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Saint-Gérand : Réalités algériennes

Article signé Saint-Gérand paru en trois parties dans Le Libérateur, 1ère année, n° 15, 1er août 1954 ; n° 16, 15 août 1954 ; n° 17, 29 août 1954.

L’Algérie, contrairement à ce que pensent certains de nos compatriotes, n’est pas la France. Elle a ses problèmes propres, elle souffre de ce cancer des temps modernes qui s’appelle le colonialisme ; en Algérie sévit un truquage calme et efficace des institutions républicaines, l’étouffement des libertés y est devenu systématique, la peur du peuple algérien se traduit par une scolarisation insuffisante et une brutale politique d’assimilation niant l’originalité de la culture maghribine et de la langue arabe. Enfin, l’inadaptation économique de ce pays de par la volonté de ses exploiteurs capitalistes n’a fait un pays riche, à population en grande majorité misérable.

Certains sociologues n’hésitent pas à attribuer à la forte natalité (le taux maximum biologique de naissance aurait été atteint récemment) la responsabilité de cette misère. Mais s’il est vrai que la population musulmane a augmenté de 10 % pendant les dix dernières années, il ne faut pas oublier, comme l’avait déjà constaté Diderot, qu’ « on ne fait jamais tant d’enfants que dans les temps de misère », et que sous-développement et forte natalité s’enchaînent dialectiquement dans un cycle infernal qu’il faut rompre en organisant l’économie rationnellement.

Le chômage atroce, permanent, généralisé, qualifié de non-emploi par les économistes algériens, et qui atteint trois millions de musulmans en état de travailler, soit les trois quarts de la population active, avec ce qu’il entraîne de misère en l’absence de tout système d’indemnisation (qu’on pense à l’état dramatique de sous-alimentation de centaines de milliers d’enfants), ce chômage n’est que le reflet d’une économie qui a pour règle le profit et l’exploitation, au lieu de la gestion saine et normale.

C’est ainsi qu’en dépit de tous les couplets lyrico-folkloriques de style révolution nationale, l’artisanat indigène a été complètement ruiné, il a disparu sous la pression de la concurrence européenne, sans profit pour les Algériens, puisque cette production est importée.

L’agriculture, qui a connu sa grande heure avec la fertilisation des marais de la Mitidja, aujourd’hui stagne et recule faute d’avoir été organisée. Ceux qui rêvent d’un pool Ouest européen feraient mieux de penser à rendre complémentaires les cultures de l’Algérie et de la France. Au lieu de compter en Algérie du vignoble et de compter sur la C.E.D., comme M. Félix Gouin, pour arroser l’Allemagne de vin algérien aux dépens, s’il le faut, des viticulteurs français, il vaudrait mieux renverser les tendances traditionnelles de l’agriculture algérienne, et cultiver du blé, du maïs, du riz et de la pomme de terre, et par ailleurs répartir les terres équitablement.

Enfin, il faut signaler la scandaleuse insuffisance de l’industrialisation de l’Algérie.

(A suivre.)


La survivance tenance et la prédominance de l’esprit colonialiste le plus rétrograde qui, depuis le XIXe siècle, n’a rien oublié et rien appris, ont fourvoyé l’économie algérienne dans une impasse qui risque de se révéler tragique. Développement économique lent, anarchique, incapable de s’adapter aux exigences du XXe siècle, tels sont les traits les plus visibles. L’atroce misère du plus grand nombre, à côté de l’opulence de quelques-uns, un chômage généralisé, la sous-alimentation et parfois la famine, doivent logiquement acheminer les masses algériennes vers des solutions politiques dénuées de nuances. Par crainte d’offrir au peuple algérien les moyens économiques de son émancipation naturelle et progressive, on a bâti une économie de style tsariste où le luxe éblouissant des maîtres a pour contrepartie les haillons et les ventres vides d’immenses troupeaux humains. Le malthusianisme caractérise cette économie qui s’accommode difficilement du progrès technique et industriel et en redoute les effets.

Quelques chiffres permettent de juger le degré de développement industriel de ce pays:

La population de l’Algérie, en 1954, approche de 10 millions d’habitants (chiffre qu’elle doit atteindre, et même dépasser, en 1956) sur lesquels ont compte environ 600.000 européens.

La population active s’élevait, en 1953, à 3.516.000, répartie comme suit :

Agriculture : 2.800.000 musulmans et 50.000 européens.

Industrie : 130.000 musulmans et 96.000 européens.

Services divers (fonctionnaires, commerçants, artisans, etc.) : 234.000 musulmans et 186.000 européens.

Le nombre des indigènes employés dans l’industrie est donc extrêmement faible ; il est de l’ordre de 3 % de la population active.

La Société Electricité et Gaz d’Algérie est à juste titre fière de la construction de barrages, tel celui de l’oued Agrioun, et de la construction de certaines usines qui n’a été rendue possible que grâce à la nationalisation, mais, bien que des progrès soient en cours, l’équipement technique est encore très insuffisant.

C’est ainsi que la consommation annuelle de kilowatts-heure, en 1953, pour l’ensemble de l’Algérie, est tout juste égale à celle de la France entière pour une seule semaine de février. 440.000 kilowatts-heure consommation annuelle de l’Algérie, cela fait, par tête d’habitants, 80 kilowatts-heure, au lieu d’un millier dans la métropole. Encore faut-il tenir compte que les régions les plus peuplées de l’Algérie (département de Constantine) sont celles qui consomment le moins d’électricité. Celle qui consomme le plus est le département d’Alger, beaucoup moins peuplé, mais où réside la majorité des européens.

SAINT-GERAND.

(A suivre.)


Le coût élevé de l’énergie, le défaut de main-d’œuvre qualifiée, l’absence de débouchés, sont également invoqués par ceux qui soutiennent la thèse de l’impossibilité d’industrialiser ce pays. Cependant, les difficultés qu’ils mettent en avant, réelles, certes, ne sont pas insurmontables. Il est possible de réduire le coût de l’énergie en exploitant les sources d’énergie selon un plan national (il y a, en Algérie, des mines de charbon, il pleut dans les montagnes de petite Kabylie deux fois plus qu’à Brest, ce qui permet des aménagements hydrauliques, etc.). Il est possible d’avoir de la main-d’œuvre qualifiée ; il faut développer l’enseignement primaire et technique (deux millions d’enfants ne sont pas encore scolaires). On peut trouver des débouchés si l’on veut bien cesser de concevoir les échanges commerciaux avec l’Algérie, selon les idées du commerce colonial au XIX siècle.

Il est permis de dire que l’industrialisation n’a pas été poussée, mais qu’elle a été freinée par la politique à courte vue de l’Administration qui ne veut pas voir se constituer un prolétariat conscient, exigeant et combatif ; par les industriels français qui craignent de perdre le marché algérien ; par les colons, désireux de conserver disponible une réserve de main-d’œuvre, certes médiocre, mais abondante et à très bon marché.

C’est ainsi que, malgré quelques progrès dans la production charbonnière dans les houillères du sud Oranais, exploitées d’ailleurs dans des conditions qui défient tous les règlements de sécurité, on a fermé de nombreuses usines et licencié le personnel. Récemment encore, la mine de M’Zaïta, qui employait 1.200 ouvriers, a cessé toute activité.

A cela vient s’ajouter, en 1954, les symptômes d’une véritable crise économique, ou, tout au moins, d’une récession. De nombreuses branches sont touchées. Dans les travaux publics et le bâtiment, de nombreux chantiers sont fermes, faute de crédits. Les affaires sont dans le marasme. Les fellahs et petits agriculteurs ne peuvent même pas écouler leurs produits, bien qu’une grande partie de la population soit affreusement sous-alimentée. Les riches colons eux-mêmes, pris par l’inquiétude, cessent de dépenser et l’investir. Le chômage atteint des proportions inquiétantes. En l’absence de tout recensement des chômeurs, il est difficile de donner des chiffres … Mais parmi les jeunes en âge de travailler, de 14 à 25 ans, il y a actuellement plus de 75 % de chômeurs.

Le chômage est, actuellement, en Algérie, le problème social n° 1. L’économie algérienne paraît actuellement dans une impasse, et plutôt que chômage, il s’est installé en Algérie un état permanent de non-emploi qui atteint un nombre de plus en plus grand d’individus, au fur et à mesure que croît le nombre des habitants. Quelle que soit la gravité des problèmes politiques en Algérie, dont nous parlerons prochainement, la gravité du problème économique apparaît primordiale, car on ne construit pas un ordre politique sur la misère généralisée et sur la faim. Dès maintenant, il faut penser à une véritable reconversion économique de l’Algérie, qui fournisse à ce pays les moyens de subsister et de tirer de lui-même les ressources qui lui permettront d’envisager avec confiance son propre avenir.

SAINT-GERAND.

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