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Charles Hainchelin : Daniel Guérin, Fascisme et grand capital (Italie – Allemagne)

Article de Charles Hainchelin alias Henri Chassagne paru dans Clarté, n° 4, novembre 1936, p. 218-219

Les livres où le fascisme est étudié sont rares, très rares, du moins ceux qui n’émanent point d’admirateurs d’Hitler et de Mussolini, de laudateurs salariés des régimes de force ; c’est pourquoi nous devons saluer avec joie la parution du livre du camarade Daniel Guérin membre du parti socialiste S.F.I.O.

Le titre même que l’auteur a choisi indique bien le but qu’il s’est proposé. D. Guérin, loin de s’en tenir à des jugements formels, voit bien dans le phénomène fasciste ce qu’il est : l’arme de la bourgeoisie dans sa lutte contre le prolétariat et les classes travailleuses, une contre-révolution préventive, et aussi, pour reprendre la formule de Clara Zetkin (1923), « le châtiment qui s’abat sur le prolétariat, pour n’avoir pas continué la révolution commencée en Russie ». L’œuvre de D. Guérin est solidement documentée ; peut-être pourrait-on cependant reprocher à l’auteur – mais ce doit être simplement l’ignorance de la langue qui en est cause – de ne pas avoir utilisé les travaux soviétiques relatifs au fascisme. Il en est d’excellents qui auraient pu l’aider. Je pense, par exemple, à telle étude parue dans « Problèmes du Marxisme » et relative à la naissance et à la marche vers le pouvoir du fascisme italien : de même, il ignore systématiquement – et c’est avec intention – toutes les constructions idéologiques dont aime à se parer le fascisme, de Gentile en Italie à Heidegger en Allemagne. Il ignore aussi les « Führerbriefe » qui, sur la position du grand capital avant la montée au pouvoir d’Hitler, sont si importantes.

Mais, en général, la documentation qu’il apporte est si riche qu’elle rend difficile l’analyse du livre, fait quasi exceptionnel dans la littérature actuelle. Guérin dénonce d’abord les bailleurs de fonds : avant tout, les magnats de l’industrie lourde, liés au capital financier (liaison que notre camarade oublie), et les hobereaux fonciers ; les premiers, parce que le rapport entre le capital constant et le capital variable (les salaires) est très élevé et que, pour élever le profit, il faut donc comprimer au maximum les salaires et les dépenses sociales ; les seconds, parce qu’ils doivent, dans les conditions de l’agriculture européenne d’après-guerre, maintenir dans un quasi servage leurs salariés. Mais, en France, ne voyons-nous pas de Wendel être le Croix de feu n° 13 et Dorgères faire le jeu des de Vogüé et autres gros agrariens ?

Après les bailleurs de fonds, les troupes : ce sont les classes moyennes, anciennes et nouvelles, qui les fournissent, parce qu’elles ne veulent pas se laisser prolétariser et que la classe ouvrière n’a pas su les attirer ou les retenir par une politique à la fois hardie et compréhensive ; jeunes, anciens combattants, chômeurs désaxés, prolétaires en haillons, etc. fournissent aussi leurs contingents, auxquels, en guise d’idées, on donne une mystique, du chef, de la patrie, de la jeunesse, du front, etc.

Mais cette mystique elle-même serait insuffisante, si une démagogie insensée ne la complétait, qui mue l’anticapitalisme foncier des masses en nationalisme, en antisémitisme, qui promet la lutte contre le capital de prêt, l’établissement du socialisme, le partage des terres. Le mensonge, dit Hitler dans les premières éditions de Mein Kampf, doit être utilisé par la propagande, car, sans lui, il est impossible au fascisme de se concilier les travailleurs.

Guérin examine aussi, dans un chapitre assez faible, très incomplet, et où les responsabilités des organisations de la classe ouvrière sont mal étudiées et plus mal encore dosées, la tactique employée par les fascistes pour s’attaquer d’abord au prolétariat organisé, et se lancer ensuite à la conquête du pouvoir. Mais, toutefois, le lisant, nous n’avons pu nous empêcher de penser à la situation actuelle en notre pays : bombe de Vienne, « contre-manifestation » autour du Parc des Princes, « non-intervention » en Espagne, chantage d’Alsace-Lorraine, renvoi de délégués ouvriers, le tout mêlé à des rassemblements « nationaux », à des hurlements qui décident les indécis, épouvantent les faibles et les prédisposent aux capitulations, alors que l’audace fasciste est faite de la pusillanimité de ceux qui devraient la briser. Les bandes fascistes sont le plus souvent dirigées en fait par d’anciens officiers, qui savent très bien, mieux que nous, quelle est la valeur morale de l’offensive, qui savent aussi que, pour vaincre l’ennemi, il faut le réduire à la défensive, l’user moralement, le harceler sans trêve, bref lui enlever l’initiative de l’action en tout et partout.

Mais les rangs fascistes ne sont point unis : les « plébéiens » qui forment les troupes de choc et qui conquièrent le pouvoir croient à la réalité de la démagogie sociale ; aussi, faut-il qu’ils soient éliminés pour que la dictature capitaliste, fondée sur des organisations paramilitaires et la police (Ovra, Gestapo), soit assurée du lendemain ; le parti est nettoyé, même par les armes (30 juin en Allemagne), subordonné à l’Etat. Mais les nécessités économiques forcent les chefs à user périodiquement de démagogie et à accorder aux plébéiens quelques satisfactions de pure forme, alors que la vraie doctrine fasciste est, non comme l’écrit Guérin, la vieille idéologie réactionnaire, mais cette vieille idéologie adaptée aux actuels besoins du capitalisme financier, de l’impérialisme, doctrine de l’aristocratie, doctrine antirationaliste, antisocialiste, antilibérale, antidémocratique, apologie de la violence. Pour faire se survivre le capitalisme, l’Etat fasciste, qui n’est qu’une variété, la plus néfaste, de l’Etat bourgeois, doit paralyser la résistance ouvrière, détruire les syndicats, proscrire les grèves, réduire à l’extrême les salaires, embrigader les ouvriers, les paysans dans de nouvelles organisations construites sur le principe du chef et ou les « critiqueurs », les « mécontents » ne peuvent exercer leur « action dissolvante ». Parallèlement à ce désarmement de la classe ouvrière, l’Etat prend une série de mesures favorables au capitalisme (abandon des monopoles, renflouement des entreprises défaillantes avec « socialisation des pertes », grands travaux et armements renforcés, cartellisation obligatoire, politique financière d’inflation, ruine des classes moyennes) ; de même, il favorise la grande culture et la pénétration du capitalisme à la campagne.

Si Guérin, dans chacun des chapitres de son livre, accumule les faits, les preuves, les références, relatives à l’Italie et à l’Allemagne, il a commis quelques oublis regrettables : rapports entre le fascisme et la religion, par exemple, politique coloniale, etc. Mais les défauts essentiels du livre ne sont point là. Tout d’abord, Guérin, en cela trop bon intellectuel français, fait un parallèle trop poussé entre le fascisme italien et le fascisme allemand : il force les faits à entrer dans ce diptyque Allemagne-Italie que constitue chacun des chapitres ; certes, une telle symétrie nous séduit, mais aussi elle nous trompe dans la mesure où elle est obtenue par l’oubli des conditions historiques propres à chaque pays et il serait peut-être dangereux qu’un lecteur s’amusât, sans esprit critique, à tracer un troisième tableau, intitulé « France ». Cette symétrie outrancière, cette logique qui s’impose à l’histoire au lieu d’en sortir, cette clarté de l’exposition qui néglige trop la complexité de la réalité et de son évolution, Guérin aurait pu y échapper en pensant aux autres fascismes, au fascisme autrichien entre autres, si plein de leçons, puisqu’il a, en particulier, triomphé dans un pays où la classe ouvrière n’était pas divisée : ce faisant, l’auteur aurait aperçu la fragilité de certaines de ses conclusions politiques, l’exemple espagnol en infirmerait d’autres.

Il nous faut aussi signaler que l’auteur analyse d’une manière insuffisante la politique extérieure du fascisme, qui tend à devenir la force motrice essentielle, d’autant plus que certain pacifisme mal compris, certain esprit de capitulation, imperméable à l’expérience, lui ouvrent inconsciemment la route. Il oublie totalement la politique militaire, omission très grave et peut-être symptomatique. De même, les conclusions politiques sont faibles, autant que la partie purement descriptive, narrative, est bonne ; certes, le passage au socialisme est à l’ordre du jour, mais le proclamer est insuffisant ; il faut, à chaque étape du mouvement, donner les mots d’ordre concrets qui conviennent et ne point se limiter à l’énonciation, à la répétition de mots d’ordre généraux qui conviennent à toute une époque historique. Si le fascisme naît dans des conditions générales du capitalisme en décomposition et, si par suite, chercher une troisième voie est une utopie dangereuse, mortelle même, car elle conduirait à désarmer le mouvement ouvrier, c’est-à-dire la portion la plus importante et la plus résolue du mouvement antifasciste, les classes moyennes étant, de par leur position sociale, psychologiquement instables et incapables d’avoir une ligne politique réellement propre, il ne faut point oublier les caractères spécifiques du fascisme en chaque pays, en France notamment. Les conditions historiques, économiques et politiques (y compris politiques extérieures) dans lesquelles il se développe déterminent aussi la tactique des organisations ouvrières et de tous les antifascistes sincères. Guérin l’oublie. S’il connaît beaucoup de faits, il les plie à un schéma plutôt qu’il n’analyse.

Son livre est bon : il doit être lu, étudié. Nous souhaitons qu’il se vende et que, par suite, l’épuisement du premier tirage permette à l’auteur de le compléter, de le corriger. Mais, tel qu’il est actuellement, son étude doit être suivie de celle du livre de notre camarade anglais Palm Dutt : Fascisme et Révolution (E.S.I.), qui, par l’analyse politique, par la méthode, etc., le complète heureusement.

H. CHASSAGNE.


(1) Nouvelle Revue française. Collection « Problèmes et documents », 18 francs.

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