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Pierre Naville : Le « fascisme » en France et la crise de la bourgeoisie

Article de Pierre Naville paru dans La Lutte de classes. Revue théorique mensuelle de l’opposition communiste, 3e année, n° 27, janvier 1931, p. 31-42

Tardieu, Steeg, Laval …

Le n° 24 (Août) de la revue l’Internationale Communiste contenait un éditorial sur la « crise européenne ». Le schéma en est très simple. Le voici : la crise économique mondiale va s’approfondissant. Les pays européens, particulièrement les pays à base agraire, y sont de plus en plus sensibles ; la conséquence politique est une poussée fasciste de la fraction la plus féroce du capital qui veut subjuguer le prolétariat, c’est-à-dire l’empêcher de transformer cette crise en une révolution sociale.

L’auteur complète son tableau ainsi esquissé en donnant quelques exemples de la situation en Pologne, en Allemagne, en Finlande, en Lettonie, et aussi en France.

Citons d’abord les appréciations de l’auteur sur la situation en France :

« En France, la lutte contre l’annulation de fait des assurances sociales n’est qu’une étape dans la lutte contre l’offensive fasciste générale que prépare le gouvernement Tardieu contre la classe ouvrière » (p. 1529). « Pour l’instant il suffit de signaler la clôture soudaine de la session parlementaire, clôture que le gouvernement Tardieu a accompagné de gestes nettement dictatoriaux ». (Blum ne parlait pas autrement).

A Dijon, le 1er juin, « Tardieu développa une conception de la réorganisation de l’Etat … Tardieu se prononça catégoriquement contre le libéralisme qui a fait son temps, c’est-à-dire contre la démocratie bourgeoise, contre toute espèce de partage du pouvoir, et contre « l’étatisme socialiste ». Tardieu déclara :

« L’Etat démocratique doit être fort. Il est le défenseur de deux représentants de l’intérêt général : le producteur et le consommateur ».

Il n’est pas difficile de s’apercevoir que ces déclarations de Tardieu sont, à peine voilée, la proclamation du fascisme (souligné par nous. N.). C’est d’ailleurs dans ce sens que les milieux bourgeois comprirent le discours de Tardieu. Comme l’a fait remarquer le journaliste allemand Tserer, les déclarations de Tardieu « ne se distinguent pour ainsi dire pas du caractère et de la tendance des discours et des appels fascistes ». Il est certain que Tardieu a poursuivi ce but : affirmer ses conceptions fascistes. En clôturant par décret la session parlementaire, le gouvernement français n’a pas caché que l’inaction du Parlement n’est pas due à des motifs politiques fortuits, mais à une tendance générale de principe. »

« Si nous avons exposé d’une façon détaillée le programme du gouvernement français, c’est parce que ce programme de fascisation, d’institution d’une dictature déclarée du capital en France est en train de se réaliser non sous l’effet d’une crise intérieure qui se développe rapidement, mais du fait que la situation générale de l’Europe pousse la bourgeoisie vers la dictature. Il va de soi que la bourgeoisie française ne se presserait pas de renforcer sa dictature et de liquider le parlementarisme, si elle ne prévoyait pas l’avènement d’une période de batailles sociales déclarées. La bourgeoisie se hâte de passer à l’offensive dans sa politique générale et aussi dans sa politique qui touche directement aux intérêts de la classe ouvrière. L’annulation de fait de la loi sur les assurances sociales, annulation opérée avec la participation active et directe des socialistes, est un des éléments de l’offensive fasciste générale de la bourgeoisie française. C’est ainsi que la classe ouvrière a jugé la situation et ce n’est pas pour rien que la lutte des ouvriers français contre la nouvelle loi des assurances sociales embrasse des régions de plus en plus grandes …

« L’offensive de la bourgeoisie française, la fascisation de la République, se heurtera à une riposte de plus en plus décisive des ouvriers français, de sorte qu’en France, la crise politique générale ne cessera de se développer en largeur et en profondeur.

« Si, en France, la lutte de la bourgeoisie pour instituer la dictature fasciste aboutit à une terreur contre la classe ouvrière, son parti communiste et ses organisations révolutionnaires de masse, elle n’en revêt pas moins, dans une certaine mesure, un caractère inavoué … » (p. 1531-32).

Telles étaient les contradictions de la « 3e période » ! La déclaration de Tardieu était une « proclamation du fascisme », de la lutte de la bourgeoisie « pour la dictature fasciste » qui aboutit « à la terreur contre la classe ouvrière », mais tout cela garde un caractère … inavoué. Quelle candeur ! Le fascisme est proclamé par le chef du gouvernement bourgeois, la bourgeoisie instaurant la dictature fasciste, répond par la terreur à l’offensive ouvrière, mais tout cela est inavoué. Mais comment le fascisme peut-il être à la fois proclamé et inavoué ?

Au fond, les bureaucrates qui faisaient des discours de Tardieu des paraphrases fascistes, étaient les moins convaincus de ce qu’ils avançaient. Il leur a échappé des aveux non équivoques, comme cela arrive toujours dans les périodes de « tournant » où chacun remanie son vocabulaire, se contredit, donne un nouveau sens aux mêmes vieux mots, redore de vieilles formules, et s’embrouille terriblement dans le dédale des faits. Dans son n° 24, l’Internationale Communiste parle des proclamations fascistes de Tardieu, mais dans son n° 26, Ferrat écrit :

« On ne saurait encore parler de crise politique dans le sens que la bourgeoisie ne peut plus employer les anciennes méthodes de gouvernement ».

Mais que doit on croire, le n° 24 ou le n° 26, de la revue du C. E. de l’I. C. ? Car enfin, la domination du fascisme, la proclamation du fascisme, cela signifie certainement le rejet des « anciennes méthodes de gouvernement », et l’adoption de nouvelles méthodes. Si Tardieu est le héros fasciste de la bourgeoisie, si la loi des assurances sociales est une loi fasciste, la chape de plomb fasciste pour étouffer le prolétariat, alors il est clair qu’il a adopté de nouvelles méthodes de gouvernement, parce que les anciennes ne suffisaient plus à assurer la domination des capitalistes, de la bourgeoisie acculée à la nécessité de surmonter la crise qui risque de devenir chronique, par le rejet d’un nouveau fardeau sur le dos des ouvriers. Sur ce point l’éditorial du n° 24 de l’I. C. sent encore un peu la « troisième période », le vocabulaire de fier à bras de l’appareil stalinien de la « troisième période ». Quant à Ferrat, il s’était déjà un peu reposé dans les eaux tièdes du tournant; il commençait à comprendre que Tardieu, bien qu’il ait été le représentant patenté du grand capital, n’était pas encore son chef fasciste ; il soupçonnait même – c’est indiqué dans le même article (Premières répercussions de la crise économique, p. 1737) – que Tardieu pouvait bien être déjà passablement usé, et que la bourgeoisie est bien capable, sans nuire à ses affaires, de lui trouver un successeur. C’est la crise économique qui nous vaut cela. L’arrivée de Steeg au pouvoir le montra.

Tout cela ne serait pas mal si ce n’était pas simplement le revers d’une même médaille. L’effigie du fonctionnaire centriste n’est jamais la même sur la face ou le revers de la médaille. Cette fois-ci, sur le revers, nous voyons un Ferrat assagi. D’ailleurs sa sagesse est peu méritoire. L’opposition a exprimé depuis longtemps cette idée. La Lutte de Classes avait montré que Tardieu restait le chargé d’affaires démocratique du Capital, et que même sur ce terrain, les interférences croissantes de la crise avaient considérablement affaibli sa position. La clôture brusquée des Chambres ne fut qu’un expédient parlementaire classique, comme cela s’est passé déjà de nombreuses fois. Steeg vient d’en user à son tour. Cela ne ressemble en rien à une « dissolution », comme se l’imagine ingénument le rédacteur de la Pravda qui rédige les éditoriaux de l’Internationale Communiste.

Mais les excellentes intentions de Ferrat restaient à l’état embryonnaire. Sa position de bureaucrate centriste lui imposait un certain nombre d’obligations, dont la moindre est de se contredire lui-même. En même temps qu’il affirme que la bourgeoisie n’a pas besoin de recourir à de nouvelles formes de gouvernement, il reprend les phrases sur la loi « fasciste » des assurances sociales.

Ferrat et ses supérieurs ont mis des mois à comprendre que la crise économique devait évoluer lentement, tout en s’élargissant, grâce au jeu inéluctable du marché mondial, parce que les éléments économiques propres de l’impérialisme français se trouvaient mieux placés que ceux des autres impérialismes déjà ravagés par la crise. Ils ont aussi mis des mois à comprendre que les hommes politiques de la démocratie capitaliste, dont le rôle est de tenir les rênes de l’état de classe, en assurant, avec le minimum de frais, la domination sur le prolétariat et le profit des capitalistes, ne pouvait pas revêtir actuellement le masque fasciste. Mais, l’ont-ils compris ? Les brouillards du tournant, pour autant qu’ils laissent transparaître l’aveu d’un Ferrat, abritant aussi les hurlements antifascistes quotidiens de Bonte et de l’Huma tout entière.


Quelques mois ont passé depuis que Tardieu se trouvait au sommet de son pouvoir. Les mois de Juillet-Août-Septembre ont été justement les mois durant lesquels la crise mondiale a pénétré avec force dans les limites de la France. C’est le moment à partir duquel la production a commencé à reculer. Nous avons toujours parlé du développement de la crise jusqu’à ce moment-là comme d’une dépression en pente douce. Mais à partir de ce moment il s’est produit une aggravation plus rapide, marquée par le recul de la production et l’apparition du chômage. Parallèlement à cette aggravation, le prestige de Tardieu a diminué aux yeux mêmes de la bourgeoisie. Le choix de son successeur s’annonçait, en même temps que la fin de sa politique de « prestige ». C’est à ce moment (mi-décembre 1930) que fut constitué le ministère Steeg.

Ce ministère était à peine constitué que le Bureau politique du Parti publia une résolution sur la situation qui reprenait l’analyse du mois d’août, que nous avons rappelée plus haut. La direction centriste ainsi ne s’est pas fatigué. Ferrat avait fait apparaître quelques lueurs de bon sens. Lueurs aussitôt disparues que surgies. En effet, la Déclaration du Bureau Politique (Humanité du 30.12.30) précise qu’entre le ministère Steeg et le ministère Tardieu il n’y a aucune différence, que tous les deux sont des gouvernements fascistes, et que vis-à-vis de l’un comme vis-à-vis de l’autre les « social-fascistes » pratiquent la même politique de soutien – indirect pour le premier, direct pour le second.

Voici exactement ce que déclare cette résolution :

« Steeg n’a pas un autre programme que celui de Tardieu. Tardieu, Steeg, Poincaré, ou un Laval quelconque ne peuvent avoir une autre politique que celle dictée par les intérêts de la bourgeoisie …

« Le gouvernement Tardieu, pour sortir le capitalisme indemne de la crise, apportait aux travailleurs la misère, le fascisme, la guerre. Le gouvernement Steeg n’apporte pas autre chose aujourd’hui et il sera de même d’un gouvernement bourgeois X … demain …

« Quelle différence y a-t-il entre la « paix intérieure » de Steeg et « l’Etat fort » de Tardieu ? Cette « paix intérieure » du point de vue des exploiteurs, peut-elle être obtenue sans un « Etat fort », c’est-à-dire sans un Etat fasciste ? « Paix intérieure », « Etat fort » deux formules : un même programme …

« Il faut abattre le fascisme, non seulement en tant que programme de certaines organisations fascistes, mais en tant que système de gouvernement, quelle que soit la formation ministérielle au pouvoir.

« Le gouvernement « démocratique » Steeg est chargé de liquider les derniers vestiges de la démocratie ».

Ces déclarations nous ramènent aux caractéristiques donnés par l’Internationale Communiste et en général par la presse du Parti au mois d’août et dans les mois précédents. Elles établissent clairement que la perspective politique du parti reste toujours aussi fausse, nullement articulée sur le déroulement véritable de la situation : en effet, pour elle le système de gouvernement actuel est le fascisme, soutenu par le « social-fascisme ». Telle était pour elle la situation au début de l’année et auparavant (dès le début du premier ministère Tardieu). Telle est actuellement la situation. Et telle sera la situation demain. Cette théorie est immuable ; même à travers les sinuosités du tournant, elle a persisté. Les directions du parti passent, elle dure.

Mais comment cela est-il possible, alors que la situation se développe, que la crise économique et sociale épouse chaque mois des formes nouvelles, que le mouvement de la mécanique des classes ne cesse pas de se transformer ? A chaque étape nouvelle du développement de la situation, la direction du parti n’oppose pas autre chose que la même théorie du gouvernement fasciste. C’est qu’elle ne comprend rien au développement des étapes, à la dynamique de la crise capitaliste. Elle confond les périodes, et aboutit toujours dans ses analyses à un résultat algébrique qui est le gouvernement fasciste.


La caractéristique du fascisme est inconnue aux camarades du parti qui ne peuvent l’apprécier qu’à travers la presse centriste. Les directions du parti ont d’une manière générale vidé tous les termes du vocabulaire communiste de leur sens de classe précis. Sous l’étiquette « fasciste » ils ont mis, suivant le tournant qu’ils pratiquaient momentanément, diverses choses. Il en est résulté un obscurcissement de la conception marxiste du fascisme, auquel on en est venu à donner un sens purement psychologique : le fascisme est devenu tout simplement l’équivalent d’un régime de violence et d’oppression. Or, comme la domination de la bourgeoisie n’est assise en général que sur la rapine, l’oppression et la violence, il s’en suivait que toutes les formes de domination de la bourgeoisie peuvent être appelées fascistes. C’est de cette manière que l’appareil de l’Internationale, sous la haute direction idéologique de Staline, a complètement perdu la capacité d’analyse marxiste, ce qui a des conséquences – fatales depuis 1924 – dans le domaine de la tactique et de l’action du prolétariat révolutionnaire.

Trotsky a donné en différents endroits des caractéristiques du fascisme.

« Le fascisme, écrivait-il, peut, selon les pays, avoir des aspects divers, une composition sociale différente, c’est-à-dire se recruter parmi des groupes différents; mais il est essentiellement le groupe combattif des forces que la société bourgeoise menacée fait surgir pour repousser le prolétariat dans la guerre civile. Quand l’appareil étatique démocratico-parlementaire s’empêtre dans ses propres contradictions internes, quand la légalité bourgeoise est une entrave pour la bourgeoisie elle-même, cette dernière met en action les éléments les plus combattifs dont elle dispose, les libère des freins de la légalité, les oblige à agir par toutes les méthodes de destruction et de terreur, c’est là le fascisme ». (L. Trotsky. Des perspectives de l’évolution mondiale, 1924. – Europe et Amérique p. 15).

Plus tard il écrivit de nouveau :

« L’Opposition expliquait que la bourgeoisie n’avance son aile fasciste qu’à l’instant où un péril révolutionnaire immédiat menace les bases mêmes de son régime, lorsque les organes normaux de l’Etat bourgeois se trouvent être insuffisants. En ce sens le fascisme actif correspond à un état de guerre du côté de la société capitaliste contre le prolétariat insurgé ». (L. Trotsky. Critique des thèses fondamentales du Projet de programme de l’I. C. 1928. – L’Internationale Communiste après Lénine, p. 206).

Telle est l’attitude marxiste fondamentale vis-à-vis du fascisme comme phénomène de classe spécifique. Il est clair que le fascisme dans la lutte de l’Etat bourgeois pour son existence correspond à la période où il ne lui reste pas d’autre ressource que l’appel aux forces armées, recrutées en grande partie parmi la petite bourgeoisie ruinée et trompée par des appels démagogiques qui brisent les cadres de la légalité bourgeoise démocratique pour essayer d’abattre le prolétariat. C’est dire que le fascisme apparaît – sous des formes diverses – lorsque la bourgeoisie ne peut plus contenir le prolétariat par des moyens normaux, lorsque les ouvriers se dressent ouvertement et de plus en plus résolument contre l’Etat bourgeois. Si nous avons indiqué à plusieurs reprises, dans les mois passés que le gouvernement bourgeois en France n’était pas fasciste, et pas encore sur la voie du fascisme, c’est d’une part parce que la crise économique n’avait pas encore de caractère de gravité, et ensuite parce que le prolétariat n’était pas dans une période d’offensive mais, dans l’ensemble, dans une période de défensive et même partiellement de recul. C’est ce que la direction du parti, aveuglée par l’optimisme bureaucratique de la « troisième période », ne pouvait comprendre. En décembre 1930 Semard (Cahiers du Bolchevisme n° 12) cite la Vérité du mois de décembre 1929, dans laquelle l’opposition de gauche affirmait qu’il n’existait pas encore une offensive des masses ouvrières et ajoute :

« Ayant ainsi situé l’état du mouvement de masse, les trotskystes ne pouvaient que nier les moyens fascistes de gouvernement et le social-fascisme. C’est ce que fit la Vérité de juin, etc … »

Indépendamment de sa manière fantaisiste de conjuguer décembre 1929, juin 1930 et décembre 1930, Semard montre justement dans cette phrase, que l’opposition a été conséquente dans son appréciation de la récente période, et que lui-même, par l’affirmation des « moyens fascistes de gouvernement » ne faisait et continue à ne faire, que donner une conclusion « logique » à la fausse caractéristique du niveau et de la signification des luttes ouvrières durant l’année 1929-30 (ou « troisième période »).

Le gouvernement de Tardieu n’était pas le gouvernement du fascisme et celui de Steeg non plus. Peut-être un gouvernement fasciste surgira-t-il dans une étape ultérieure. Mais pour cela il faut que durant cette étape la crise se soit développée d’une façon telle que la bourgeoisie n’ait plus d’autre ressource pour enrayer la poussée prolétarienne que de mobiliser ses troupes de choc en brisant délibérément elle-même ses entraves démocratiques. Mais ce serait aussi le signe d’un développement correspondant de l’offensive ouvrière par le canal de son parti et de ses syndicats révolutionnaires. Or ce n’est pas dans ce sens-là que le parti travaille aujourd’hui. Car la première condition pour lui de se trouver en mesure d’entraîner le prolétariat au combat dans une voie juste, ce serait de donner aux masses une appréciation correcte des différentes phases de la lutte. Et pour cela, il faudrait renoncer aux schémas de la troisième période. La récente déclaration du Bureau Politique nous montre qu’il n’en est encore rien.


Qu’est-ce qu’a été le ministère Tardieu ? C’était, nous l’avons souligné maintes fois, le ministère de la grande bourgeoisie financière et industrielle dans une période où la France restait encore isolée, dans ses éléments essentiels, de la crise mondiale. Mais il se trouve qu’au moment même de l’ascension de Tardieu au pouvoir, la crise mondiale s’est révélée par l’effondrement de la bourse de New-York. Au fur et à mesure que la dépression mondiale s’approfondissait et s’étendait, la bourgeoisie française voyait se rapprocher inéluctablement le moment où les effets de la crise se feraient sentir aussi fortement en France que dans les autres pays capitalistes. Le gouvernement de Tardieu s’est trouvé ainsi coincé entre la nécessité de recommander un programme de prospérité et d’ascension du développement économique, alors que la conjoncture internationale devait imposer peu à peu un ralentissement des affaires et aboutir, au milieu de 1930, à l’irruption sérieuse du déséquilibre mondial dans les frontières de la France. Au mois de novembre 1929 nous écrivions dans la Lutte de Classes :

« Le moment que Tardieu choisit pour rebattre les oreilles de ses glapissements standardisés sur la prospérité, est en même temps celui où le krach colossal de New-York met à nu les dessous de cette célèbre prospérité. Le mythe électoral de Hoover s’effondre devant la réalité de la crise, qu’on a cherché à retarder … Dans son langage de grossier bateleur, Tardieu promet la prospérité au moment précis où les événements mettent directement en cause la possibilité même de cette prospérité, au moment où la Bourse, malgré les flatteries et les encouragements du pouvoir, faiblit sérieusement ».

Depuis cette époque jusqu’au mois de juillet-août 1930 le développement de la crise s’est fait d’une manière lente. Il était caractérisé avant tout par la baisse des valeurs boursières et la chute des prix de gros. A partir de ce moment apparaissent plus que des symptômes, mais les véritables caractéristiques d’un déséquilibre économique profond : recul de la production, chômage, diminution considérable des échanges commerciaux, impossibilité d’investir l’énorme masse des capitaux disponibles.

Parallèlement à ce processus, le prestige de l’équipe Tardieu diminuait aux yeux de la bourgeoisie. Déjà au moment de la formation de son second ministère, en avril 1930, Tardieu, dans sa seconde déclaration ministérielle, avait rabattu beaucoup de ses prétentions antérieures. Il s’était borné à mettre en valeur non pas tant les progrès que réalisait l’économie française dans le cadre de la crise mondiale, mais les moyens dont le gouvernement allait essayer d’user pour parer aux dangers que la crise mondiale faisait courir de plus en plus sérieusement à l’économie française.

C’est justement pour n’avoir pu – et cela aurait été aussi impossible à un autre qu’à lui – empêcher l’impérialisme français d’être entraîné dans le maelström de la crise, que Tardieu – personnellement compromis avec d’autres ministres dans le krach du financier Oustric – dut quitter le pouvoir.

Durant toute cette période la direction du parti n’a pas su analyser les différents courants qui se sont manifestés dans la bourgeoisie par suite de la crise. Depuis la chute du cartel de gauche en 1926, et l’instauration de l’union nationale sous l’égide de Poincaré, la direction du parti n’a jamais eu qu’une seule explication : quelles que soient les difficultés de l’impérialisme français, la bourgeoisie, prise dans son ensemble, n’a qu’un plan : unir toutes ses tendances pour résister à l’offensive prolétarienne.

De 1924 à 1926 la petite bourgeoisie, les intérêts moyens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture et certaines fractions du capital financier ont essayé d’assumer à eux seuls les charges du pouvoir capitaliste. Mais ils se sont heurtés sans succès aux autres fractions bourgeoises. De cette expérience on pouvait tirer une conclusion juste dans certaines limites, celle qu’aucune des diverses fractions de la petite et moyenne bourgeoisie ne peut assumer à elle seule le pouvoir politique. Mais si l’on généralise cette conclusion en affirmant que, par conséquent, les luttes de fraction ne peuvent plus exister dans le cadre de la bourgeoisie, que désormais toutes les classes bourgeoises sont définitivement unifiées sous la direction du capital financier et du capital lourd, on commet une erreur aussi grande, aussi pleine de conclusions néfastes, que celle qui consiste à considérer les luttes qui opposent la petite bourgeoisie commerçante ou agraire au capital financier et industriel, comme un des antagonismes fondamentaux de l’impérialisme.

Pour n’avoir pas compris cela la direction du parti n’a rien trouvé d’autre que de mettre en avant à chaque crise toujours le même schéma sur l’unification des tendances de la bourgeoisie, devant le péril conjugué de la crise économique et de l’offensive prolétarienne.

En réalité il s’est produit durant les deux dernières années, et notamment, durant les 15 derniers mois, une évolution particulière des différentes forces de la bourgeoisie. La résultante politique de cette évolution n’a pas été et n’est pas le fascisme, mais le déploiement des ressources d’oppression de la bourgeoisie dans les cadres de l’Etat démocratique.

En 1926-27 toutes les catégories de la grande bourgeoisie, et de la moyenne bourgeoisie se sont unies devant la nécessité de réorganiser la gestion financière et économique de l’Etat, dans une période de conjoncture ascendante, non seulement en France, mais dans le monde entier. C’est précisément cette situation qui permettait de réduire au minimum jusqu’à les faire momentanément disparaître, les frictions et les luttes internes des différentes couches de la bourgeoisie. Cette période d’essor économique, de « trêve » des partis bourgeois, n’a pas été mise à profit par le prolétariat. C’est en cela que la responsabilité du parti est énorme dans la situation actuelle. La stabilisation du franc, l’augmentation des impôts indirects, le renchérissement du prix de la vie se sont faits entièrement aux dépens du prolétariat. Et c’est pour cela qu’aussi bien les grandes banques, les industriels, que les commerçants, les agriculteurs se sont unis pour rétablir leur situation. Les années 1927 et 1928 ont marqué en effet une période de développement économique ascendant. Mais de cette période le mouvement communiste n’a pas su profiter.

Dès la fin de 1929 la situation apparaissait différente. La crise mondiale s’était beaucoup aggravée. Elle n’atteignait pas encore gravement la France, mais elle faisait déjà pressentir aux plus clairvoyants que ses atteintes deviendront bientôt effectives pour la France elle-même. Peu à peu, au fur et à mesure que les menaces se précisaient, il se produisit des déplacements imperceptibles dans la bourgeoisie. A partir du milieu de 1930 ces déplacements ont pris une figure plus nette. Le problème que les circonstances posaient implacablement à la bourgeoisie, n’était pas la fusion sans distinction de toutes ses forces pour faire supporter au prolétariat seul les frais du rétablissement économique, mais posait aux différentes fractions d’intérêts bourgeois le problème de se décharger non seulement sur le prolétariat, mais aussi sur les autres fractions de la bourgeoisie, de ses propres difficultés. Car la crise mondiale impose son plan de ruine non seulement au prolétariat qui le subit directement sous forme du chômage, d’augmentation du coût de la vie, du haut prix des logements etc … , mais aussi aux petits paysans producteurs individuels, aux commerçants, aux industriels etc …

Le profit global de la bourgeoisie diminue avec l’accentuation de la dépression. Chaque fraction du capitalisme s’efforce de maintenir sa propre part de profit, et bien entendu avant tout aux dépens du prolétariat.

Indépendamment de la qualité de ses membres le ministère Steeg doit être considéré comme une tentative de déplacer dans une certaine mesure le poids de la crise de certaines couches sur d’autres.

La perspective n’est pas celle d’une concentration toujours plus grande des fractions bourgeoises, d’une centralisation plus accentuée de ses méthodes de direction économique et de lutte contre le prolétariat, mais dans une certaine mesure, de frictions internes des différentes tendances pour rejeter leur propre fardeau sur le prolétariat. Et pour cela chaque tendance ou chaque amalgame de tendances emploiera les méthodes et les ressources qui lui paraîtront les plus appropriés.

La méthode de domination fondamentale de la bourgeoisie est toujours la violence. Mais cette violence, dans le régime démocratique, se trouve combiné avec les ressources de la corruption, de l’hypocrisie, de la duperie, qui forment l’arsenal particulièrement fourni de la Troisième République. Il apparaît maintenant que le gouvernement Steeg représente un effort pour combiner, particulièrement dans la période actuelle, la violence et la duperie.

Les mois de juillet-août, moment à partir duquel les dirigeants capitalistes n’ont pu nier la réalité de la crise en France, ont coïncidé avec la mise en application de la loi sur les assurances sociales. Et l’application de la loi a suscité un profond mouvement de grèves, particulièrement dans le Nord. Déjà à ce moment « l’aspirant fasciste » Tardieu (selon l’Humanité) laissa au démagogue Laval le soin de tromper les ouvriers par des promesses mensongères.

Laval, avec Jouhaux, Salengro et autres, parvint en effet à liquider la grève rien qu’avec des promesses, et moyennant une concession inexistante de la part du patronat textile (changement du nom de la prime de fidélité en prime de présence).

Maintenant le chômage survient, et étant donné la situation économique générale, il menace de durer tout en s’étendant. C’est pourquoi nous verrons dans la période actuelle des efforts de la bourgeoisie pour faire rendre à l’appareil des syndicats réformistes, et en général à son appareil démocratique tout ce qu’il peut rendre. Avant même d’user contre les ouvriers d’une répression massive et généralisée avec son appareil policier et militaire, la grande bourgeoisie mettra en avant toutes ses ressources social-démocrates. Avant d’en arriver aux « moyens fascistes de gouvernement », la bourgeoisie a encore une étape sérieuse à traverser, qui peut être plus ou moins longue et oscillante.

Pour appliquer une tactique efficace durant cette période, il faut que le parti apprécie correctement la situation, c’est-à-dire avant tout l’enchaînement et le jeu des mouvements de classe aussi bien de la bourgeoisie que du prolétariat.


La période actuelle peut donc se résumer de la façon suivante :

I. – La crise économique mondiale va s’approfondissant. L’impérialisme français est définitivement entré dans son orbite. Le ralentissement de la production, des échanges et de la consommation, le chômage entraînent la diminution du profit de la bourgeoisie.

II. – Les différentes couches de la bourgeoisie (capital bancaire, industrie lourde, agriculture, commerce, etc … ) cherchent à tirer le meilleur parti de la situation, d’où des déplacements fréquents et une certaine désunion dans les classes bourgeoises.

III. – Cet état de dépression et d’instabilité économique entraîne un début de crise de l’appareil d’Etat démocratique. Cela ne signifie nullement l’apparition du fascisme. Seule une période d’instabilité aiguë de l’Etat démocratique bourgeois, combinée avec une décomposition rapide des classes moyennes, et une offensive prolétarienne peuvent faire surgir le fascisme.

IV. – La bourgeoisie, particulièrement en s’aidant de son aile gauche, grâce aux socialistes et aux syndicats réformistes tentera une offensive redoublée contre le prolétariat (diminution des salaires, suppression de toutes les libertés). Avec l’approfondissement de la crise, la démagogie socialiste et radicale peut entraîner une agitation portant l’aile gauche bourgeoise au pouvoir en 1932, pour parer aux difficultés de la lutte contre le prolétariat.

V. – Le parti communiste et les syndicats unitaires doivent engager résolument la lutte selon cette perspective, en dressant les ouvriers, par des méthodes justes, contre l’offensive patronale, dans un front de bataille pour utiliser tous les développements de la crise en vue du renversement de la bourgeoisie.

P. NAVILLE.

15.1.31.

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