« Il faut que des garanties très sérieuses soient données à ceux qui prendront la responsabilité de décider et d’ordonner le cessez-le-feu. Ces garanties ne concernent pas tellement l’organisation d’élections libres en Algérie, contre lesquelles aucun démocrate ne peut s’élever. Ces garanties concernent très exactement le statut, l’administration provisoire de l’Algérie, entre le moment où le cessez-le-feu aura été décidé et le moment où les élections libres pourront être tenues.
Il faut que le pays soit administré jusqu’au moment où on pourra lui donner la parole. Or, il me parait difficile que ce pays puisse être confié aux soins de M. LACOSTE ou aux soins de M. BOURGES-MAUNOURY, ou aux soins de M. André MORICE. Il me paraît très difficile, même, que l’on puisse laisser toute licence dans ce pays à une police, à une administration et à une armée qui y développent actuellement l’action que vous connaissez.
C’est pourquoi je ne suis pas très optimiste quant à l’avenir proche. Je crois que pour les hommes au pouvoir, la preuve de l’échec de la politique de pacification n’est pas encore faite, qu’il en est encore qui pensent « qu’en mettant tout le paquet », c’est-à-dire qu’en généralisant la guerre « d’extermination » – et c’est ce que, d’ailleurs, on a commencé de faire – il sera possible de réduire la résistance du peuple algérien et de briser son ressort. Ils pensent que par une action de courte durée, menée pendant les vacances parlementaires jusqu’au moment où la fièvre de l’O.N.U. s’emparera du gouvernement français, une guerre sans merci, et par des puissants moyens de destruction, pourrait permettre de mettre à genoux ce peuple jusqu’ici inflexible.
Je pense aussi que cette tentative échouera et qu’après cet échec, la négociation aura lieu. Alors, il n’y aura pas de vrai problème, si ce n’est entre les Français de la métropole et les Français d’Algérie, dont un grand nombre demanderont à s’en aller. Ils ne pourront pas supporter l’indépendance de l’Algérie, car si pour les Français du Maroc et les Français de Tunisie, le problème d’une conversion psychologique est un problème qu’ils n’ont pas pu résoudre, pensez alors à la catastrophe intérieure, au déchirement, au sentiment de déchéance absolue qui va s’installer dans la conscience de ces Français d’Algérie ! Je dirai que le plus grand des crimes de la propagande officielle aura été de ne pas préparer ces Français d’Algérie, simplement par l’exposé du rapport réel des forces, de l’évolution du problème, des nécessités de l’Histoire, de l’économie et de la politique, de ne les avoir pas préparés, je ne dis pas à un abandon, mais simplement à l’adaptation à des conditions nouvelles.
Il se produira un choc en retour, certainement très dangereux, très pathétique mais ce n’est pas un problème algérien, c’est un problème spécifiquement français. »
(1) Le compte rendu sténographique de toutes les interventions de la « table ronde » peut être obtenu contre la somme de 400 fr. – Anne Glaeser, 5, rue Bleue, Paris.
DANS LE PROCHAIN NUMERO NOUS PUBLIERONS LES INTERVENTIONS DE MM. :
MASMOUDI, ambassadeur de Tunisie à Paris ;
LAMRANI, représentant de S.M. le roi du Maroc ;
Oreste ROSENFELD, conseiller S.F.I.O. de l’Union Française ;
Paul RUFF, secrétaire de la Fédération de l’Enseignement de la Seine ;
Auguste LECŒUR, directeur de la « Nation Socialiste ».