Article de Marcel Oms paru dans La Commune, n° 6, février 1958

Etiemble vient de publier un ouvrage selon lequel « le péché vraiment capital » serait le racisme. Sans mettre nullement en cause la vérité métaphysique d’une telle appellation, je préfère encore la simple constatation de Memmi pour qui « le racisme résume et symbolise la relation fondamentale qui unit colonialiste et colonisé ». C’est autour de ce thème du rapport des races entre elles que j’ai rassemblé ici quatre films récents où sont mis en présence des hommes appartenant à des races que l’histoire a un jour opposées. Il est en effet remarquable que l’acuité avec laquelle se posent dans le monde entier les conflits de races en ce XXe siècle qui est celui de l’éclatement des empires coloniaux, passe ainsi sur les écrans. Mais alors que la fonction même de l’art de l’écran devrait être un effort de rapprochement et de compréhension des peuples, on verra que tous les réalisateurs ne font pas l’effort souhaitable pour faire éclater les cadres de la réflexion.
Racisme
Dans « Œil pour Œil », André Cayatte a voulu, dit-il, mettre en présence deux mondes, deux civilisations : l’Orient et l’Occident ; il a voulu faire le point sur les possibilités d’un dialogue qui, à aller jusqu’au bout, pourrait être le principe d’une négociation franco-algérienne. Mais n’anticipons pas !
Chacun des deux antagonistes est chargé par Cayatte du plus de signification possible jusqu’à tenter d’exprimer l’essence même de sa race. L’Occidental, joué par Curd Jurgens, incarne la mauvaise conscience, il est cultivé, raffiné, plein de bonne foi et de bonne volonté, préoccupé d’auto-justification. L’Oriental, incarné par Folco Lulli est fermé, buté, soucieux du respect des traditions ancestrales. Dans l’action, dans le conflit, il est la haine.
« Il y a dans mon film, confirme Cayatte, deux idées-forces très caractéristiques de notre temps : la mauvaise conscience et la haine. »
Dans ce film nous vérifions les constatations d’Albert Memmi pour qui le racisme est un
« ensemble de conduites, de réflexes appris, le racisme colonial est si spontanément incorporé aux gestes, aux paroles, même les plus banales, qu’il semble constituer une des structures les plus solides de la personnalité colonialiste ».
Il y a dans « Œil pour Œil » de petits détails de mise en scène qui relèvent incontestablement du réflexe raciste : le gosse arabe qui demande « Combien tu donnes ? » pour rendre un service ; les paysans qui refusent le secours du médecin tandis que crève un des leurs sous les emplâtres de boue, etc.
Pour Memmi trois éléments révèlent l’attitude raciste ; trois éléments que tout spectateur d’« Œil pour Œil » retrouvera dans son souvenir :
I° « Découvrir et mettre en évidence les différences » (deux personnages bien tranchés sans aucun point commun, sans possibilité de se comprendre).
2° « Valoriser ces différences au profit du colonisateur » (la musique de Chopin sur le tourne-disques est supérieure aux rengaines du vieux disque usé, et ici l’intention de Cayatte ne fait aucun doute ; les « bicots » ne s’écartent pas pour laisser passer l’automobile du docteur, etc.).
3° « Porter ces différences à l’absolu, en affirmant qu’elles sont définitives … »
Outre le fait que mettre en scène deux personnages, c’est leur donner une signification absolue, il importe aussi de savoir que Cayatte a dit :
« Si Œil pour Œil » est un film dur, c’est qu’il y a en lui cette fatalité du désastre. Deux personnages ont chacun une passion : le médecin a honte de lui-même et le mari a horreur du médecin. Conduites à leur extrémité, ces passions engendrent la mort. Elles ne peuvent avoir aucune autre conclusion. »
Fausses solutions
Si dans « Œil pour Œil » nous sommes selon Cayatte, « dans l’univers de l’anti-solidarité », dans « Mort en fraude », nous sommes au doux royaume de la chaleur humaine. Dans « Œil pour Œil » deux races vivent côte à côte un peu dans l’abstrait en un pays sans colonisation avouée ; chez Camus (Marcel), nous sommes au cœur même de l’Indochine soulevée, au plus intime et au plus douloureux d’un pays qui se libère du colonialisme. En même temps nous sommes avec des hommes de bonne volonté qui tentent, malgré tout, de sauver l’essentiel dans la débâcle qui accompagne toute révolution. Le Français du film apprend à lire à l’enfant, apporte des médicaments, achète du riz qui permettra la récolte prochaine. Ces faits individuels certainement vrais, de par leur mise en film acquièrent une valeur absolue de symbole qui là encore peut cacher la vérité des chiffres.
« Après sept ans de guerre le Viet-Minh avait réalisé à 70 % la réforme agraire dans les régions sous son contrôle, il avait vaincu l’analphabétisme à 60-70 % et mis sur pied un appareil administratif très au point. » (Rappelé par R. UBOLDI, dans « Les Temps Modernes », décembre 1957).
Or, dans « Mort en fraude », nous sommes en pleine bagarre en la personne du Français. Avec ce film HOUGRON et Marcel CAMUS proposent en solution au rapport colonisateur-colonisé, l’assimilation du colonisateur par le peuple qui combat ; suggestion qui ne va pas d’ailleurs sans une certaine lucidité. Plus que la scène finale avec mort du héros et massacre des innocents, ce sont les scènes où apparaissent les colonisateurs professionnels, les coloniaux ; ceux qui boivent sec et frappent les fesses des « congayes » ; ceux dont la médiocrité et le mépris de soi sont l’essence ; ceux qui par leur art de vivre sont la preuve que « toute nation coloniale porte ainsi en son sein, les germes de la tentation fasciste » (A.M.). Rappelons-nous cette scène où des militaires attablés à la terrasse d’un café regardent passer Gélin loqueteux, Gélin dont le film nous a jusqu’ici montré les efforts sincères, et concluent : « Ce sont des types comme ça qui nous font du tort aux yeux de l’étranger … »
La condamnation du colonisateur de bonne volonté est inscrite dans la seule présence des autres … Comme celle du chrétien progressiste est inscrite dans la simple survivance du Vatican …
Lucidité
Il y avait quelque chose de la naïveté et de la soif d’absolu de l’adolescent dans « Mort en fraude » et puis le film venait après la fin de la guerre d’Indochine. On a beau établir des parallèles avec la guerre d’Algérie, l’échappatoire est toujours offert à ceux qui voudront dire que « maintenant ce n’est pas tout à fait comme ça … ».
Le seul réalisateur qui me paraisse vraiment adulte en ces questions c’est Richard Brooks avec ses deux derniers films : « La dernière chasse » et « Le Carnaval des Dieux ».
Dans le premier de ces films, c’est le problème de l’extermination de l’Indien qui est posé. La tentation fasciste y est mise à nu clairement. Le besoin de tuer (bison ou Indiens) est identique ; un bison blanc aussi blanc que « Moby Dick » symbolise « quelque chose de transcendant », Dieu si on veut, en tous cas la possibilité d’une communication entre des hommes de couleurs différentes. Le parallèle bison-Indien est poussé par Brooks jusqu’à son extrême logique. Il faut exterminer les bisons pour protéger les troupeaux ; de même exterminer l’Indien résoudra l’impossible accord colonisateur-colonisé en supprimant le colonisé. Par son art et l’efficacité de sa mise en scène Brooks traduit et l’horreur du massacre, et la lassitude d’un des chasseurs soucieux de vivre en paix sans tuer, et la jouissance du fasciste à qui il assigne une mort éminemment spectaculaire et significative. Gelé dans une peau de bison raidie par le froid, ce chasseur de bisons et d’Indiens n’est-il pas l’image de tout un monde pour qui le fascisme, la violence, sont la tentation du désespoir et que Marx condamnait à périr figé « dans les eaux glacées du calcul égoïste » ?
Avec « Le Carnaval des Dieux » Brooks fait en avant un pas de plus. Il porte à l’écran le soulèvement Mau-Mau; il le fait sans prendre le parti des blancs comme ce fût le cas jusqu’ici. Brooks est un de ces types contre qui on ne peut rien parce qu’ils prennent leurs risques. Je me propose de revenir plus longuement dans le prochain numéro sur ce film, mais il me faut m’en servir dès aujourd’hui pour conclure un article plus général.
Avec « Le Carnaval des Dieux », Brooks prend la colonisation à la deuxième génération. Les rapports de conquête n’existent plus et se pose la question d’une impossible coexistence. Brooks a le courage d’affirmer et de démontrer l’impossibilité de l’assimilation parce qu’il y a des privilèges auxquels le colonisateur ne veut pas renoncer ; parce qu’il y a mêlés aux colonisateurs de bonne volonté les chiens galeux, ceux qui font la chasse aux nègres comme ils firent la chasse au lion … Tous les efforts individuels échouent devant le nécessaire rapport de forces. Brooks prend une Afrique qui change ; il la prend à l’heure où le colonisé relève la tête et il nous montre parfaitement que ce soulèvement est profond, qu’il est l’effort d’un peuple pour reconquérir la dignité. La séquence de la gifle va donc au-delà même des simples faits montrés, elle signifie la perte de la dignité de toute une catégorie d’individus.
Le film de Brooks est lucide en ce qu’il ne se berce pas d’illusions.
Lorsque, à la fin du film, le blanc prend sur son dos le petit noir orphelin, Brooks se demande s’il n’est pas trop tard. C’est la conscience que le monde colonial bascule, qu’il passe de la révolte à la révolution.
« La colonisation, remarque Memmi, fausse les rapports humains … et corrompt les hommes (pour le colonisé) ; la liquidation de la colonisation n’est qu’un prélude à sa libération complète : à la reconquête de soi. »
Ces vérités, le film nous les rend sensibles, proches, évidentes ; par son exposé dialectique, par l’ouverture d’un procès où les deux parties s’expriment et s’expliquent, Richard Brooks, au-delà de toute métaphysique confirme que si le racisme est un péché vraiment capital, il ne peut être dissocié d’un besoin de conquête contre lequel se dressera toujours l’homme de gauche ; un besoin qui s’exprime dans les conquêtes coloniales et qui doit être la première chose à mettre en cause, car le péché vraiment originel, c’est le colonialisme.
Marcel OMS
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