Article de Paul Tubert suivi d’un reportage de Françoise d’Eaubonne parus dans Droit et Liberté, n° 143 (247), 24 février 1955, p. 1 et 4
La loi doit punir les discriminations et non les favoriser
Par le Général TUBERT
Ancien Maire d’Alger
LE problème algérien, si longtemps méconnu, a pris place au premier rang des questions qui se posent maintenant en Afrique du Nord. Pourtant, le grand public n’a pas encore pleinement conscience de la gravité de la situation qui se développe au sud de la Méditerranée et dont les conséquences peuvent affecter gravement le destin de la France.
Pendant des années on fit un silence à peu près complet sur ce qui se passe en Algérie, que l’opinion publique métropolitaine ne voit qu’à travers les communiqués touristiques et les discours officiels. Ces derniers, tenus paraît-il dans le souci de préserver les intérêts de la France, n’ont fait que masquer ou déformer les faits afin d’entretenir les douces illusions que les événements commencent à dissiper.
« L’Algérie c’est la France ! » « Les Arabes sont maintenant des citoyens français très fiers de leur promotion et enchantés de leur sort ». Voilà des formules patriotiques bien encourageantes ! Malheureusement ce ne sont que des slogans qui ne cadrent guère avec les réalités. Parmi celles-ci figurent plusieurs plaies de l’humanité, en premier lieu le racisme dont nous nous proposons d’entretenir le lecteur de ce journal.
Qui sème le racisme …
Détestable en tout temps et en tous lieux ce fléau sévit particulièrement en Algérie qui est sa terre d’élection et où il n’a cessé de détériorer les rapports humains sous l’œil complice ou indifférent de l’Administration. Au gré des circonstances, l’accent y est mis sur l’antisémitisme ou sur l’antiarabisme. Sous Pétain il s’agissait d’être surtout antijuif, sous la IVe République il vaut mieux être antiarabe, mais il est bien porté d’être à la fois contre les Juifs et contre les Arabes.
Cette conception, que réprouve naturellement toute morale humaine, a ceci de paradoxal qu’elle a cours dans un pays à populations hétérogènes où se fait sentir plus qu’ailleurs le besoin de compréhension et de respect réciproques. C’est le racisme qui a droit de cité : s’affichant insolemment ou s’insinuant sournoisement il est partout et ne cesse d’approfondir le fossé qui s’est creusé entre des catégories ethniques pourtant condamnées par la géographie et par l’histoire à vivre côte à côte sur le même territoire.
Actuellement le racisme le mieux porté est celui qui oppose l’Européen à l’Arabe. C’est, dans la conjoncture, le plus virulent et le plus dangereux car il provoque – comme un choc en retour – la haine des opprimés dont les formes violentes aboutissent fatalement à des excès. Nous condamnons naturellement tous les racismes, quels qu’ils soient, mais nous sommes convaincus que si l’Européen renonçait au sien, un climat favorable à d’heureux rapports naîtrait sans difficultés majeures.
La loi frappe …
Le racisme antiarabe revêt deux formes principales. Il y a celui des grands féodaux qui a surtout un caractère économique car il est lié aux privilèges de fait qui ont permis la constitution de fortunes colossales et de domaines immenses au détriment des Arabes. Cela n’a été possible que parce que ces derniers – du fait de leur condition indigène – ne disposaient pas des mêmes moyens que les Européens pour défendre leurs terres et leurs droits.
C’est d’ailleurs l’explication de l’opposition obstinée des « véritables maîtres de l’Algérie » à l’exercice effectif par les indigènes des droits que leur donnent actuellement la Constitution française et le statut algérien.
Jusqu’à maintenant tous les gouvernements de Paris se sont inclinés devant ce veto.
L’autre forme de racisme affecte une grande majorité d’Européens de toutes conditions sociales et satisfait leur complexe de supériorité. Cela se traduit dans la pratique par un droit de priorité un peu partout, qui n’est pas sans humilier à juste titre les Arabes refoulés ainsi systématiquement à l’arrière-plan. Qu’il s’agisse de l’admission à l’école, d’inscription quelconque, d’accession à un emploi, d’attente à un guichet, l’Arabe, même si son père est mort pour la France, passe après. Et s’il a la prétention de ne pas s’effacer il est catalogué comme antifrançais !
Quant aux attentions que la bonne éducation exige à l’égard d’un vieillard, d’un infirme, d’un malade, d’une femme enceinte, etc … il ne saurait naturellement en être question à l’égard des musulmans entrant dans ces catégories.
Or, ceux-ci souffrent plus de ces attitudes condescendantes ou méprisantes que des conditions matérielles misérables et sans espoir d’amélioration du fait d’un manque d’instruction et de qualification qui ne leur est d’ailleurs pas imputable. L’Arabe d’Algérie est ainsi marqué d’un stigmate qu’il ne peut effacer. Qu’on l’appelle communément « bicot » ou qu’on le baptise officiellement « citoyen français » il reste le pelé, le galeux qui ne connaît que la loi qui frappe et jamais la loi qui protège.
Comme nous ne sommes plus en 1830 mais en 1955, dans un monde où quelques changements se sont déjà produits et où d’autres s’annoncent … les choses ne peuvent aller qu’en s’aggravant à moins qu’on ne se décide enfin à réagir.
Comment ? D’abord et d’urgence – car le temps presse – en mettant un point final à la discrimination raciale. Cela exige des mesures conjointes. D’une part une campagne persuasive dans les administrations, les services, les entreprises, les écoles afin d’y montrer l’injustice et le danger du racisme, et, d’autre part, des sanctions rigoureuses à l’occasion de toutes les manifestations de racisme.
La passivité actuelle devant le fléau nous réserve de terribles lendemains, car la grande colère de 9 millions d’êtres humains finira par emporter le racisme mais alors avec les violences aveugles du torrent.
L’intérêt de tous les Algériens voudrait que la plaie honteuse disparaisse plus vite et de façon plus calme. Mais c’est là le langage de la sagesse, un mot qui n’a pas cours en Algérie !
Paul TUBERT.
J’ai vu, j’ai pleuré, j’ai serré les poings
Un reportage de Françoise d’Eaubonne
MON premier contact avec l’Afrique du Nord, je le dois au mouvement Travail et Culture qui m’y envoya pour faire des conférences sur Colette. Et le racisme qui me fut brutalement révélé n’attendit pas, pour se faire connaître à moi, que j’eusse posé le pied sur le sol algérien ; je l’éprouvai dès mon transport en avion.
A mon grand étonnement, je vis les Algériens musulmans placés à l’arrière du prototype tandis que les Européens étaient rangés à l’avant, et en sus l’on tira un rideau entre nous comme si l’on craignait la souillure de ce contact. A ma voisine qui me faisait observer ; « Tiens ? On a mis les ratons derrière nous ? » je répondis en lui demandant si elle avait vu le film de Sartre. La P … respectueuse, et si cette ségrégation ne lui rappelait pas le début du film où, au grand scandale de l’administration, une jeune femme blanche se permet de voyager dans le wagon des noirs …
En arrivant à l’aéroport, un douanier à képi, bottes et cravache, cria aux voyageurs musulmans qui se tenaient comme nous devant la consigne, en attendant l’arrivée des bagages : « Tout le monde dans la pièce à côté, et à poil ! » Je commençais à trouver le voyage instructif.
Et, par la suite, je ne cessai pas de m’instruire.
Des plaisanteries sinistres
Les aspects les plus répugnants du racisme que je haïssais si fort chez les Américains et les Anglais, à l’égard des noirs, des natives, je les vis dans toute leur hideur à Alger et à Constantine ; et cette fois, à ma grande humiliation, les racistes n’étaient pas des Américains ni des nazis, mais des Français, mes compatriotes.
Les sobriquets racistes les plus répandus là-bas, pour désigner les indigènes, sont ratons et melons. Ce dernier sarcasme qui vise plus particulièrement les fellahs a pour origine l’extrême maigreur de ce peuple sous-alimenté ; à l’ « indigène » on peut compter les côtes, comme à un melon. C’est dire que le colon français, non content d’affamer le musulman, le raille et le bafoue sur sa famine elle-même, comme naguère les nazis stigmatisaient la saleté des esclaves privés d’eau et d’hygiène qu’ils avaient mission de dégrader jusqu’à la mort.
La plus horrible plaisanterie que je connaisse à ce sujet est celle-ci, concernant le bombardement de l’Aurès au napalm : « On va avoir de la confiture de melons ». Elle faisait florès, lors de mon dernier passage en décembre 1954, chez les Français chics.
La même ignominie à intention « humoristique » se révèle dans les noms dont la police occupante, dans la villa des Oliviers (véritable jardin des supplices) baptise ses techniques d’aveux spontanés. La ceinture serrée au bas de la cage thoracique jusqu’à la syncope s’appelle « couscous roulé simple » et celle qui raffine le même supplice par l’électricité « couscous roule pour diffa ». C’est bien là l’échelon le plus bas du fascisme, l’insulte raciste ajoutée à la torture.
La trame raciste de la vie
Sans s’arrêter à ces cas extrêmes on peut souligner avec force, et avec d’autant plus de force que cela fait saigner le cœur quand on est Français et fier de l’être, que le racisme le plus bas, le plus imbécile et le plus abject est le fait courant, répandu et partagé par des milliers de Français vivant en Algérie comme gros et petits colons, employés, fonctionnaires, bureaucrates, et dont la très grande majorité, j’en suis sûre, serait pourtant incapable de torturer eux-mêmes au moyen du couscous roulé simple ou pour diffa, et désapprouve dans l’ensemble les camps de mort des nazis et sans doute le lynchage des noirs aux Etats-Unis. Il n’empêche que ce sont les mêmes gens qui se tapent sur les cuisses à l’audition du « gag » sur la confiture de melons, les mêmes qui disent « ces sales bicots, ces feignants, ces sauterelles, cette race dégénérée » et qui trouveraient scandaleux qu’on donnât des allocations familiales aux habitants des bidonvilles « car ces gens-la ont tellement d’enfants, n’est-ce pas, vous voudriez encore qu’on les encourage ?… »
Ce sont les réflexions que j’ai entendues dix fois chez des gens qui semblaient de braves gens, aimant leur famille, incapables de voler leur prochain ; c’est ainsi qu’ils se faisaient complices des assassins, qu’ils assumaient allègrement l’horrible mort lente de milliers de familles indigènes « vêtues de trous, nourries d’ordures » comme dit la Mère Courage, et qu’ils soutenaient, eux, les probes, par leur ignominieuse sottise, les agissements des MM. Borgeaud, Blachette, Maignien et Cie, vampires gorgés des milliards arrachés au travail inhumain des ouvriers et des fellahs algériens.
Quelle honte vous brûle les yeux et vous monte à la gorge quand l’on voit le cauchemar des bidonvilles, véritables camps de la mort lente, ou le bagne en plein air du fellah squelettique qui trime sur une charrue des temps néolithiques, et qu’on pense :
« Ton drapeau, le drapeau aux trois couleurs dont tout un peuple martyr a sauvé l’honneur pendant les années d’occupation nazie, on l’a planté sur cette hallucination en proclamant : voilà la France ! Et une masse de stupides bourgeois nourris des miettes de l’impérialisme applaudissent, se sentent fiers de l’œuvre française, de la présence française, et crachent sur ces ratons, ces melons, ces pelés, ces galeux d’où viendrait tout le mal ! »
L’indignation et l’humiliation me torturaient devant ce spectacle, et au bidonville de « La Décharge Publique » où des centaines de femmes, de vieillards et d’enfants au regard fixe et fou que donne la faim se nourrissent d’ordures (exclusivement) j’ai pensé que j’étais fière de mon pays pendant qu’on l’occupait et l’opprimait, et qu’il m’était réservé d’en avoir honte, ici …
Car c’était au nom de tous les Français, donc en mon nom aussi, que cela se passait, que cela pouvait se faire.
Et j’ai pleuré.
Au nom de la vraie France
Et ce sont les victimes du racisme, ce sont les fils du peuple algérien gui ont séché mes larmes. Ce sont eux qui m’ont dit :
– Non, il ne faut pas. Nous autres, nés sur cette terre, Algériens, Arabes, Maures et Kabyles, nous faisons la distinction entre la vraie France et ceux qui parent indûment de son beau nom leurs crimes commis en vue du profit maximum. Nous aimons et respectons la France, le pays qui donna au monde la Déclaration des Droits de l’Homme. Celle-là même que bafoue aujourd’hui l’article 80. Nous savons bien que ce ne peut être le même pays qui produit à la fois l’Encyclopédie et le décret Régnier, cette préface au funeste article 80 (1). Nous savons bien que la France et nous, loin d’être ennemis, possédons le même ennemi : l’impérialisme.
Et c’est là une magnifique leçon que m’a donnée le peuple algérien, car je me suis souvenue de mes propres efforts pour distinguer l’Allemagne antifasciste de la brute nazie ; je me suis souvenue combien, parfois, il m’était dur d’oublier que cette langue dont les accents rouvraient en moi une cicatrice était aussi celle de Gœthe et de Karl Liebknecht ; et j’ai admiré la spontanéité avec laquelle, si simplement sublime, l’Algérien opprimé souriait au Français venu de France, au Français anti-impérialiste et antiraciste.
La nuit du racisme pèse encore sur le monde. « Le vol sourd du corbeau », amis, l’entendez-vous sur les plaines d’Afrique du Nord ? Quand ouvrirez-vous enfin vos yeux aveugles, complices des assassins ?
F. D’EAUBONNE.
(1) Selon cet article, scandaleusement contraire à la liberté d’opinion garantie par la Constitution, peut être passible de 2 ans de prison et plus, ou de lourdes amendes, l’Algérien qui a écrit, dit ou exprimé d’une façon quelconque une opinion « mettant en danger l’intégrité du territoire ». Se basant sur ce décret-loi, les tribunaux condamnent journellement à des siècles de prison et à des millions d’amende les Algériens coupables de s’être librement exprimés.
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