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Boris Taslitzky : Six semaines en Algérie

Témoignage de Boris Taslitzky paru dans La Nouvelle Critique, 4e année, n° 35, avril 1952, p. 77-92

VOUS allez en Algérie ? Alors, un conseil, il y a une chose dont il faut vous méfier : les Arabes. »

Cette petite phrase m’a rappelé quelque chose. Buchenwald. La place d’appel.

« Combien de « Stück » présents au block », hurle le blockführer SS.

J’AI beau être l’auteur de quelques tableaux et dessins sur les camps de la mort lente, j’avais sérieusement besoin d’avoir la mémoire rafraîchie. Une chose est de savoir, une autre de voir en y participant.

J’ai donc vu l’Algérie. Pas en touriste. En artiste militant. Mireille Miailhe et moi, nous sommes allés y faire un petit voyage d’étude, palette et crayon en mains. Nous nous sommes partagés la tâche. Cependant que Mireille prospectait l’Algérois, je parcourais l’Oranie et le Constantinois.

NOUS n’avions rien vu d’Alger lorsque nous y sommes arrivés le soir du 9 janvier de cette année ; et pas plus le lendemain matin lorsque le taxi nous mena chez un ami qui avait convié quelques personnes pour nous recevoir.

J’ai commencé par formuler une exigence qui dénonçait mon entière ignorance des données coloniales :

« Ce que nous désirons, et le plus vite possible, c’est d’être mis en contact avec les aspects typiques de la colonisation.

– Mais tout de suite », a dit mon ami.

Tout de suite ? J’étais sceptique, et je l’ai laissé entendre.

Alors, guidés par lui, nous sommes partis voir les bidonvilles.

Alger sous le soleil est une féerie. C’est là que j’ai appris ce que c’était que la lumière. Tout y est ton sur ton dans la transparence, avec des ombres fortes qui viennent là comme les rimes d’un grand poème. J’avais chassé de ma mémoire Delacroix et Decamps, Marilhat et Fromentin, je ne pensais pas à Marquet (pourquoi ?) et c’est lui que je trouvais ici.

Les bidonvilles ceinturent la ville. Ils ceinturent d’ailleurs toutes les villes d’Algérie. Pour y atteindre, nous avons donc traversé Alger. Bien sûr, il y a le grand escalier de la Résidence. Ça, c’est un spectacle. Un vrai chef-d’œuvre. Une merveille de vanité. Là sont enfouis des centaines de millions. Et si la bêtise, fille de la méchanceté et de l’indifférence profonde à la misère voulue, était cotée en bourse, il y en aurait là pour des milliards. J’ai conservé de mon passage dans les ateliers d’architecture des connaissances élémentaires auxquelles je reste fermement attaché. Exemple : un escalier, petit ou grand, a une utilité – celle de mener quelque part, d’orienter les pas vers un but bien déterminé. Celui-ci, en empruntant la plateforme centrale par la gauche, conduirait bien vers le Gouvernement General, mais comme il a la prétention de continuer, un esprit aussi simple que le mien continue à monter avec lui à la découverte de quelque chose, et au sommet se trouve une petite rue transversale bordée par un mur très haut, au faîte duquel se profilent des arbres inaccessibles. Vous connaissez le grand escalier de Versailles. Bien. Il mène au Palais. Celui d’Alger est deux fois plus large et plus haut, et ne conduit même pas à un banc ou vous pourriez vous asseoir pour réfléchir à l’absolue inutilité de ce faste qui ne serait que grotesque si le plus simple calcul n’amenait à cette conclusion : combien cela aurait-il fait de constructions légères pour loger les parias superbes de la cité Mahieddine ? Je dis la cité Mahieddine, je pourrais dire aussi Vinci, Belcourt, d’autres. Je dis Mahieddine parce que c’est elle que j’ai vue la première, parce que à chaque pas j’ai pensé : camp de la mort, camp de la mort, camp de la mort. C’est la que j’ai compris l’origine du mot « musulman », au sens où l’employaient les déportés. Décharnés et loqueteux, c’est là que s’entassent trente mille habitants, dans un espace ultra-restreint où la file ininterrompue des femmes et des enfants mène à la découverte de sept postes d’eau, qui se recueille religieusement dans les récipients les plus hétéroclites. « Musulmans », c’est ce que nous disions d’un déporté qui allait mourir, d’un cadavre vivant que nous soutenions sous chaque bras pour le maintenir debout à son dernier appel.

Je ne sais si la chose est possible. J’imagine qu’elle l’est, si nous la voulons. Je trouverais bien qu’une commission d’enquête des rescapés des camps hitlériens soit envoyée en Algérie afin de dénoncer les crimes du colonialisme français. Il faut mettre les déportés politiques de France (ce qu’il en reste) en contact avec cette réalité-là. Nous l’avons dit et juré : « Plus jamais ça ! » « Ça » se dresse partout sur le sol algérien, comme l’indication la plus effroyable du crime dont il faut laver le visage de la France.

Cet enchevêtrement de planches, de chiffons sales, détrempés, aux couleurs rongées de lèpre et de soleil, de morceaux de carrosseries automobiles, tenues par des ficelles, le tout cimenté de terre et de boue, ces gourbis dans lesquels le dernier paysan de chez nous ne rangerait pas ses outils, ces gourbis aux toitures de carton et de bois pourris, maintenus par des pierres afin de n’être point emportés les jours de grand vent, cette cité dantesque s’échelonne en hauteur, sur des rochers abrupts, traversée de ruelles où grouille une humanité à laquelle n’appartient plus que sa fierté d’être debout encore et de le savoir. Au milieu des ruelles s’écoulent les eaux fétides où patauge une enfance aux yeux merveilleux, dans lesquels ne se lit déjà plus l’innocence. Ici l’enfant a des yeux d’homme écrasé de souffrance, porteur et héritier de cent vingt ans d’humiliation raciale. Et comment regarder ces yeux-là lorsqu’on a un enfant et que l’on se souvient des petits gitans menés à la schlague vers la mort des camps de Himmler.

Ici sont venus les paysans chassés de leur terre natale par les colons. Ils ont fui l’horreur pour trouver la géhenne. Et sur ce sol où s’éteindrait la douleur si ce qu’il y a de certitude en l’avenir des hommes n’habitait chaque homme, sur ce sol à mes yeux désormais aussi sacré qu’Auschwitz ou Bergen-Belsen, ils ont creusé dans le roc des fondations, ils ont élevé ces gourbis, miraculeux architectes, eux dont les mains et la tête et les yeux étaient faits pour créer des palais. Mais cela même se paye. Le terrain a un propriétaire dont la villa somptueuse domine cette tourbe de misère, et cet homme (?) perçoit les loyers de cette terre : entre cinq cents et mille francs par mois. A quelque distance de sa villa s’élève la prison et, lui faisant face, sur l’autre bord, une piscine où s’ébattent une trentaine de jeunes gens riches, reposant leurs corps propres dans une eau dont sont privées trente mille personnes.

Croyez-vous que tout cela soit loin du palais qu’occupe le Gouverneur général ? Cinq, six cents mètres, c’est tout, et jamais il n’y est venu. Jamais il n’a vu cette petite fille, quatre ans au plus, nue sous sa robe en loques de cotonnade à fleurs, portant une gamelle de l’armée modèle 36, pleine à ras bord d’une eau attendue des heures, descendant marche à marche un escalier de pierre et de boue, en posant chaque fois sa gamelle par terre pour la reprendre à la marche suivante.

Mais il y a pire. Cette horreur que les conditions du colonialisme ont créée, le colonialisme veut la cacher en y portant le feu. Cette population ici rassemblée par l’incurie dont il est seul responsable, il la veut disperser pour avoir des villes propres. Question d’hygiène ? Il n’envisage que de blanchir ses plaies. Et depuis des années la bataille se livre pour la défense des gourbis, des cités, des caves creusées dans la paroi des rochers, pour la défense de ces abris croulants où s’entasse la redoutable armée qui demain sera maîtresse et des villes et de son destin.

Car c’est ainsi. Ces bâtisseurs d’avenir défendent pied à pied les nids à tuberculose qu’ils détruiront demain, et c’est là aujourd’hui l’une des conditions de la victoire qu’ils savent proche.

AINSI fut pris notre premier contact avec l’Algérie.

Mon ami, sans grandes phrases, avec ce tact, ce sens proford, politique, de l’emploi des mots justes, nous pilota toute la journée sur les marchés, par delà les dédales de la Kasbah où il est né, dans les lieux les plus beaux et les plus luxueux de la ville européenne, dans les cafés maures et à la plage Saint-Eugène, aux environs d’Alger, là où l’on refuse de louer des cabines aux Musulmans.

Laissant Mireille Miailhe à Alger, d’où elle devait rayonner sur l’Algérois, j’ai mis le cap sur Oran, pris contact avec les terres rouges parsemées d’orangers et de citronniers, et bon dieu ! que c’était beau, du haut des rochers, le port et la rade de Mers-el-Kébir, et la citadelle espagnole, dans le vent du matin dont les courants se soulignent du vol blanc de milliers de mouettes.

J’étais avec un ami Algérien d’origine européenne. Au cours des explications qu’il me donnait sur la ville, ses monuments, son histoire et celle de la population, revenait souvent cette affirmation : « Nous autres Algériens … »

Nous autres Français, avons du mal parfois a bien comprendre ce que cela veut dire. Je l’avoue, j’y ai bien mis huit jours. Cependant Maurice Thorez nous l’avait appris : « L’Algérie, nation en formation. » Et il m’est arrivé bien des fois de dire à un Durand ou à un Ruiz : « tu es Français, tu es Espagnol », et je me faisais poliment remettre en place : « – Non, je suis Algérien. »

Boris Taslitzky – Dockers d’Oran

Cet ami, quand il parle de l’Oranie, vous avez envie d’en embrasser la terre. Et c’était si beau que je me dis que j’allais emporter ce pays-là sur mes toiles. Oui, mais la rade de Mers-el-Kébir, ce n’est pas qu’un paysage, c’est une base d’agression, et bientôt le tunnel qui y conduit d’Oran sera fermé à la circulation. Entrepôt de munition. Fermé d’ailleurs, il l’est déjà certains jours. Quand partent les bateaux pour l’Indochine. C’est que l’on se souvient qu’il y a des dockers à Oran. Et comment les oublierait-on ? Héros internationaux du combat pour la paix, célèbres dans le monde, guenilleux superbes aux ventres creux, qui ne se laissent pas oublier de l’ennemi et interpellent le peintre en ces termes : « Si tu n’es pas syndiqué, inutile de nous dessiner ! » Mais lorsqu’ils ont su que j’étais un camarade, alors ils sont venus en masse. Que n’étions-nous dix pour les dessiner tous ! Ce sont bien là les camarades et les frères des dockers de La Palisse et de Saint-Nazaire. Et les rides profondes, burinées sur leurs faces au ciseau de la misère, ce sont les mêmes que celles que j’ai dessinées voici deux ans, un jour de grève à Saint-Nazaire.

Tous, ils voulaient que j’emporte leurs traits pour les montrer aux travailleurs français.

« – Camarade, tu leur diras que nous sommes là, tu leur diras qu’eux et nous, c’est comme mon frère, tu leur diras qu’on se libère, pas contre, mais avec eux, tu leur diras que le jour où ils se lèveront, pas un travailleur algérien ne se laissera armer contre son frère, et salue le grand journal L’Humanité ! »

C’est à Oran que j’ai rencontré le vieux Hadj-Omar. Ce n’est pas seulement l’un des plus beaux hommes qui soit, Hadj-Omar, c’est encore un étendard. Médaille militaire, croix de guerre 14-18, longue, longue … et qu’il ne porte pas, car, honte sur nous, il se refuse à porter les décorations de notre pays. Hadj-Omar, en 18, il était en Russie. C’est là, m’a-t-il dit, qu’il avait lu les tracts d’Odessa qui ont fait de lui un mutin et aussi un Algérien. Je lui ai dit qu’ils avaient été écrits par Jeanne Labourbe. J’ai dit à cet homme qui avait vécu cela ce que j’en avais appris dans les livres de mon Parti, et lui m’a dit ce qu’il avait lu dans les livres de la vie. Et aujourd’hui les fils, tous les fils spirituels d’Hadj-Omar se lèvent pour applaudir lorsque Yamina Nouar parle pour les femmes d’Algérie.

Et comment en serait-il autrement, lorsque les femmes à présent savent descendre sur le port et armer de pierres leurs mains de mères pour en chasser, pour en balayer, pour en nettoyer la police, les jours de grève.

A Oran, si vous demandez votre chemin à un agent, il vous dit :

« Vous voyez, au carrefour, il y a un agent ; à sa droite un autre agent, au coin de la rue. Prenez cette rue, vous y verrez un troisième agent ; continuez, quatre, cinq, six agents, et tournez à gauche … »

La société coloniale est bien hiérarchisée dans l’ordre policier : agents, gendarmes, gardes-champêtres (très, très important), légionnaires, « en-bourgeois » de toutes sortes, mouchards musulmans et européens, grouillant sur le corps de ce malheureux peuple si noble et si beau malgré ses haillons.

Il faut voir, c’est un spectacle passionnant, l’allure du flic de service, simplement celui de la circulation. Ça vise à la noblesse doublée d’autorité. Si l’omnipotence a un visage, une prestance, c’est là qu’il en faut prendre le modèle pour la statue que le colonialisme se devrait, afin de s’illustrer soi-même, d’élever en hommage à cette vertu.

Ces messieurs ont, par ailleurs, un net penchant pour les Arts plastiques, une vraie passion, un flair, une curiosité, une insistance à découvrir les progrès du rapin ! Ils peuvent le suivre des jours et des jours sans plus de fatigue que de discrétion. Si, par un hasard inexplicable, ils ne sont pas devant lui, c’est que, par gentillesse, ils se postent par côté pour lui faire de l’ombre. S’il prend le car, il y retrouve ces messieurs, et quand il arrive à destination il y en a d’autres qui l’attendent. « – Alors comme ça vous faites du dessin ? On peut voir ? »

J’arrive un jour au village de Descartes, quittant Bel-Abbès où j’avais joui du spectacle édifiant de la Légion mêlée dans les bistrots à un détachement de marins américains venus en confrères rendre visite. C’était joli. Je te prends en photo et on se saoule la gueule, vas-y vieux frère, frère et cochon, cul et chemise, il n’y a qu’une vie vraiment, c’est pas trop pour se distraire. Pas trop évidemment … Dans le même moment se tenait la conférence de la région de Sidi-Bel-Abbès du Parti Communiste Algérien, où j’entendais pour la première fois débattre des rapports qui unissent les partis nationaux dans le Front Algérien pour l’indépendance. Des miasmes à la lumière, il ne s’en fallait que de traverser trois rues.

Donc j’arrive à Descartes, célèbre par la grande grève des travailleurs agricoles, à la tête desquels se trouvait Berrhaou, membre du Comité central du Parti Communiste Algérien ; emprisonné depuis pour dix-huit mois. Aussitôt branle-bas de combat. Le gendarme de service s’en va et embarque l’aveugle Amdaoui, animateur du syndicat. Et puis il me demande mes papiers, dans le café maure où je dessinais une dizaine de ceux qui avaient participé au grand mouvement.

Il s’en va se poster à la porte et lorsque je sors, me prie de le suivre, Contrôle d’identité. Deux heures. Ces messieurs s’étonnent quand je me fâche, ils ne font que leur devoir, et vous avez bien le droit de vous balader avec qui vous voulez, on est en République, d’ailleurs vos amis, on sait qui c’est … au fait, il y a longtemps que vous les connaissez ?… Etonnant que vous vous fâchiez, je téléphone à Oran, avec un nom aussi difficile à orthographier, on ne sait jamais … Vous pouvez disposer. Deux heures, bien sûr, et vous avez vu, on n’est pas méchants, d’autant que vous étiez dans la voiture du maire communiste de Bel-Abbès. On la connaît …

Ils connaissent tout le monde. S’il y a un syndicat, le poste de police d’Etat loge en face (Béni-Saf) et si, sacré dessinateur, tu prends un pot (the à la menthe) avec un copain au départ du car, ils s’amènent, histoire de parler sur l’art de Picasso dont ils connaissent un bout, il faut voir !

Les grands jours, les légionnaires les remplacent afin de barrer la circulation. Pas de bagnoles, ni de bicyclettes, ni de piétons, rien vers Mers-el-Kébir, que les camions pleins de gars partant pour l’Indochine, accompagnés de la clique pour rendre les honneurs. Mais la nuit, tout ce monde-là se planque, un talent épatant qu’ils ont pour disparaître.

Les noms des rues, tout un programme. Rue Ibn-Khaldoun, je n’en ai pas vue une seule. Mais rue Bugeaud, Bedeau, gourdin et sabre au clair, ça oui. Ça doit faire plaisir aux descendants d’Abd-el-Kader. Rarement rue Pasteur. A Alger, vous pouvez chercher une rue Marquet. Il est vrai que ce Français-là, cet ami, ce frère, c’était la lumière son affaire. Les statues : bottes, sabres – celui que brandit La Moricière, place de la Brèche, à Constantine, vaut le dérangement et cinq minutes de méditation sur son actuelle signification lorsqu’on massacre au cap Bon en Tunisie. Et, déformant encore le visage de mon pays, un simple épouvantail à bachot, c’est ce que l’enseignement officiel a inventé de faire de Fromentin.

Partout où je me suis rendu, j’ai été accompagné d’un ami musulman, qui expliquait ce que je faisais. J’avais tenté de dessiner seul dans les rues, sur les marchés. Mais chaque fois que je me mettais au travail, l’homme ou l’enfant que je regardais s’en allait immédiatement. Tous me prenaient pour un policier. Un jour, un jeune homme cria, les lèvres frémissant de colère :

« Dessine, va, dessine la misère de l’Algérie pour le plaisir des Américains ! »

Il me prenait pour un touriste regardant d’un œil curieux une misère dont il souffrait cruellement depuis sa naissance. Son apostrophe était positive, aussi bien, dans sa seconde partie. Le fait ne se reproduisit plus dès qu’un ami m’accompagna et qu’après explications les appréhensions justifiées furent calmées, et le meilleur accueil me fut réservé par les patriotes algériens de toutes tendances.

Ici l’on dénomme « Stalingrad » les lieux où la police ne s’aventure pas. Un faubourg de Bel-Abbès est désigné ainsi ; aussi le douar d’Ifri, et bien des coins du massif des Aurès.

J’ai passé deux journées dans l’un de ces lieux, dessinant les habitants, dans le café maure où se réunissent les militants. Au mur les photos de Staline, Thorez, Duclos, Marty et Henri Martin, découpées dans des journaux, voisinent avec celles des dirigeants nationaux, dont deux membres du Comité central, issus des villages environnants. Ici les jeunes font trente kilomètres par n’importe quel temps pour vendre la presse démocratique de douar en douar. Je me suis senti un tout petit C.D.H. ! Les colons refusent l’embauche à ces camarades et tous ont faim, plus ou moins.

Le racisme prend parfois des chemins étonnants. Une brave femme, honnête et pas méchante, née à Oran, me dit :

« – Vous ne trouvez pas que chez les Arabes et les Juifs, ça sent une odeur indéfinissable ? C’est quand même de drôles de gens, pas comme nous. »

Je lui réponds qu’il n’y a pas d’égout dans les quartiers-ghettos où ils vivent. Elle en convient et assure qu’elle n’y avait pas songé. On l’étonnerait en lui parlant de racisme. Dans ces conditions, le Parti représente un miracle que seuls peuvent réaliser des communistes. Ce qu’ils ont dû vaincre de préjugés, de défiance et de haine pour jeter ensemble les bases politiques de la nation !

MAIS j’ai quitté Oran, il était temps de foncer vers Constantine, faire une petite tournée vers le sud et remonter à Alger pour rentrer.

La beauté de Constantine, ça tient du rêve et de la légende. Je veux dire la vue d’ensemble, je veux dire la vue sur le paysage, saisie des parapets qui bordent les gouffres. Je ne dis pas le quartier arabe ou le quartier juif, où la misère s’égale à celle de tant de pays. Là les gens vivent réellement sous les ponts. Je les ai vus grelottant sous la pluie, la neige, dans la boue, travailler dans les minuscules et sordides échoppes, vivre, manger, dormir sous les arches du grand pont de pierre qui fait si bien dans le paysage. Mais ce que j’ai vu de pire, c’est le Bardo, bidonville de Constantine.

Je ne pense pas qu’il soit possible de descendre si avant dans le dénuement. Les gourbis défoncés par la tombée des neiges, la boue pour plancher, les couvertures noyées, les visages perdus, angoissés. Là a été porté le coup le plus terrible à la dignité. Ma petite fille que j’y avais menée – imaginez-vous que je veux qu’elle s’en souvienne et que cela fait partie de mon système d’éducation – ma petite fille m’a dit :

« – Oh, les pauvres ! les pauvres ! » Je lui ai dit : « – Pas de réflexions. » Alors, tout bas : « – Qui c’est qui fait ça ? C’est ce gouvernement ? » J’ai dit « Oui » et elle : « – Où qu’il se cache ce méchant ? » « – A Paris. » « – Quand on reviendra, je prendrai un bâton et il verra. »

A la Maison des Syndicats se tenait la conférence de la région du Constantinois dont les travaux préfaçaient le VIe Congres national du Parti. J’ai suivi la conférence le crayon en main, et au lendemain de sa clôture je partais vers le sud avec deux camarades, sur la route de Tougourt. Là, du côté de Djemaa, j’ai passé deux journées à dessiner au soleil les hommes sans travail, les femmes au lavoir, les enfants sans écoles, le soir, la réunion des communistes du douar, sur le luxe du tapis étendu comme pour recevoir et honorer ce qu’il y a de mieux et de plus vrai. Et qu’y a-t-il, en effet, de plus vrai et de mieux que ces réunions qui décident partout dans le monde que l’homme est maître et le lui montrent ?

Lorsque j’ai quitté ce douar, ils m’ont tous accompagnés, les camarades, et à la gare ils ont désigne l’un d’eux pour me convoyer jusqu’à Biskra. J’ai protesté :

« Je peux bien prendre le train tout seul ! »

Alors l’un d’eux m’a dit :

« Le Parti a dit que tu ne savais pas marcher tout seul. Le Parti, il a plus de sagesse que ta tête et il voit mieux que tes yeux ! »

Parce que j’étais le seul européen à prendre le train, le contrôleur m’a dit de monter dans le dernier compartiment. C’était un train de marchandises avec deux vieux wagons de bois. J’y suis allé et mon camarade s’est assis à côte de moi. Un homme magnifique au teint noir, dernier descendant d’une famille régnante de la région, qui jamais ne s’est plié à la colonisation. Un homme violent, solide et fier. Si vous l’aviez vu à cheval ! L’idée que je me faisais d’un roi, étant enfant. Si vous n’avez pas vu Belgacem sur son cheval blanc, alors vous ne savez pas ce que c’est qu’un cavalier. Ce n’est pas un homme plus un cheval, c’est une création en laquelle on distingue l’homme et le cheval, qui tient des deux et qui n’est ni l’un ni l’autre. C’est cet homme-là que le petit contrôleur a voulu chasser de son compartiment réservé. Mais comme il m’y avait invité, j’y suis resté et mon compagnon aussi. Il faisait semblant de ne rien comprendre à ma discussion avec ce pion du rail, qui jamais ne comprendra de quelle force sur soi-même est faite cette apathie apparente !

Après, le pion en a appelé un autre, et ils étaient deux pour casser la croûte en râlant contre « cette engeance de saleté du diable qui traîne ses poux et ses sales gueules » … Quand ils ont eu fini de manger leurs conserves de porc (nourriture interdite par la religion musulmane), ils en ont offert un bout, sur la pointe du couteau, à mon ami. Il a fait un bond en arrière sous l’insulte. Alors ils s’en sont payé une petite pinte de rire, et je n’ai rien dit, sinon que j’avais faim, et mon copain a placé entre nous deux le sac d’olives et le pain. Et chacun à notre tour nous prenions des olives et buvions l’eau de la gourde. C’était sans doute un spectacle étonnant, moi je l’ignore, j’étais participant. Mais, vu comme cela, de l’extérieur, avec les yeux de la bêtise ? Ils étaient vraiment dégoûtés et ils m’ont regardé en partant, vous savez avec ce regard dont on dit que s’il était pistolet …

Nous nous sommes quittés à Biskra, et embrassés, et j’ai mis le lendemain le cap sur Aïn-M’Lila où devait m’attendre William Sportisse. J’étais plein de visions des splendeurs du désert et transporté de rage contre toutes les vexations criminelles dont j’avais, depuis un mois et demi, été le témoin. Ici l’on condamne pour insulte par regard, ici l’on bouche avec des pierres le puits que le fellah a creusé pour sauver sa maigre palmeraie, alors que l’eau est partout à moins de trois mètres et que le sable sue l’humidité et se couvre d’une couche épaisse de salpêtre. Ici la moindre protestation devient, devant le juge, atteinte à la souveraineté française, et c’est bien un miracle de plus à l’actif du Mouvement national algérien si ces hommes martyrisés et méprisés sur leur terre natale savent discerner que la France, ce n’est pas cette trique qui leur zèbre le dos et l’âme et le cœur, mais cette réalité nationale qui s’exprime par la voix et l’action du peuple français, qui n’a rien à voir avec ceux qui s’approprient le fer, l’alfa, et le charbon, les exportent et maintiennent jalousement ce pays hors de toute grande industrie. Tout cela c’est, paraît-il, trois départements français. Les femmes musulmanes n’y ont pas le droit de vote et accouchent assises dans des gourbis sans air où fume le charbon de bois des canouns. Les électeurs sont divisés en deux collèges électoraux, le premier pour les éléments européens, le second pour les musulmans, et le caïd leur tend lui-même le bulletin de vote de l’Administration. Le certificat d’études y constitue une extrême rareté, puisque 12 % des enfants sont scolarisés. Et tout est à l’avenant.

Non, la France, ce n’est pas cela, et ils le savent. Et ce que je vous dis (j’emprunte cette phrase à un paysan musulman), ce que je vous dis, les souris et les rats du désert pourraient le dire aussi.

DANS la grande rue d’Aïn-M’Lila, nous avons pris le tacot tous terrains, accompagné du secrétaire de l’Union des Syndicats, frais émoulu de l’école centrale de la C.G.T., débordant d’un enthousiasme qui faisait honte à celui qui bout tout au fond de moi-même sans savoir se montrer. Un tour vers les salines où travaillent, les plaies à vif, nus pieds dans l’eau salée, des hommes harassés de porter des sacs pleins sur le dos comme des mulets. Ils viennent tous nous serrer la main, et la présentation du peintre donne lieu à un meeting, comme partout où l’on m’a présenté. Et, comme partout, j’ai été chargé de transmettre le salut fraternel aux travailleurs français. Là, il n’y avait pas de syndicat. Le temps de faire deux dessins, pendant que parlent les camarades algériens, et lorsque j’en ai eu terminé, camarades, il y avait un syndicat.

Et puis nous sommes repartis vers les terres, et le tacot a stoppé assez loin d’une maison. Il faut bien nommer ceci une maison : des murs et un toit, c’est une maison, même si cela s’écroule lorsqu’il y a des gens dedans.

Un visage de vieille. Le secrétaire demande :

« – A qui appartient cette maison ? » et la femme répond : « – A son propriétaire. »

Ça, c’est la peur de l’étranger. Elle dit aussi qu’il n’y a pas d’homme ici, qu’il est parti, et que nous partions aussi. Mais nous approchons lentement, en parlementant, et Sportisse me dit de me méfier du chien. Alors paraît un homme armé d’un gourdin, qui vient à grands pas, comme pour le combat, beau comme l’Antique dans son grand burnous blanc. Mais aux premiers mots il comprend et nous mène vers la maison au pied de laquelle gisent de grands os de chameaux. Le chien n’a pas bougé, n’a pas aboyé, la faiblesse et la faim le clouent sur place. La femme, très vieille, est venue, timide, et puis une autre, et deux enfants, un tout petit, et l’autre une fillette de huit ans peut-être. Dès qu’elle m’a vu, elle a été prise de frissons, et puis de grands sanglots de peur l’ont secouée, et enfin elle s’est couchée, la tête cachée sous un voile de la vieille qui lui caressait le corps de sa main décharnée. J’avais mal à penser à ce que des hommes habillés comme moi, et parlant ma langue, avaient dû faire à cette enfant-là pour que ma présence déclenche une telle terreur. Et puis l’autre gosse a crié, alors la vieille a sorti un sein pour le calmer. Je dessinais, je me suis arrêté pour interroger. Chez nous les grand-mères ne nourrissent pas les tout petits au sein, alors … Cette vieille-là, c’était la mère, et elle n’avait pas trente ans. Elle a dit la faim, elle a dit la peur du colon qui ne parle que le fusil à la main et paye le travail d’une journée cent francs, et si tu ne veux pas, crève !

J’ai fermé mon bloc à croquis, emportant le visage de ce désastre, poursuivi des sanglots de l’enfant. Je voudrais que vous les entendiez tous, afin que vous appliquiez tous, sans faiblir, le traitement interne qui rendra intacte et radieuse la face de notre France.

Boris Taslitzky – Un rescapé du massacre du 8 mai 1945

Sur la route vers Alger, il y a Sétif. Un nom qui fait frémir depuis que, le 8 mai 1945, alors que Paris dansait de joie dans la paix retrouvée, 40.000 musulmans, victimes d’une infernale provocation montée par l’administration, tombaient sous les balles de troupes françaises. Sétif est encore comme en état de siège. Là, j’ai rencontré le communiste Denier qui a eu les deux mains coupées à la hache. Denier, horriblement mutilé, exsangue sur son lit d’hôpital, qui trouva encore la force d’accuser le commandement :

« – Non, ce ne sont pas les musulmans, c’est vous qui m’avez coupé les mains ! »

C’est dans un petit village, à trente kilomètres de la ville, que je suis allé voir Denier. Un village que l’on eût cru français, caché dans les couleurs tendres du printemps déjà présent. Nous avons bu le café, dessiné et parlé vingt minutes, et puis je m’en suis allé, mais, avant, nous nous sommes embrassés. Le mot Fraternité est un mot communiste.

Et puis j’ai vu les gorges de Kherrata. Si la splendeur a un sens, c’est là qu’il faut la voir, Mais ici, elle est à jamais salie par le crime qu’y a commis la Légion en précipitant du haut des rocs dans le gouffre des centaines de paysans qui avaient cru comprendre que l’Algérie avait droit à la liberté en ce jour de victoire, le 8 mai 1945. Là s’étale sur un immense rocher plat, droit comme une baïonnette, la signature de l’assassin, un immense écusson de ciment gravé : « LA LEGION ETRANGERE, 1945 ».

J’ai regagné Alger pour suivre les travaux du sixième Congrès du Parti Communiste Algérien qui tient ses assises dans un garage au sol battu, un peu loin de la ville, par delà les casernes, à Hussein-Dey.

AVEC quelques tissus, quelques portraits, des mots d’ordre et la toile de fond que peignit Duvalet, en quelques heures ce lieu à vieux tacots s’était mué en grandeur, à quoi se reconnaît partout et toujours le style communiste. Et puis, dans la salle pleine, burnous, chechias, turbans, voiles et vestons mêlés, il y avait là le spectacle inoubliable du peuple algérien rassemblé, représenté par ses filles et ses fils, les meilleurs et les plus beaux, qui forgent dans le combat le visage nouveau-né de la nation qui se forme. Il y avait là tous ceux que j’avais vus et étudiés sur place et chez eux, que j’avais vus à la peine et que je retrouvais ici à l’honneur.

Et quand fut appelé au praesidium André Marty, et qu’il monta à la tribune, alors un délire d’enthousiasme se saisit de la salle, debout, applaudissant et martelant : Marty, Marty, Marty ! Et moi aussi, éperdu de joie, rencontrant alors, et sans ombre aucune, ce que je cherche partout à l’étranger : l’amour de la France. Et cela parce que des hommes comme Marty savent faire que chacun sente que le mot Egalité est un mot communiste.

Alors ces hommes et ces femmes se succédèrent à la tribune, parlant en arabe ou en français, et, trois journées durant, tracèrent la route à suivre pour le Parti. Là, j’ai entendu Amdaoui, l’aveugle de Descartes, raconter la scène de l’arrestation à laquelle j’avais assisté un mois auparavant. Aux gendarmes qui l’emmenaient, il avait dit :

« – Vous avez peur d’un homme qui tient un crayon, vous avez peur d’un aveugle. Mais je vois mieux que vous, j’ai les yeux du Parti. »

Un monstre lumineux, pas de nez, la face piquée de variole où des sourcils soulignent l’emplacement des yeux morts ; un visage où existe seule la bouche. Mais, quand parle cet homme, il martèle la beauté. Je l’ai dessiné, et il m’a demandé, inquiet, si c’était ressemblant, bien ressemblant, lui qui n’a jamais vu une figure. Et ça, c’est la préoccupation d’un homme qui sait ce que c’est qu’une figure, et qui la respecte parce qu’il aime. Lorsqu’il était en prison, seul dans sa cellule, même les droit-commun ont fait la grève de la faim pour qu’il soit libéré. Et lorsque, après trois jours, il l’a appris, alors il a fait appeler le directeur de la prison et lui a dit :

« – Tu vois cette soupe ? Appelle ton chien ; s’il la mange, je mange aussi. »

Et puis, dans la joie, les confettis volant, a été élue la nouvelle direction du Parti, et, le dimanche matin, sous un soleil éclatant, a eu lieu le meeting public au stade municipal. Là étaient venus les représentants de tous les mouvements et partis nationaux qui avaient délégué aux premiers rangs quelques-uns de leurs dirigeants. Alors, avec Bouhali, Hadj-Ali a parlé, et son discours c’était bien l’un des plus beaux poèmes d’amour d’un poète à son pays, d’un poète à son parti.

La voix de Marty s’est élevée. Vous l’avez entendue jusqu’ici et ils l’ont entendue aussi, les rats agonisants de peur et de haine, calfeutres au Gouvernement General. Et, ce jour-là, une fois de plus, les fellahs et les dockers, les femmes et les hommes, arabo-berbères ou algériens d’origine européenne, et aussi l’ennemi, tous, ils ont entendu que le mot Liberté est un mot communiste.

AVANT de quitter l’Algérie, je me suis accordé dans Alger deux jours de congé. Balade dans la ville, sans crayon, saoul de lumière. J’aurais tout voulu être, la dernière après-midi, musicien et poète, peintre et écrivain, tout contenir, aimer, étreindre et transformer dans le langage des sons, des tons et des mots et des rimes, pour tout donner.

Mais il faut bien se faire une raison. On n’est pas l’encyclopédie. Et le navire qui quittait le port emportait des paquets que nous avions, Mireille et moi, ficelés la veille.

Nos quatre cents dessins.

Boris TASLITZKY.