Article signé C. R. paru dans La Voie communiste, n° 42, mars 1964, p. 14

Les Français sont bien peu conscients, dans leur ensemble, de ce que représente la lutte des noirs aux Etats-Unis. Pour nombre d’entre eux, même pour les mieux intentionnés, il s’agit d’une lamentable affaire de racisme qui finira pas se résoudre, tôt ou tard, au niveau de la conscience des blancs. Pour « la gauche », même, les choses restent soit extrêmement nébuleuses, soit, paradoxalement, beaucoup trop claires. L’on se déclare incapable de comprendre comment le mouvement ouvrier peut encore être pénétré du préjugé racial – en oubliant bien vite l’attitude française pendant la guerre d’Algérie. L’on s’impatiente de la lenteur des progrès de « l’intégration ». Ou bien l’on crie au scandale devant les aspirations « séparationnistes » en prenant vite la mouche devant tout ce qui peut être interprété comme une manifestation de « racisme à rebours ». En fait, devant un problème dont la solution n’apparaît pas clairement, et qui rentre difficilement dans des schémas superficiels préétablis, l’on se contente en général de se heurter la tête contre un mur en disant : aucune solution n’est possible tant que les différentes couches exploitées des Etats-Unis n’agiront pas ensemble.
Le grand mérite du livre de Daniel Guérin (1) est, à mon avis, de reposer sur une position à la fois nette et souple. S’appuyant sur une analyse marxiste de la ségrégation, il cherche à dégager la situation concrète du mouvement noir, passée et présente, et ses possibilités à venir.
Son livre est composé de trois grandes parties. La première, Autopsie de la ségrégation retrace brièvement l’histoire de l’esclavage et de l’émancipation, et décrit les aspects psychologiques, sociaux et économiques du racisme américain. La deuxième, Noirs et Blancs est centrée sur les rapports entre le mouvement ouvrier américain et les noirs. Les deux parties reprennent les analyses déjà contenues dans le deuxième volume de Où va le peuple américain ? (2), en les actualisant, et en corrigeant certains aspects que Guérin qualifie lui-même de « perspective un peu trop optimiste » quant aux formes que prendrait la lutte d’émancipation, et les délais dans lesquels elle parviendrait à l’unité avec les travailleurs blancs.
Deux remarques à propos de cette partie du livre. Les pages excellentes que consacre Guérin aux années qui suivirent la guerre de sécession font regretter que les lecteurs français n’aient à leur disposition aucun ouvrage sur la période de la « Reconstruction », qui vit se réaliser, pendant un temps bref, l’unité des noirs émancipés et des petits cultivateurs blancs du Sud. L’on peut au moins espérer avec Guérin qu’il se trouvera un éditeur pour publier une traduction française du livre de Du Bois, Black Reconstruction.
L’autre remarque sera critique, bien qu’il s’agisse d’une critique de détail qui pèse peu face à la valeur du livre. Dans les chapitres consacrés aux noirs et au mouvement ouvrier, presque toutes les organisations syndicales sont citées, sauf les Industrial Workers of the World (3) qui, des leur premier congrès, refusèrent toute discrimination de race, de couleur ou de nationalité. Il est vrai qu’ils ne réussirent pas à mobiliser les travailleurs noirs en quantité suffisante pour que cette position de principe ait été largement confrontée à la réalité. Mais le rôle important que jouèrent à une époque les I.W.W. au sein du mouvement révolutionnaire américain, aurait justifié qu’ils trouvent une place dans ces chapitres.
La troisième partie de la Décolonisation du Noir américain est nouvelle et traite des différents mouvements et organisations que se sont forgés les noirs au cours de leur lutte. Depuis la National Association for the Advancement of Colored People (N.A.A.C.P.) (4) jusqu’aux organes de lutte les plus récents, Guérin analyse la naissance des formes d’actions nouvelles. Celle des « intégrationnistes » auxquels la presse française a fait un certain écho, et qui souvent sont passés d’une volonté de non-violence à l’acceptation d’une violence défensive. Celle des « séparatistes », les Musulmans noirs dont James Baldwin a dit que
« tous les Noirs des Etats-Unis sympathisent plus ou moins avec eux » car le « désespoir qui a conduit les Musulmans noirs à réclamer un Etat autonome est un peu celui de tous les Noirs » (5).
Le livre se termine par un Appendice où Guérin cite des extraits de deux entretiens de Trotsky sur le problème noir, l’un de 1933, l’autre de 1939. Dans les deux textes, la position de Trotsky est la même : les révolutionnaires blancs n’ont pas à choisir une solution et à l’imposer, mais à soutenir celle qu’adopteront les noirs eux-mêmes, même s’il s’agit de l’auto-détermination :
« Il est possible que les Noirs, notamment à travers l’auto-détermination, prennent de l’avance sur l’énorme bloc des travailleurs blancs, qu’ils deviennent l’avant-garde : en tout cas, ils se battront mieux que les travailleurs blancs. Il faut lutter, non pas contre le nationalisme préconçu que l’on prête aux Noirs, mais contre les préjugés colossaux des travailleurs blancs. »
La conception qui ressort du livre de Daniel Guérin rejoint cette position. La lutte commune des noirs et des ouvriers blancs aux Etats-Unis a été jusqu’ici un échec. Malgré quelques tentatives courageuses, le racisme des blancs empêche encore le mouvement ouvrier de prendre conscience de sa solidarité de fait avec la couche la plus exploitée de la nation américaine. Dans ces conditions, il est impossible de soutenir que les noirs doivent attendre de pouvoir s’unir aux blancs pour lutter pour leur émancipation. Aujourd’hui, ils sont l’avant-garde et peuvent être un stimulant pour les travailleurs blancs. Cependant, il est évident que, seuls, ils ne peuvent aboutir à la solution définitive du problème noir. Et à propos de cette solution définitive, Guérin conclut :
« Il n’y faudrait rien moins qu’une mutation révolutionnaire totale de la société américaine, c’est-à-dire tout à la fois raciale, sociale, économique, politique – et internationale. Cette mutation, les hommes de couleur, livrés à leurs seules forces, pourraient, sans aucun doute, l’amorcer. Mais, pour la mener à terme, il leur faudrait réussir à entraîner les travailleurs blancs. »
C. R.
(1) D. Guérin : Décolonisation du Noir américain, Editions de Minuit, 1963, 12.35 F
(2) D. Guérin : Où va le peuple américain. Editions Julliard, 1951.
(3) Travailleurs Industriels du Monde. Syndicat révolutionnaire américain, fondé en 1905. Aujourd’hui à peu près inexistant.
(4) Association Nationale pour le Progrès des Gens de couleur.
(5) Cité par Guérin, p. 192.
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