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Marcelle Prat : J’ai parlé près d’Alger au Gandhi nord-africain, Messali Hadj

Article de Marcelle Prat paru dans France-soir, 6e année, n° 839, 12 avril 1947, p. 1 et 3

Messali Hadj et sa femme au cours d’un meeting qui a précédé leur retour en Algérie.

Agitateur et prophète, marié à une Française, il m’a dit : « Nous attendons la victoire du Viet-Nam »

(De notre envoyée spéciale Marcelle PRAT)


La France va-t-elle connaître en Afrique du Nord les difficultés qu’elle combat actuellement en Indochine ? Aura-t-elle à lutter contre des Ho Chi Minh nord-africains ? Telles sont les questions qui se posent actuellement et auxquelles de récents et sanglants incidents et le voyage du ministre de l’Intérieur ont donné une nouvelle acuité. Pour y répondre, pour examiner objectivement les conditions de la vie en Afrique du Nord, France-soir a envoyé sur place deux des spécialistes les plus avertis des questions coloniales : Marcelle Prat (dons nos lecteurs se rappellent le grand reportage sur Trieste), et Pierre Herbart, dont l’ouvrage, Le chancre du Niger, violent réquisitoire contre l’Office du Niger, fit grand bruit il y a quelques années.

C’est par l’interview du principal agitateur algérien que France-soir commence cette enquête. L’atmosphère, en Algérie, reste chargée. Une haine sourde, savamment entretenue par une minorité agissante, sépare les Européens des Musulmans. La population européenne est elle-même divisée, et il en résulte une crise d’autorité qui, au pays de l’Islam, peut devenir fatale à la souveraineté française.


ALGER, .. avril (par téléphone).

J’AI rendu visite aujourd’hui au Gandhi nord-africain. Un Gandhi au petit pied qui pourrait écrire tout de même un volumineux « Mes prisons » et pour lequel des centaines de milliers d’Arabes manifestent une pieuse vénération. Il s’agit du mystérieux et mystique Messali Hadj, chef du Parti du peuple algérien, agitateur redoutable, l’homme qui a provoqué la venue à Alger de notre ministre. de l’Intérieur. Car c’est en grande part à cause de l’agitation produite par la tournée électorale de Messali Hadj sur le thème « Nous obtiendrons notre indépendance par le sang » que M. Depreux est parti.

Dans une villa de banlieusard

C’est à quelques kilomètres d’Alger, dans la villa de la Bouzarea, où il vit en résidence surveillée, que j’ai trouvé Messali Hadj. Le champion du nationalisme arabe et de l’indépendance algérienne, qui fonda « L’Etoile nord-africaine » à Paris en 1926 et le Parti du peuple algérien à Nanterre en 1937, a connu successivement, presque toujours pour reconstitution de ligue dissoute, les prisons de France, d’Afrique du Nord, du Sud algérien et d’Afrique Equatoriale … A peine libéré en 1939, il était de nouveau arrêté au début des hostilités et condamné en 1941 à seize ans de travaux forcés. La libération ne lui valut pas encore de recouvrer la liberté et c’est finalement l’an dernier, de sa résidence forcée de Brazzaville, qu’il fut autorisé à venir habiter les environs d’Alger.

La demeure qu’il occupe avec sa femme – une Française originaire de l’Est – et ses deux enfants – une fille et un garçon qui parlent couramment l’arabe et le français – est une petite villa qui ressemble à toutes celles de la banlieue parisienne. La pièce où il me reçoit est une salle à manger de pur style Barbès. Le mobilier se compose d’un buffet, d’une table, de six chaises et d’un grand fauteuil de cuir, au plafond une suspension. Il est grand, vêtu à l’européenne avec seulement un tarbouche sur la tête. Sa figure est broussaillée d’une barbe blanche et noire, qui semble lui dévorer le visage. Au milieu de cette véritable forêt de cheveux, des dents blanches apparaissent.

Autour de sa coiffure arabe, une auréole de boucles frisées encadre ses tempes, sur le dos elles sont plus longues et retombent sur ses épaules Visiblement, cet homme se compose une allure de philosophe, de sage, de religieux. Certaines gens disent que ses yeux sont magnétiques, et qu’il ressemble à Raspoutine.

« L’unité musulmane doit être rétablie »

La conversation s’engage :

– Votre parti est nationaliste ?

– Oui, nous sommes nationalistes, nous voulons que l’Algérie soit aux Algériens, y compris les Français qui ont leurs intérêts ici, c’est-à-dire que nos droits seraient égaux, nous aurions un parlement indépendant, nous serions une démocratie.

– Etes-vous d’accord avec le parti communiste ?

– Moi-même j’ai été « front populaire » : jamais il n’y a eu autant de persécutions et d’emprisonnements que sous ce régime ; aussi avons-nous cessé de croire aux partis. Qu’ils soient de droite, de gauche ou du centre, nous nous détournons d’eux. La politique coloniale a échoué ; nous ne pouvons donc plus compter que sur nous-mêmes ; voilà pourquoi nous voulons notre liberté.

– Songez-vous à refaire l’unité du peuple musulman, et regardez-vous du côté du Maroc ?

– Oui, l’unité musulmane doit être rétablie.

– Mais si des réformes étaient introduites dans la politique française ?

– Les réformes que l’on peut nous accorder ne nous suffiront plus.

Le gouverneur général, ajoute Messali froidement, est certainement animé des meilleures intentions, mais il ne peut rien. Ceux qui gouvernent sont les fonctionnaires. Les réformes figurent sur le papier, mais ne vont jamais plus loin. Rien ne changera tant que nous seront gouvernés par des Français. De 1940 à 1944, nous avons eu le spectacle du gouvernement d’Alger avec ses querelles, ses intrigues, où il était question de tout sauf des Arabes ; jamais nous n’avons si bien compris qu’il était temps que nous gérions nous-mêmes notre propre pays. Croyez-moi, dans le cœur de chaque Arabe, il y a le désir de l’indépendance ; plus on attend, plus le fossé se creuse. Vous ne pouvez plus continuer dans cette voie.

– Que voulez-vous que nous fassions ?

– Vous êtes la force : c’est à vous à nous tendre la main ; nous, nous tendons la nôtre.

– En termes plus précis cela veut dire : abandonnez vos positions …

– Si vous ne le faites pas de grand cœur, vous y serez contraints.

– Puisque vous-même vous dites que nous sommes la force, la force peut toujours exercer ses droits …

– Non ! ceci n’est plus possible. Quand vous aviez les Allemands chez vous, les vrais patriotes ont préféré manger du pain sec plutôt que s’entendre avec l’occupant ; vous avez lutté sans armes. Il n’y a pas que les canons : et l’Indochine ? Vous ne croyez pas que le Viet-Nam déjoue les armées ?

– Qui vivra verra !

– Le Viet-Nam gagnera ! Nous attendons sa victoire.

– Etes-vous d’accord avec le parti de Ferhat Abbas ?

– En France, quand les Allemands étaient chez vous, tous les partis ont fait l’unité sur un point : la libération.

– Mais Ferhat Abbas ne demande pas l’indépendance totale !

Messali sourit ; ses dents, d’une blancheur crue, séparent sa barbe de sa moustache.

– Lui, c’est la première étape …

– C’est bien ce que nos dirigeants pensent !

Une concentration mystique

Toujours très calme mon interlocuteur me conduit sur son balcon. Là il perd son regard dans le ciel et, comme inspiré, il se tait quelques secondes

D’une voix de basse, il scande :

– La misère !… La misère est atroce. Avez-vous vu la Casbah ? Avez-vous vu Bidon-Ville ? Si nous étions au pouvoir, tout cela disparaîtrait.

– Et avec quel argent ?

– Notre premier geste serait de faire un emprunt à la France.

Je souris.

– Ne laissez plus les Arabes rendre les Français responsables de leur détresse. Quand la masse est acculée au désespoir, on ne peut plus répondre d’elle.

Toujours très grave, très maître de lui, plongé dans une sorte de concentration, Messali prophétise :

– La solution est entre les mains de Dieu.

Me reconduisant à ma voiture, ce singulier personnage que l’on appelle quelquefois aussi le Gandhi de l’Afrique, ajoute :

Madame, répétez mes paroles, et que l’on agisse vite, avant qu’il soit trop tard.

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