Article de Bernard Gilles paru dans Le Libérateur, n° 19, 26 septembre 1954
(D’Orléansville au douar de Béni-Rechad)
Nous attirions récemment l’attention des lecteurs du Libérateur sur l’importance du problème économique et social en Algérie. Tandis qu’au Maroc le problème est d’abord politique, (en l’occurrence, il s’agit de régler, préalablement à tout autre, la question du Sultan), en Algérie le problème est d’abord économique, il faut mettre fin à un état de misère permanent au chômage, à la famine, à la mort lente.
Les tremblements de terre d’Orléansville, dans lesquels ont trouvé la mort une soixantaine de chrétiens et près de deux mille musulmans, ont révélé aux métropolitains un peu attentifs l’existence de « douars », ou villages situés à peu de kilomètres des agglomérations principales, et complètement abandonnés par ce colonialisme qui se dit civilisateur. C’est au point qu’il fallut plus de trois jours et un hasard de circonstances pour que l’on pensât seulement à eux.
A moins de vingt kilomètres d’un grand centre, des villages indigènes de 15 à 20.000 âmes vivent sans qu’on ait encore songé, après plus d’un siècle de présence française, à les relier au centre principal par une route praticable, ou même un simple chemin. Ces Français musulmans d’Algérie – ainsi qu’on les appelle maintenant – ne reçoivent pour ainsi dire jamais la visite d’un européen. Ce qui ne les empêche pas, le jour des élections, d’être considérés comme ayant voté 100 % pour le candidat de l’Administration dont ils n’ont même jamais entendu parler. Le nom de ces villages ne figure sur aucune carte, ils ne connaissent ni l’électricité, ni le téléphone, ni le médecin, ni le pharmacien. On trouve cette excuse magnifique : « Ce sont des villages de montagne », et lorsqu’on a dit qu’ils étaient « inaccessibles », on a tout dit.
Faut-il préciser que le paludisme est le roi de ces lieux ? La mortalité y est aussi élevée que la natalité, et l’état sanitaire des survivants est effrayant. Il suffirait cependant de quelques travaux d’irrigation et de drainage qui, pour l’homme moderne et ses machines, sont des jeux d’enfant.
Quelques pelleteuses pourraient donner à ces villages un commencement de prospérité. Le mauvais écoulement des eaux et la présence de l’anophèle, sont la cause principale du paludisme. De tels villages abandonnés existent par centaines et même par milliers dans toute l’Algérie.
Le travail d’assainissement qui a été fait dans la Mitidja en vue de rendre florissants les domaines que des colons s’étaient appropriés en réduisant les propriétaires indigènes à l’état de serfs, n’intéresse personne lorsqu’il s’agit de villages montagnards. Telle est la loi du capitalisme qui se dit humaniste : sans un intérêt économique évident, sans le profit comme moteur, aucune action n’est entreprise, fût-ce pour sauver des milliers d’hommes. Hors du profit, tout le reste n’est pour eux que « sentimentalisme ».
Depuis les tremblements de terre d’Orléansville, les Français savent encore mieux comment la colonisation plaque la civilisation sur la misère. Il n’y a en Algérie qu’une prospérité du plus pur style mussolinien : une belle façade.
Derrière cette façade : des populations cyniquement abandonnées mènent une existence que certains journaux ont eu le cœur de trouver « bucolique », mais qui en réalité s’apparente à celle des derniers indiens de l’Amérique, parqués dans les fameuses réserves.
Après plus d’un siècle de présence française, et en présence d’une telle situation, le peuple algérien n’en est plus à espérer que la métropole capitaliste « se penche » sur son sort misérable, le nationalisme marque inévitablement l’éveil de sa conscience.
B. G.