Dossier paru dans Le Droit de vivre, 21e année, n° 227 (nouvelle série), 20 juillet 1953, p. 1 et 4
PROTESTATION DE LA L.I.C.A.
LE Comité central de la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme (L.I.C.A.), vivement ému par les sanglants incidents du 14 juillet dernier,
Rappelle que, depuis vingt ans, il réclame, pour les populations d’Afrique du Nord, la citoyenneté effective, le droit à une existence décente et libre, dans le respect de leur dignité, de leurs croyances, et de leurs aspirations naturelles,
il invite les Français de la Métropole à combattre tout mouvement raciste, d’où qu’il vienne, ne serait-ce qu’en souvenir des sacrifices innombrables consentis par les Nord-Africains à la défense de l’Union Française.
Le Comité central de la L.I.C.A., s’inclinant devant les innocentes victimes, et renouvelant aux Nord-Africains le témoignage de son amitié vigilante, demande aux pouvoirs publics la recherche sévère des responsabilités de l’échauffourée.
Nord-Africains, c’est-à-dire Français
Par Bernard Lecache
J’AIME que l’écrivain Albert Camus ait élevé, contre la sordide tuerie du quatorze juillet, une protestation véhémente et noble.
Albert Camus est un fils de l’Afrique du Nord, l’un de ces Français de là-bas qui consolent de tant « d’Européens » néfastes, ennemis haineux de « l’indigène ». Quand il dénonce la « conspiration de bêtise, de silence, de cruauté » devant la tragédie de la place de la Nation, il exprime fortement, qu’on le sache bien, le sentiment d’une large fraction de l’opinion de ce pays (qui n’a pas attendu certains mots d’ordre pour se manifester).
SEPT morts innocents, une centaine de blessés, le bilan risque de porter (il porte déjà) un coup très dur à l’union franco-musulmane. Pire, il apporte aux adversaires de cette union une arme de choix.
Africain de cœur, ayant vécu quatre dures années en Algérie, d’abord détenu politique dans le sud, ensuite libre, après avoir, à maintes reprises, avant-guerre, parcouru toutes les routes, de Tunis à Marrakech, visité tous les bleds, j’ai fraternisé avec les Arabes, les Kabyles, les Mozabites, les Berbères, populations des villes et des hauts-plateaux, montagnards et cultivateurs, ouvriers évolués et Bédouins, féodaux et prolétaires, et même sous-prolétariat perpétuellement affamé, encore victime de l’analphabétisme et des épidémies.
J’atteste que jamais, fors quelques tristes exceptions, le Français juif que je suis, le président de la L.I.C.A. que je m’honore d’être depuis 25 ans, l’homme privé durant de longs mois de ses droits civils et politiques, déchu de sa nationalité et promené menottes aux mains à travers les chemins d’Algérie, ne subit une avanie, de leur part.
Tout au contraire, leur amitié, leur solidarité, se sont manifestées avec une constance que j’eusse souvent souhaitée chez mes propres compatriotes.
Des Nord-Africains m’ont aidé, des « Bicots » m’ont soutenu, dans tous les milieux, depuis les cheiks ulémas jusqu’aux plus humbles et au plus déshérités des fellahs. Ma vie ne fut jamais en danger lorsque, seul parmi eux, j’étais livré aux provocations entretenues par les hitlériens d’outre-Méditerranée.
Cet hommage, je le devais aux Nord-Africains dont, pour tenter d’excuser aujourd’hui l’impardonnable affaire du quatorze juillet, l’on se presse d’écrire, ou de dire qu’ils mettent en péril l’ordre public.
CES trop savantes statistiques auxquelles on se livre pour noyer le poisson, on éprouve une gêne un peu honteuse à les discuter.
Qu’il y ait, sur les 300.000 Nord-Africains subsistant en France, 160.000 « en dehors », vivant en marge de la société, ce n’est que trop évident.
Mais qu’entend-on prouver ?
Ce n’était justement pas de ces « en dehors », de ces vagabonds, qui manifestaient à la Nation. Les voleurs, les malfrats, les déclassés, sont, comme partout ailleurs, éloignés des grands remous politiques et, dans tous les cas, mettre l’accent sur les mauvais pour mieux faire oublier les bons, cela fait partie de la « conspiration de bêtise, de silence, de cruauté » dont parle Albert Camus.
Le vrai, c’est qu’il aura fallu ces coups de feu de l’autre jour, ces 7 morts, cette centaine de blessés, pour rappeler aux politiciens mal réveillés qu’ils n’ont jamais essayé de résoudre le problème de la main-d’œuvre nord-africaine.
Problème dont les antiracistes de la L.I.C.A., depuis 20 ans, dénoncent le péril. Car il n’est pas nouveau. Car l’on n’a rien fait pour l’examiner sérieusement, pour le résoudre.
TOUT soudain, l’on s’aperçoit que 139.000 seulement des Nord-Africains venus en France sur la foi des promesses et des fallacieux contrats sont en règle avec les lois et peuvent inspirer confiance au gendarme et au bourgeois. Qu’a-t-on fait, depuis 20 ans, pour que les 160.000 autres le soient aussi ? pour les aider à sortir de leur misère et de leur désespoir ? A-t-on perdu ce goût chrétien de la rédemption et de la perfectibilité de l’homme dès que l’homme à sauver est un « Bicot » ?
Il faut bien le reconnaître : le racisme n’a pas cessé de sévir. Les Nord-Africains sont considérés systématiquement, par d’aucuns, comme des êtres d’une espèce inférieure. La crasse intellectuelle n’a pas encore quitté le cerveau de prétendus « Aryens », l’inintelligence sévit encore, le préjugé le plus odieux subsiste.
Trop de beaux esprits s’avouent satisfaits que les Nord-Africains subsistent dans les taudis (« c’est assez bon pour eux »). Les « Bidonville » où croupissent, en Afrique du Nord, tant de malheureux, valent les galetas des faubourgs parisiens où, pour 2.000 fr. par mois, le « sidi » obtient difficilement un matelas, dans la promiscuité la plus écœurante.
M. André Liautey, député « indépendant – paysan », ex-vichyssois – donc partisan des lois d’exception – a bien exprimé l’opinion de ces racistes, à l’Assemblée nationale, quand il a réclamé assez ignominieusement, le retrait de la citoyenneté française pour les « Bicots ». Pleurs de crocodile chez les uns, angoisse chez les autres, haine stupide et vigilante chez les Liautey. En fin de compte, on tire dans le tas. Comme dirait l’ex-gouverneur des Colonies Nouailhetas, acquitté par le Tribunal militaire pour avoir fusillé sans jugement six innocents à Djibouti, « vues sous l’angle africain, ces exécutions sont normales ».
« L’angle africain » de certains Français mène à la tragédie de la place de la Nation, à la « conspiration de bêtise, de silence, de cruauté ».
C’en est assez. La France, qui sait si bien ne pas établir de différence sur les champs de bataille entre les soldats nord-africains et les soldats de la métropole, doit, une fois pour toutes, opter pour l’antiracisme. Il n’est que temps.
Bernard LECACHE.
P.S. – La presse quotidienne ouvre, depuis le drame, ses colonnes à l’enquête sur les conditions inhumaines dans lesquelles sont placés les deux tiers des Nord-Africains en France. On s’en félicitera dans la mesure où la campagne ne fera pas long feu.
Ce qui rôdait autour du 14 juillet
Par Pierre Paraf
LE racisme rôde encore autour de nous comme un mauvais démon du temps de la honte. Alors que nous pensions l’avoir à jamais englouti dans les ruines de Berlin, il reparaît insidieusement sous presque toutes les latitudes. Chaque semaine nous révèle la persistance de ce crime contre l’homme, que l’on peut expliquer chez les nations primitives ou revenues par un fol orgueil à la primitivité, mais que nos penseurs, aussi bien que notre Constitution, ont toujours rejeté comme indignes de la raison et du cœur français.
Là-dessus, comme je le disais à mes amis de l’Afrique noire, tout ce qui compte chez nous s’insurge contre ce qui est non seulement un crime, mais une stupidité. Le charme de Maurice Bedel, qui célèbre les grâces du « Mariage de couleur », rejoint l’âpreté généreuse de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus.
Hélas ! ce racisme que nous voudrions n’avoir à dénoncer qu’à l’extérieur de repoussoir de Malan fait mieux briller les principes de notre Union française, sommes-nous sûrs de l’avoir éliminé de chez nous ?
Pourquoi cette absolution par un tribunal militaire de l’exécution sommaire de ce que le général Legentilhomme appelait l’assassinat d’humbles somaliens, coupables seulement d’avoir porté des messages de la Résistance, dont une femme et deux garçonnets de quatorze ans complices, involontaires sans doute, de la libération de la France.
Et quels commentaires indécents ont accueilli ça et là la dramatique soirée de notre 14 juillet !
Ce 14 juillet qui aurait dû n’être qu’un jour de communion, une fête de la Fédération de tous les cœurs, de tous les territoires de France, avec quelle tristesse nous avons appris qu’il s’était achevé dans le sang, que des blessés des deux côtés étaient tombés sur ces pavés où ne devraient retentir que des chants fraternels, que sept morts, dont un militant syndicaliste de la Métropole, père de famille et six Nord-Africains, avaient endeuillé le jour où le peuple de Paris danse joyeusement sur les places.
SOMBRE époque que celle où les haines sont à ce point exacerbées que la fête finit en tragédie, où l’esprit de conciliation de négociation disparaît entre les nations comme entre les hommes !
Comment ne pas être hanté par l’image de nos frères, de nos concitoyens d’Algérie venus chercher ici le travail et le pain, ayant fui leur bled où la population surabonde pour trouver chez nous le salaire qui leur permet de nourrir au loin leur foyer, s’enivrant de cet air révolutionnaire de Paris, le seul dont on leur ait laissé s’emplir à plein leurs poumons, et s’affaissant à jamais au soir de notre fête nationale ! Victimes de cette étincelle qui risque chaque instant de devenir flamme, incendie au cours de ce genre de journées, victimes de l’erreur d’une manœuvre insuffisamment encadrée, d’un manque de sang-froid et d’une brutalité dans laquelle on a pu déplorer une large part de racisme ?
L’exaltation de ces manifestants, nul doute qu’elle n’ait été entretenue, exaspérée par des raisons sociales et des raisons psychologiques.
Les travailleurs nord-africains dont il est difficile de chiffrer le nombre exact dans la région parisienne (on a parlé de 300.000) y vivent dans des conditions plus que précaires : nourriture, logement, santé, non pires peut-être que celles qu’ils ont quittées pour aller vers la Métropole, mais très inférieures à celles des autres travailleurs.
Cette misère, l’isolement moral, la difficulté de toute assimilation la rend plus amère. Si louables qu’aient été les efforts pour les prendre en charge, ils se sentent étrangers à trop d’éléments de la population qui les redoutent. Le « sidi » est un paria comme le tsigane, comme l’était autrefois le juif. Mais, alors que celui et avait un lourd héritage de civilisation et d’intellectualité derrière lui, qu’il possédait en lui une rare faculté d’adaptation qu’il était partagé entre son Dieu sa volonté de réaliser ce Dieu sur la terre, notre frère musulman est possédé par une âpre foi qui peut lui ouvrir le chemin de la grandeur, de la résignation ou du sacrifice, mais où ne trouve guère de place l’image du bonheur.
Des appels de libération nationale passent comme des flammes attisées par nos racistes qui sont les pires ennemis de la grandeur et de la paix française, sur ce fond de solitude et de détresse. Et la sombre vie quotidienne de Paris n’est point faite pour apaiser, éclairer nos hôtes.
AUTANT d’éléments qui rendent plus urgente encore la solution de ces douloureux problèmes des Nord-Africains dans la région parisienne. Il faut avec l’active coopération de leurs frères les plus évolués remédier à cette misère, à cet isolement, leur assurer une condition plus stable et plus humaine. Habitation, nourriture, loisirs, spiritualité. Ecoles d’apprentis pour les jeunes qui ne doivent plus grossir les rangs du marché noir, mais acquérir cette valeur technique qui confère au travailleur l’indépendance et la dignité.
L’amitié pour les Nord-Africains doit être le souci, la volonté, le patrimoine commun à la France toute entière. Il ne manque pas de nobles esprits, à tous les horizons de la pensée française pour le revendiquer ni de travailleurs sociaux, hygiénistes, éducateurs pour le réaliser.
Paris ne doit plus être, pour les Nord Africains, la ville où l’on grelotte, solitaire, abandonné entre le taudis sordide et le bistro où l’on joue du couteau sans autre issue que l’accablement ou la révolte dont nul ne reste plus maître.
Nous ne voulons plus voir de 14 juillet où coule le sang de ces frères sur ces pavés d’où jaillit la lumière de fraternité pour le monde.
UN APPEL DU COMITE « FRANCE-MAGHREB »
LE comité France-Maghreb constate que pour la première fois une manifestation populaire autorisée pour le 14 juillet se solde par sept morts et de nombreux blessés.
Salue toutes les victimes : s’inquiète de savoir si toutes les mesures utiles ont été prises par les responsables du maintien de l’ordre et si la violence de l’action policière n’a pas été disproportionnée à l’importance de la manifestation des travailleurs algériens.
Demande que toute la lumière soit faite.
Souhaite que les événements du 14 juillet ne servent pas de prétexte à des mesures discriminatoires mais qu’au contraire rien ne soit négligé, sur le plan social, pour que les travailleurs Nord-Africains trouvent dans la métropole l’accueil et la compréhension qui leur sont dus.
LA PROTESTATION DU COMITE CHRETIEN D’ENTENTE FRANCE-ISLAM
LE Comité chrétien d’entente France-Islam manifeste sa douleur et son anxiété patriotique devant les incidents sanglants qui ont marqué la fin du défile populaire parisien du 14 juillet 1953.
Il s’incline, en grand respect, devant les victimes.
Il demande à l’opinion publique française de ne pas oublier que, dans les deux cortèges du 14 juillet, il y a eu des musulmans, dont le destin est lié au nôtre.
Nous avons acclamé les soldats musulmans des tabors marocains parce que ces engagés volontaires privilégiés, qui ne sont pas incorporés à l’armée française par conscription nationale, ont choisi de se battre pour un pays distinct du leur. Ne ménageons pas notre soutien fraternel pour les musulmans algériens de l’autre cortège, qui font partie intégrante de la masse ouvrière française où ils sont venus pour le travail civil, et qui ont droit, eux, comme citoyens français, à participer à un défilé en l’honneur de la République une et indivisible, et pour la défense des libertés d’une démocratie qui est la leur.
Le Comite chrétien d’entente France-Islam regrette que les responsables algériens du second défilé aient vu les ouvriers musulmans traités comme si ils ne formaient pas un cortège indépendant, et comme si leurs pancartes avaient un caractère séditieux.
Il demande de façon pressante au Gouvernement et au Parlement de provoquer une enquête objective et sereine sur cet incident sanglant, qui a causé sept morts, dont six Français musulmans d’Algérie.
L. MASSIGNON – J. SCELLES.
Les « bicots »
Par Claude MARCUS
NOUS devons reconnaître, et nous ne nous en plaignons pas, que l’antisémitisme n’a pas en France, à l’heure actuelle, une audience nationale. Quelques attardés de Vichy, quelques racistes impénitents forment la principale cohorte des antisémites de combat. Certains préjugés antisémites ont encore cours, mais l’antisémitisme n’a pas un caractère populaire.
Dans la Métropole, le racisme antinoir n’a guère plus de succès que l’antisémitisme. Les Français restent résolument hostiles à toute ségrégation raciale, comprennent difficilement les préjugés existant aux Etats-Unis et condamnent sans appel « l’Apartheid » du Dr. Malan.
Par contre, en France, et tout particulièrement dans la région parisienne, se développe une forme assez nouvelle de racisme : le racisme anti-Nord-Africain. Beaucoup plus qu’un racisme il consiste en un ensemble de préjugés d’ordre divers.
LES Nord-Africains, plus de 100.000 à Paris, en majorité Algériens, se présentent comme une communauté ethnique assez homogène.
Le fait que le Comité français de Libération nationale ait donné aux Algériens la nationalité française, a facilité la venue de ceux-ci, attirés par de fallacieuses promesses de travail.
Dès leur arrivée en France, ils se sont trouvés dans des conditions catastrophiques : embauche insuffisante, exploitation éhontée, difficultés de logement (accrues par les prix particulièrement élevés imposés par des logeurs sans scrupule pour des taudis infects), etc.
Bref, ils ont constitué, aux yeux de la foule, une communauté peu assimilable. Le manque de travail ayant porté certains d’eux à exercer des professions « en dehors » a créé un pénible état de choses. Un réflexe raciste est venu de la part de métropolitains prompts aux généralisations hâtives qui se sont mis à attribuer à ceux qu’ils appellent les « bicots » ou les « sidis » des défauts qui ne sont que le fait d’une poignée et à se conduire à leur encontre comme des supérieurs à l’égard d’inférieurs.
LES Nords-Africains n’ont trouvé que fort peu d’aise matérielle ou morale. Leur condition économique en faisant une sorte de sous-prolétariat, nombre d’entre eux ont été une proie facile pour les agitateurs politiques.
Notre devoir, à nous antiracistes, devant la naissance d’un nouveau racisme est double. Nous devons, bien sûr, combattre cet ensemble de préjugés mais il nous appartient surtout d’aider les Français d’Algérie résidant chez nous à obtenir des conditions de vie décente et à s’intégrer dans la communauté nationale, dans le respect de leur passé, de leur culture et de leur religion.
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