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Abdelaziz Menouer : L’exposition coloniale de la Ligue anti-impérialiste

Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans La Voix des jeunes, n° 8, août 1931

L’ENVERS DU DECORS

La foire coloniale de Vincennes bat son plein. L’inauguration des pavillons, les cérémonies, les conférences, les banquets à 1.000 francs par tête, se poursuivent à jet continu et à grands coups de tam-tam.

Les impresarios impérialistes et leurs bateleurs s’ingénient à trouver l’objet ou l’être curieux, le boniment ou l’attraction tentatrice qui amènera devant la baraque le petit épargnant auquel ils envient les sous, l’ouvrier dont ils convoitent la force de travail, le fonctionnaire auquel ils veulent remettre le casque et le fouet, le militaire qui maniera docilement la mitrailleuse contre les malheureux esclaves des colonies.

Leur attention, comme à la fête des chevaux de bois, est braquée vers les jeunes, ceux qui peuvent se laisser prendre au miroir exotique ; depuis le bambin qu’on amuse avec la scénette « Bécassine chez les noirs », jusqu’à l’apprenti qu’on captive par l’attrait d’un alléchant contrat de travail, dans l’éden colonial ou par un engagement dans l’armée d’outre-mer.

Il faut que tous les cerveaux français soient pétris avec ce nouveau levain : la conscience impériale. Il faut que tous les corps soient attelés au char des Homberg, Caïman et Cie, ce char qui patauge dans la boue du vol et dans le sang des coolies. Il faut que toutes les forces du pays : adultes, femmes et jeunes, sortent de l’ornière économique, les roues qui s’enlisent. Et il faut fouetter plus fort les millions d’esclaves qui y sont attelés et qui se montrent de plus en plus rétifs.

C’est pour cela qu’à Vincennes il n’y a pas que le Scenic-Railway et la fontaine lumineuse, ni les parades carnavalesques des princes soudanais pavoisés de plumes et de Légion d’honneur, ni ces pèlerinages de colonialistes à la tombe du soldat inconnu et tout le fétichisme au profit des classes oppresseuses. C’est pour cela qu’il n’y a pas que les messes célébrées dans l’établissement portée, qui fait église, temple et mosquée et que tiennent des missionnaires exhortant les visiteurs a verser le denier du culte à la banque Lehideux, rue Drouot, Paris, où le bon Dieu colonial a son compte courant.

Car il y a le problème réaliste de la mise en valeur des colonies. Aussi ne se passe-t-il pas un jour où ne se tienne un congrès qui explique au profane ce qui matériellement et politiquement est la colonisation. Adieu la civilisation, l’humanité et autres foutaises : [ce] n’est plus que du caoutchouc, du char bon, de l’or, du coton, des essences, du corned beef, du rhum, du blé, de l’opium ou du bétail humain.

C’est l’odeur acre de la sueur et du sang. C’est la plainte de la peine et le râle de la mort.

Il n’y a pas un jour où ne se tienne un congrès qui ne prenne de décision pour le développement de ce régime d’exploitation et de meurtre.

Congrès de l’outillage économique colonial et des communications avec M. Richemond président des Industries métallurgiques et minières, M. Fr. de Wendel, président du Comité des forges. Congrès de la production agricole d’outre-mer, congrès des carburants et combustibles, congrès national aérien, etc … Même la jeunesse fasciste est mobilisée dans cette croisade de la surexploitation et de la suroppression des masses laborieuses coloniales. Le 28 juin, c’est un Feu de camp de la Saint Jean, tenu par 700 scouts de France, conduits par le chanoine Cornette et le Maréchal Lyautey, respectivement aumônier général et président des Scouts de France. La veille, ce fut un congrès d’étudiants fascistes mené par Taittinger. Et depuis le 16 juillet, la commission de propagande scolaire, que préside l’ancien ministre Perrier, organise le pèlerinage de la jeunesse française à l’Exposition. Par caravanes, des élèves des écoles normales d’instituteurs et institutrices, des élèves des lycées, de l’enseignement primaire supérieur, des cours complémentaires, de l’enseignement professionnel et des écoles primaires, et venant des quatre coins de la France, sont conduits chaque jour à la foire de Vincennes afin de prêter leur jeune cerveau au crime impérialiste.


A cette œuvre de propagande, la communion est complète entre la bourgeoisie et ses laquais. Le socialiste Varenne, le commissionnaire en chair à canon Diagne banquètent avec Doumer, Lyautey, de Wendel, Taittinger, Homberg et leurs confrères internationaux. Toute la bande de négriers et d’exploiteurs du prolétariat blanc s’est donné rendez-vous à Vincennes.

Mais tout ce que la classe ouvrière et le monde opprimé des colonies, a de révolutionnaire, ira le 15 de ce mois voir, dans le pavillon de l’avenue Mathurin-Moreau, la contre-exposition de la ligue antiimpérialiste. Cette contre-exposition est loin d’avoir la superficie et les palais de plâtre de Vincennes, car les moyens pécuniers des ouvriers sont restreints, mais elle précisera ce qui manque à l’autre. Sa documentation sera riche d’enseignement.

A Vincennes, ou ne trouve ni avions bombardeurs de villages marocains ou indochinois, ni instruments de tortures, ni reproductions de bagnes et de prisons coloniales, ni statistiques d’expropriation, de mortalité enfantine par le travail et la famine, ni les salaires de 0,50 octroyés aux jeunes, ni de leurs conditions abominables de travail, de leur nombre exorbitant dans les exploitations capitalistes, de la rareté des écoles, etc.

On ne trouve pas non plus à Vincennes, de photos sur la colonisation telle qu’elle se pratique : scènes de carnage, atrocités, bombardements, vie des coolies, opulence des conquérants, bénéfices fabuleux des requins coloniaux. Ce sont ces lacunes qu’on trouvera à l’exposition de la ligue.

Chacun des documents sera cinglant comme un fouet et sa vérité indiscutable, éclairera les jeunes ouvriers qui se seraient laissés tromper par le mirage de la foire esclavagiste de Vincennes.

En plus des diagrammes, des graphiques, il y aura des attractions saines, avec projections lumineuses : tout ce qu’on pourra donner comme vérité sur des séances éducatives, des conférences [sur] les colonies.

C’est pourquoi les jeunes travailleurs devront aller nombreux à cette contre-exposition de la ligue antiimpérialiste ; apporter déjà leur aide matérielle à l’achèvement de son installation, en envoyant des matériaux : statistiques, faits, photos, objets d’art qu’ils pourraient connaître ou détenir ; envoyer leurs gros sous, ou comme ont fait une équipe de terrassiers bénévoles, allouer quelques heures de travail pour réaliser la réplique des masses laborieuses à l’entreprise de duperie et d’exploitation montée par leurs maitres.

Les jeunes devront montrer plus d’ardeur à faire circuler les listes de souscription et faire la plus grande propagande pour assurer le succès de cette contre-exposition.

EL DJAZAIRI.