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Serge Brindeau : WRIGHT (Richard) – Puissance Noire

Recension de Serge Brindeau parue dans La Revue socialiste, n° 93, janvier 1956, p. 101-102

WRIGHT (Richard). – Puissance Noire. Traduit de l’américain par Roger Giroux P., Corrêa, coll, « Le Chemin de la Vie », dirigée par Maurice Nadeau, 1955, 19.5 × 14, 400 p.


L’importance politique des problèmes africains, la personnalité de Richard Wright font de Puissance Noire un livre qui forcerait la sympathie même s’il devait décevoir. Empressons-nous de dire qu’il ne déçoit pas.

Puissance Noire ! Ce titre séduit et inquiète à la fois. On songe au
prestige des légendes, à l’exubérance des paysages, à quelque exaltation
des forces profondes qui sont dans l’homme. La pensée occidentale redoute les sortilèges, mais en même temps elle aspire à se fortifier de chaleur instinctive. Les questions les plus urgentes qu’on se pose sont évidemment d’ordre politique. Quels bouleversements se préparent ? A quelle puissance les nations colonisatrices, croyant dominer, se sont-elles livrées ? Citoyen américain, imprégné de culture occidentale, mais homme de couleur, Africain par ses attaches ancestrales, R. Wright, dont on connait la probité intellectuelle et les grandes qualités d’écrivain, était particulièrement qualifié pour présenter ce témoignage, pour jeter ce cri d’alarme. Le lecteur ne peut manquer d’être touché par le drame personnel de l’auteur. R. Wright a pu constater, aux Etats-Unis même, les méfaits du colonialisme, la persistance des préjugés racistes. Il a adhéré, de 1932 à 1944, au Parti communiste. Luttant pour l’émancipation des nègres, il s’est écarté d’un communisme qui règne sur huit cent millions d’esclaves. Mais s’il est solidaire des Africains, il se sent malgré tout séparé de leurs modes de pensée et de vie. Voyageant en Côte de l’Or, il voit bien qu’il ne peut trouver en lui de « survivances africaines ». Il décrit avec une sympathie mélangée de terreur les spectacles auxquels il assiste, se documente, se fait expliquer des rites dont le sens échappe forcément à l’Occident rationaliste. Que signifient ces danses lascives, ces processions funéraires endiablées ? R. Wright n’est pas à l’aise. S’il prend la parole dans un meeting, son discours ne porte pas. Ils sont noirs, et je suis noir, dit-il, mais cela ne me sert à rien (p. 154). Cet aveu fait la force du livre. Une sorte de complicité s’établit entre le lecteur et l’auteur, et cette complicité détourne du pittoresque, rend plus vif le désir de comprendre – et d’aimer.

R. Wright rapporte objectivement ce qu’il a vu. Il a visité les villes : Accra, la capitale bruyante, malodorante et sale, Koforidua, dont la propreté le surprend, Kumasi, le cœur vivant de l’ancien royaume nègre. Il décrit, dans une langue précise et colorée, les travaux quotidiens, ceux de la vie familiale et ceux de la mine. Il s’est enfoncé dans la jungle. Il évoque les fêtes et les rites, les pratiques magiques des Ashantis. C’est un excellent reportage, doublé d’une analyse économique et sociale, enrichi d’une sensibilité humaine qui soutient constamment le récit. De cette description de la Côte de l’Or se dégage une impression de misère et de ferveur, de pauvreté spirituelle et de richesse culturelle (la contradiction n’est qu’apparente). Les Anglais sont venus voler l’or, les diamants, la bauxite et le manganèse, le cacao et l’huile de palme. Ce n’est pas, selon R. Wright, le plus grand de leurs crimes. R. Wright ne peut pardonner aux Anglais d’avoir voulu arracher aux peuples noirs leurs traditions. Les missionnaires ont tenté de substituer le christianisme au paganisme. Ils ont surtout essayé de convertir les Noirs à la docilité. Ils leur ont appris la honte en leur enseignant le péché. Ils les ont privés d’un héritage culturel qui donnait un sens à leur vie.

R. Wright souhaite que les Noirs prennent conscience de leur force en retrouvant leur âme. On sent bien que R. Wright éprouve de la gêne devant les procédés de propagande de Kwame Nkrumah. Animateur du Parti de l’Union du Peuple, ce chef, devenu premier ministre, est suivi comme un Mage. Quand Kwame Nkrumah parle, la foule unanime répond par des acclamations, des hurlements de fidélité, en un dialogue qui tient beaucoup plus de la mystique qu’il ne fait appel à la raison. Le communisme dont se réclame le chef du parti n’est plus une idéologie, c’est la « quintessence de la passion » (p. 115). Comment R. Wright, qui affirme que les préoccupations religieuses lui sont étrangères, approuverait-il entièrement en son cœur des manifestations où le juste souci de l’indépendance s’exprime en formules magiques préconisées par le chef lui-même ? C’est un gouvernement raisonnable que souhaite R. Wright, un gouvernement qui veille à l’expansion économique du pays, au développement de l’hygiène et de l’éducation, et c’est bien cela aussi que veut Kwame Nkrumah. Mais R. Wright est un écrivain, non un homme d’action ; il laisse voir ses scrupules. Il finit cependant par écrire, s’adressant à Kwame Nkrumah : « Entretenez le feu de la passion dans votre mouvement » (p. 398). Tous les moyens ne sont pas bons (R. Wright souligne le danger des pressions orientales), mais des sacrifices sont nécessaires. Il semble que R. Wright, pour sa part, ait choisi de sacrifier, par devoir, ses scrupules d’intellectuel rationaliste et presque positiviste. Bien sûr, R. Wright le dit nettement, si l’Occident faisait preuve de clairvoyance et de générosité, cela vaudrait mieux. Mais l’Occident comprendra-t-il ? R. Wright n’ose plus l’espérer. Son livre contribuera peut-être à faire triompher, dans l’intérêt de l’Occident et de l’Afrique, le parti de la sagesse. Comme l’auteur le dit dans sa préface (p. 15) : « Les événements d’Afrique sont en train de juger l’Occident ».

Serge BRINDEAU.

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