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Le racisme, maladie endémique en Algérie

Article paru dans Droit et Liberté, n° 141 (245), décembre 1954, p. 1 et 4

L’article que nous publions ici, nous a été adressée par une amie de notre Mouvement, professeur de Français à Constantine. Il projette une lumière utile sur les événements qui ensanglantent aujourd’hui l’Algérie, après la Tunisie et le Maroc. Nous le versons très volontiers au « dossier » de l’Afrique du Nord.


CERTAINS Algériens s’imaginent que le racisme n’existe plus en France. C’est, hélas ! méconnaître la vérité. Il faut dire que, chez nous, le racisme combatif se cantonne dans des milieux pervertis, très actifs mais étroits. A l’état moins violent, il peut persister, chez certaines personnes, sous forme de préjugés superficiels. Mais le peuple français dans son ensemble lui est hostile et peut trouver, comme le montrent des exemples récents, les élans les plus magnifiques pour le combattre. Et, de fait, lorsqu’on débarque en France, il semble qu’on respire mieux.

Sous le beau ciel d’Afrique

C’est que, dans les pays d’Outre-Mer, le racisme a tous les symptômes d’une maladie endémique. Sous le beau ciel d’Afrique, une sournoise chasse à l’homme se livre quotidiennement. De Tlemcen à Tébessa, l’être humain est sans cesse bafoué, avili, insulté dans ce qu’il a de plus sacré. Les preuves n’en manquent guère ; nous nous bornerons à citer un des exemples les plus douloureux : celui de Constantine.

Là, les israélites et les musulmans, dont les communautés voisines vivent en vase clos, nourrissent dans l’ombre leurs discordes séculaires, que le système colonial ne fait rien pour atténuer, bien au contraire. Toutefois, il ne semble pas que des chocs violents puissent se produire spontanément entre ces deux communautés : ils ne pourraient être le fait que de quelques éléments irresponsables excités de l’extérieur.

Dans le groupe arabo-berbère, se trouve une fraction dirigeante, chauvine et réactionnaire. L’Administration la protège et lui procure des avantages certains. Mais ces cheiks féodaux, tout en profitant du régime, affectent une position brutalement anti-européenne, englobant tous les Français en bloc, racistes et antiracistes, dans une même hostilité.

Quant à la masse musulmane, si elle n’aime pas toujours les actuels occupants du sol, ce n’est pas à proprement parler par racisme : c’est le résultat des rapports entre colons et colonisés.

Intolérable, en tout état de cause, est la haine que vouent à l’élément autochtone un grand nombre d’Européens venus habiter en Afrique du Nord. Si leur antisémitisme, souvent de tradition métropolitaine, est virulent, ils ne sont pas moins tendres à l’égard des Arabes, dont le teint basané, le burnous et le parfum « sui generis » sont les signes manifestes, selon eux, d’une infériorité congénitale.

La trame de la vie

Ceux-là n’ont pas de mots assez durs pour accabler des groupes ethniques dont ils souhaiteraient parfois l’élimination totale.

Une dame déplore que les musulmans souillent de leurs semelles les trottoirs du quartier européen au lieu de les laisser respectueusement aux habitants, comme ils faisaient voici vingt ou trente ans.

Une autre trouve que les allocations familiales sont de trop pour les Arabes : c’est encourager dangereusement la natalité et favoriser la multiplication d’ « indésirables » qui envahissent les quartiers neufs, créant ainsi une promiscuité inopportune, voire même un danger d’expropriation.

On fait à un troisième personnage l’éloge d’un beau magasin : – « Mais le propriétaire est un Juif ? »…

D’autres se signalent par la subtilité de leurs narines : ils savent distinguer un Arabe d’un Juif « au flair », à « l’odeur ».

Mais ce ne sont là que quelques témoignages pris dans une masse d’autres qui se greffent, à peine remarqués, dans la trame quotidienne de la vie algérienne. Sans compter les regards arrogants, le ton impérieux et, par-dessus tout, le tutoiement dédaigneux de suzerain à vassal, qui consacre dans les faits la division finale de la population en deux races : celle des seigneurs et celle des parias.

Enfants des bidonvilles…

« Diviser pour régner » …

Qu’est-ce qui peut à l’heure actuelle, dresser les groupes ethniques les uns contre les autres ?

Les dissentiments entre les Juifs et les Arabes semblent venir tout d’abord du fait religieux. Les deux groupes ont conservé une mystique naturellement plus intransigeante lorsqu’ils sont confinés dans une atmosphère surchauffée : à Tlemcen ou à Constantine, la vie en ghetto a été imposée aux Juifs par les Turcs : ainsi, voit-on clairement que les malentendus existants ont pour origine lointaine l’antisémitisme.

En second lieu, les facteurs économiques influent plus directement encore, car il s’agit de la concurrence des deux groupes devant le même patron. Ce sont là sources traditionnelles de conflits.

Il s’en ajoute une troisième : le système d’exploitation colonialiste du pays. C’est lui qui, dresse les uns contre les autres les éléments indigènes, envenimant exprès les sujets de discorde, selon le fameux principe : « diviser pour régner ».

Soulignons toutefois qu’il parvient de moins en moins à ses fins, juifs et musulmans coopérant plus étroitement dans la défense de leurs intérêts communs, dans le mouvement national.

Les bidonvilles

C’est le système colonialiste, aussi, qui corrompt foncièrement les rapports entre européens et indigènes. Ceux-ci ont été expropriés des bonnes terres, leur développement économique et culturel a été entravé. Réduits à la misère – ou, plus bas encore, à la crasse immonde des bidonvilles -, ils ne peuvent s’en dégager, n’ayant ni les moyens matériels, ni le climat moral indispensables. Or, cet état répugne aux Européens ; mais faute de comprendre ou de chercher à comprendre le vrai problème, ils se bornent à mépriser ces misérables, à les traiter en inférieurs – estimant qu’ils se plaisent où ils sont ou qu’ils « manquent de dynamisme » pour élever leur condition ! Car, par surcroît, il pèse encore sur les esprits toute une tradition fortement enracinée, et la pire de toutes, celle de la guerre coloniale. On croit toujours en la supériorité de la race conquérante. Dans la rue, à l’épicerie, au bureau, on continue à se comporter comme en pays conquis.

Et la France des Droits de l’Homme ?

Que faire pour chercher à sortir de ce cercle vicieux ?

Il est certain que la suppression de l’exploitation colonialiste et son remplacement par un système où les droits de chacun seraient respectés, créerait des rapports plus normaux, plus confiants entre les habitants.

Quoi qu’il en soit, un énorme travail sur le plan humain reste à réaliser dès aujourd’hui. Chacun devra y mettre du sien, mais il est clair que c’est aux Européens honnêtes et conscients qu’il incombe de faire le premier pas.

Ils appartiennent à une nation qui, la première, a proclamé les Droits de l’Homme et reconnu l’égalité en droits des personnes, la liberté des croyances, des religions, comme un bien imprescriptible et sacré. Que tous ceux qui n’ont pas renié en leur cœur ces principes, que tous ceux qui, dons la vie quotidienne sont en rapport constant avec la population, ne déshonorent pas l’idéal de leur patrie, qu’ils se montrent les véritables messagers de la France, qu’ils comprennent les aspirations et les luttes des peuples d’Afrique du Nord.

Mieux vaut l’union que la haine

Même dans les conditions actuelles, les contacts, l’enseignement, la persuasion peuvent ébranler les préjugés les plus tenaces. Les gens doivent savoir à quel point les idées racistes sont des idées creuses, absolument vides de tout contenu scientifique, et que par ces idées creuses, croyant nuire à autrui, ils se nuisent à eux-mêmes, vont à l’encontre de leur propre intérêt, de leur propre épanouissement : car une haine aveugle et stupide n’a jamais engendré la douceur de vivre.

Le jour où les musulmans, les israélites, les européens (à l’exception, bien sûr, de ceux qui tirent profit des divisions et de la sueur des uns et des autres) auront pleinement compris que mieux vaut l’union que la haine, un grand pas en avant sera accompli.

En Algérie plus peut-être qu’en France paraît nécessaire l’organisation des section du M.R.A.P. qui s’efforceraient de montrer à la fois la vanité des arguments racistes et la nécessité d’une large compréhension mutuelle.

C’est là une entreprise qui, si elle est loin de résoudre tous les aspects du problème, prépare la voie à des lendemains fraternels : par conséquent, elle est digne d’être tentée.