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Julien Romère : À propos des « incidents » de « La Goutte d’Or »

Article de Julien Romère paru dans Le Libérateur, 2e année, n° 42, 4 septembre 1955

La lutte contre toutes les formes du racisme et de l’oppression coloniale, aussi bien que le respect des libertés républicaines les plus élémentaires, sont des impératifs sur lesquels on ne saurait transiger à la Nouvelle Gauche.

Dès la première réunion qu’il a tenue après les incidents du 18e, le Conseil fédéral de la Seine s’est vivement ému de cette introduction de facto de l’état d’urgence en plein Paris et, malgré la période des vacances qui rend difficile une action politique sur une vaste échelle, il a décidé de donner une expression vivante à son esprit de solidarité envers toutes les victimes de l’injustice, ou à son idéal de fraternité humaine.

Ainsi, samedi après-midi 6 août, une délégation de sept camarades s’est rendue à l’hôpital Lariboisière pour apporter, avec quelques friandises, un réconfort moral aux blessés Nord-Africains du quartier de la Goutte d’Or, très touchés par notre visite.

Car, si les brutalités policières subies les ont certes exaspérés, ils savent faire la différence entre ceux qui les frappent ou qui les calomnient, et ceux qui, en prenant la défense de leurs droits, leur montrent que l’amitié des peuples français et algérien n’est pas un vain mot.

Tous les hospitalisés que nous avons vus sont d’authentiques travailleurs qui gagnent durement leur vie comme ouvriers en usine, ou comme me marchands des quatre saisons. Sur l’origine et le déroulement des faits matériels ils nous ont déclaré que ce n’est pas l’arrestation, le matin vers 10 heures, d’un camelot nord-africain vendant sur le marché des vêtements de provenance suspecte, qui avait provoqué la première effervescence rue de la Charbonnière, mais deux heures plus tard l’arrivée d’un car de police, débouchant à 70 ou 80 à l’heure, au coin de la rue, et renversant la voiture de deux marchands des quatre saisons, qui eurent la jambe cassée par la violence du choc (1). Et lorsqu’une délégation d’Algériens se rendit au commissariat de la Goutte d’Or pour protester contre les circonstances de l’accident (dont les policiers avaient par terre les victimes sans s’occuper de leur sort, et qu’une ambulance appelée par des compatriotes compatissants, ne transporta que vingt minutes après à l’hôpital) des coups de jeu furent tirés en direction des manifestants …

Nous sommes bien obligés d’en conclure que l’arrestation du receleur, complaisamment exploitée par les récits tendancieux de la « grande » presse, dans le but d’influencer le public parisien en faveur des mesures d’exception préparées en haut lieu, n’a été qu’un prétexte idéal permettant de faire passer pour une opération de salubrité publique des razzias policières du plus pur style « ratissage ». Comment qualifier autrement certains procédés ? Un des blessés à Lariboisière, totalement étranger aux événements de la journée dont il ignorait le premier mot, avant de les sentir passer … sous la forme d’une fracture, n’avait commis que le crime de vouloir réintégrer son domicile le soir, en rentrant de son travail. Il n’est que trop évident que sa seule qualité de Nord-Africain avait suffi pour le désigner de cible aux exploits du « service d’ordre ».

Ici nous posons la question de conscience – indiscrète – aux autorités responsables, et d’abord au gouvernement lui-même, si c’est en exécution d’ordre supérieurs formels que des agents de la force publique se livrent à de telles actions d’éclat, aggravées par un indubitable penchant à la discrimination raciale que les propos de ces messieurs traduisent ? Et si – admettons-le par charité – des instances subalternes prenaient l’initiative d’outrepasser les instructions reçues, continuera-t-on à tolérer de pareils excès de zèle ? Le fameux slogan officiel « L’Algérie c’est la France », va-t-il devenir en fait « La France c’est l’Algérie » ? Nous savons trop ce que cela signifierait sous le rapport des méthodes policières, avec ou sans état d’urgence, et que ce qui est bon aujourd’hui pour mater les Nord-Africains, demain on pourrait l’appliquer avec la même rigueur à tout mouvement revendicatif de la classe ouvrière française. Déjà, ces temps derniers, à Saint-Nazaire, les C.R.S. n’ont-elles pas joué allègrement de la grenade ?

Julien ROMERE.


(1) Un reportage photographique de Semaine du Monde, confirme (malgré l’auteur) ces déclarations. En effet, la première photo qui montre l’arrestation du voleur a été prise plus d’une heure avant la seconde représentant quelques Nord-Africains autour d’un camion de police, et avec comme légende : « Les camarades s’apprêtent à attaquer » (Les heures figurent sur les photos.) Semaine du Monde, en voulant trop prouver, contredit la thèse officielle en rétablissant partiellement la vérité.

N. D. L. R.


Un grand nombre d’affiches éditées par la Nouvelle Gauche sous le titre « LE SANG COULE EN ALGERIE » (et dont « Le Libérateur » a publié le texte dans le n° 39) ont été collées dans le 18e arrondissement par des militants de la Fédération de la Seine, samedi 6 et dimanche 7 août, pour attirer l’attention de la population locale sur les données réelles du problème algérien et lui montrer que la vraie solution de ce problème ne réside pas dans la pratique d’une politique de force et d’oppression comme celle qui est précisément appliquée à l’heure actuelle dans le quartier de la Goutte d’Or à l’égard des travailleurs nord-africains, après avoir fait ses preuves dans les « départements français » d’Algérie, sous le signe de l’état d’urgence. Il est significatif que des policiers en uniforme ont lacéré cette affiche dans la semaine qui a suivi le collage. Tout en protestant contre ce nouvel acte arbitraire, enregistrons-le comme un aveu de faiblesse, car il démontre qu’on veut empêcher la population d’être informée d’une manière objective sur la question algérienne.