Article d’Emmanuel Roblès paru dans 27, rue Jacob, n° 5, printemps 1953, p. 1
CE que l’on appelle en France « le public moyen » a encore une fâcheuse tendance à n’apprécier les livres écrits par les auteurs d’outre-mer que dans la mesure où ils flattent son goût du pittoresque, son besoin d’évasion. Un roman écrit par un noir, ou par un nord-africain, a soulevé jusqu’ici plus d’étonnement que d’intérêt véritable.
D’aucuns se réjouissent avec une fraîche naïveté que les bienfaits de la civilisation française permettent à ceux qui en bénéficient de « raconter des histoires » dans la langue métropolitaine. Ils crient les mérites de la « Mère-Patrie » qui construit des écoles et y accueille tous ses enfants, quelle que soit la couleur de leur peau.
Et ces mêmes lecteurs sont heureux parfois de connaître, à travers un document de première main, le si curieux mode de vie des Arabes, des Kabyles, des Haïtiens ou des Congolais … Certaines coutumes dont ils ne voyaient que l’aspect extérieur, voilà qu’ils y sont initiés, tout à coup, et qu’ils sont bien près de connaître la psychologie d’un peuple !
Mais ils ne vont pas plus loin : le vieux racisme, celui qui imprègne même les gens qui s’en défendent avec vigueur, les empêche de voir en un René Maran, un Edris Saint-Amand, un Mohammed Dib, des hommes pour qui la communauté de langue n’est qu’une étape vers une autre communauté plus large et vers une compréhension mutuelle. Non point celle dont parlent nos ministres au cours de leurs tournées dans les colonies, et qui n’est qu’un mot vide de sens : mais celle qui fait que le mot « misère », par exemple évoque pour tous les mêmes images.
Car l’on a tôt fait de dire que les Sénégalais (ou les Arabes ou les Kabyles) ne désirent pas changer leur mode de vie : « Ils se contentent de peu ! » est la phrase qui revient souvent. Mais le moyen de faire autrement ? Peu d’ouvriers français supporteraient les conditions de vie d’un ouvrier d’Afrique du Nord ou des Antilles ! Cette barrière, qui depuis plus de cent ans, sépare les « colonisés » des « colonisateurs », ce sont des livres comme ceux de Dib et de Feraoun, qui contribueront, il faut l’espérer, à la faire tomber.
La plupart des jeunes auteurs nord-africains ne se limitent plus, comme leurs aînés, à « faire du pittoresque pour l’amour du pittoresque » et à nous révéler leur pays par des tableautins littéraires très soignés, très délicats, rehaussés de couleurs vives. S’ils nous décrivent le milieu dans lequel ils vivent, s’ils nous parlent de la condition qui leur est faite, c’est pour nous obliger a nous poser certaines questions. La richesse de leurs livres provient du nombre, de la complexité et de la gravité des questions dont ils nous assaillent et c’est le cas de ces deux romans : La Grande Maison de Mohammed Dib et La Terre et le Sang de Feraoun, le premier écrit par un Arabe de Tlemcen, le second par un Berbère de Haute-Kabylie.
Certains ont vu en Dib un révolté, voire un révolutionnaire. Très bien. C’est donc être révolutionnaire que de décrire la misère d’un peuple. C’est donc se montrer « extrémiste » que de vouloir faire partager son désir que cesse l’exploitation de ceux qui, tous les jours, ont faim par ceux qui, grâce à l’asservissement des premiers, jouissent de l’aisance ou de la richesse ! En vérité, Dib a le mérite d’être objectif et c’est pourquoi nous devons attacher à son livre une grande valeur à la fois documentaire et littéraire. Nous devons le considérer comme un appel pathétique et impérieux. D’ailleurs, l’accueil extrêmement favorable que les critiques ont réservé à La Grande Maison prouve que les problèmes soulevés par Mohammed Dib ont enfin trouvé en France l’attention qu’ils méritent. Les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume de cet écrivain sont : misère, détresse, pauvreté, faim. « Notre malheur est si grand, écrit-il, qu’on le prend pour la condition naturelle de notre peuple. »
On retrouvera ces mêmes mots dans le roman La Terre et le Sang. Mais Mouloud Feraoun, lui, nous parle de la Kabylie, de ces montagnes belles et arides, incapables de nourrir une population trop nombreuse.
Comme Mohammed Dib, Mouloud Feraoun vit au milieu des siens ct cette réalité qui l’entoure, il veut l’évoquer pour nous dans sa seule vérité. Cependant, à la différence de Dib, une philosophie sereine baigne son œuvre. Qui veut se laisser entraîner en Pays Kabyle, à travers les pages de La Terre et le Sang, reconnaîtra pourtant que les problèmes moraux et les soucis matériels qui assaillent ses personnages, sont ceux-là même qui chaque jour viennent solliciter le paysan berrichon ou l’ouvrier de Saint-Etienne !
Que les réactions des uns ne soient pas celles des autres en toutes circonstances, il faut souvent l’imputer davantage au pays qu’à la différence de race. L’ambition de la collection Méditerranée est précisément de grouper des œuvres qui montrent, dans la diversité des décors espagnols, italiens, grecs ou nord-africains, la permanence d’une communauté humaine où l’on partage les mêmes misères, les mêmes inquiétudes et les mêmes espoirs.