Article de Michel Grunberg alias M. Grun paru dans Le Réveil des jeunes, organe de la jeunesse socialiste juive « Bund » en France, nouvelle série, n° 16, 15 septembre 1945, p. 4 et 6

La Conférence sioniste a terminé ses travaux et nous sommes en mesure d’en tirer quelques conclusions d’ordre général. Les résolutions concernant la Palestine sont très catégoriques. La Conférence s’est prononcée pour un Etat juif souverain, pour une émigration massive en Palestine. Ce qui est très étonnant, c’est que les résolutions prises ne tiennent pas du tout compte de la majorité arabe, hostile à la conception sioniste d’un Etat juif.
QUESTION ARABE
La population palestinienne est, en grande majorité, formée d’Arabes, dont le nombre s’accroît en raison d’une forte natalité que l’immigration actuelle sioniste n’arrive pas à contrebalancer. Les Arabes de Palestine prennent une position de plus en plus hostile face au problème sioniste, tout particulièrement depuis l’existence de la Ligue arabe qui incarne actuellement les tendances nationalistes du monde arabe. Il est donc évident que les Arabes de Palestine s’opposent de plus en plus à toutes les tentatives d’immigration sioniste, surtout depuis que cette immigration ne revêt qu’un caractère politique et non économique.
Quant à l’opinion juive, en Palestine, elle est assez partagée sur la question de l’Etat juif. Les tendances de gauche du mouvement sioniste, comme « Hashomer Hazair », ou la fraction gauche de la social-démocratie palestinienne (juive), ce qu’on appelle « Sia-Bet », dirigée par Tabenkin, sont plutôt partisans d’un Etat bi-national, bien que cette position ne se soit manifestée que bien faiblement à la Conférence. Les délégués de tous les partis ont accepté les principes du président de l’organisation sioniste, le professeur Weizmann, qui, au sujet du problème arabe, a dit notamment :
Les Arabes de Palestine garderaient en toute sécurité la jouissance de leurs propriétés et possessions, leur patrimoine linguistique, culturel et religieux, une complète égalité de droits et leurs liens naturels avec leurs frères des pays voisins.
Mais, immédiatement après cette affirmation de respect des droits de la minorité arabe en perspective, le président de l’organisation continue :
C’est dans ces pays, incomparablement plus vastes et plus riches que la Palestine, avec leurs immenses ressources inexploitées en terre et en eau, que le nationalisme arabe trouvera un ample champ d’action pour s’affirmer d’une manière constructive.
Donc, une perspective de transfert de la population arabe. Et, ici, le problème se complique puisque l’opposition arabe se manifeste de plus en plus fortement et il est peu probable que l’armée secrète juive « Hagana » puisse défendre les agglomérations et les colonies éparpillées à travers tout le pays. Quant à l’Angleterre, tout laisse supposer qu’elle ne se prononcera pas pour un Etat juif, une telle décision risquant d’affaiblir les influences anglaises dans le Proche-Orient. Les Etats-Unis, qui s’intéressent de plus en plus à ces régions, tiennent compte de ce que 50 millions d’Arabes risquent de passer sous des influences qui rendraient la pénétration des U.S.A. plus difficile. Et si, parfois, certains journaux de la droite sioniste parlent de l’appui de la Russie, aucune déclaration officielle n’est venue confirmer ces bruits. Les puissances victorieuses tiennent davantage aux réalités politiques qu’aux sympathies sentimentales.
LES JUIFS ET LA PALESTINE
Nous avons été très frappés de l’affirmation du professeur Weizmann disant :
Le peuple juif, lui, avec six millions de victimes en Europe, plus d’un million de soldats dans toutes les armées alliées, 35.000 volontaires palestiniens et la brigade juive a été reléguée dans l’antichambre. La continuation de cette anomalie est intolérable. Il faut que le peuple juif occupe la place qui lui revient dans la famille de la nation. La Palestine en tant qu’Etat doit être l’un des fruits de la victoire.
Il est compréhensible que le professeur Weizmann cherche, en tant que sioniste, une récompense pour les souffrances endurées par le peuple martyr, sous la forme d’un Etat juif. Mais les juifs de l’armée rouge, de l’armée anglaise ou de l’armée américaine ont-ils vraiment pris les armes pour combattre pour la Palestine, comme Etat juif ? Les juifs étrangers, quand ils se sont engagés dans l’armée française, ont-ils pensé à la Palestine ou à la France, ou ils espéraient jouir des mêmes droits que les citoyens français ? (Remarquons cependant que les naturalisations traînent en longueur grâce aux administrations peu épurées.) Et, par conséquent, il faudra exiger des réparations dans le cadre de chaque Etat, et ne pas rechercher des compensations sous la forme d’un Etat juif dont les perspectives ne sont guère brillantes. Le professeur Weizmann n’aurait-il pas déclaré qu’il ne croit pas à l’établissement d’un Etat juif ? Et le démenti apporté par M. Kaplan, membre de l’exécutif de l’Agence juive, est assez maladroit et confirme plutôt le fait. Nous considérons que le sionisme exagère lorsqu’il veut représenter tous les juifs. Les juifs qui émigrent ailleurs qu’en Palestine ne sont pas tous sionistes. L’antisémitisme économique qui a sévi en Europe centrale avant la guerre et le fascisme ont contribué en une certaine mesure à cette émigration qui a un caractère strictement économique. Il n’est donc pas étonnant que la vie juive en Palestine intéresse également les non sionistes de Palestine et d’ailleurs. Ne serait-il pas plus prudent d’exiger de l’Angleterre la sauvegarde des intérêts matériels et culturels de la collectivité juive en Palestine ? Ce que nous redoutons le plus, en tant que juifs mais non sionistes, c’est un nationalisme déchaîné qui, comme en 1929 et 1936, a amené l’assassinat des juifs par les bandes fascistes arabes. Pour éviter cette situation, il faudrait arriver à une coopération entre les ouvriers juifs et arabes contre les féodaux arabes et les capitalistes juifs, à une action commune qui poserait un principe de classe, et s’opposerait, d’une part, aux tentatives des révisionnistes camouflés ou ouverts (Bande Stern), manifestations de l’esprit antijuif et antiprolétarien et, d’autre part, aux combinaisons des réactionnaires féodaux comme le mufti de Jérusalem que nous voudrions bien voir dans un camp de concentration et non dans un pensionnat. La minorité juive doit avoir toutes les garanties pour sa vie nationale. Surtout que des troubles peuvent éclater, ayant pour base la situation économique du pays qui va bientôt empirer par suite du passage de la production de guerre à la production de paix. (La production palestinienne pourra difficilement résister aux importations des marchandises américaines, anglaises et russes.) Une collaboration étroite de tous les déshérités palestiniens pourra seule faire éviter au pays la guerre entre les deux peuples.
Je voudrais, pour terminer, mentionner une déclaration qui ne me semble pas très exacte. C’est celle du Docteur Jarblum, chef estimé des sionistes socialistes en France. Celui-ci a déclaré que 200.000 juifs ont survécu grâce à la Résistance juive, où sionistes et communistes ont pris la part la plus importante. J’espère que M. Jarblum n’ignore pas le rôle du « Bund », le rôle des juifs français qui ne sont ni sionistes ni communistes et qui, pourtant, sont morts pour la Liberté, contre le fascisme, qui ont lutté aux côtés des équipes courageuses de la jeunesse sioniste pour sauver et aider les juifs.
M. GRUN.
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