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Georges-Albert Astre : Langston Hughes, porte-parole et poète de la « révolution noire » aux Etats-Unis

Article de Georges-Albert Astre paru dans Droit et Liberté, n° 239, 15 janvier – 15 février 1965, p. 12 et 11

A New York, en juillet dernier, il n’y avait vraiment qu’un problème, pour l’homme de la rue comme pour le businessman, pour le reporter comme pour le policier qui paradait près de Time Square sur son cheval bien lustré, et c’était, justement, cette Révolution Noire, dont on admettait depuis trois ans l’existence et qui, soudain, dominait par ses clameurs toutes les autres voix, faisait passer au second plan jusqu’aux préoccupations électorales … Au-delà de la 110e rue, vers Harlem, et aussi vers Brooklyn, des centaines de milliers de « nègres » s’insurgeaient contre leur condition, contre le chômage où ils étaient réduits contre toutes les formes plus ou moins hypocrites de discrimination que le « Nord » avait imaginées.

C’est alors que j’ai rencontré Langston Hughes, « couvrant » jour et nuit pour le New York Post ces évènements sanglants, cette rébellion, que les bureaucrates de bonne volonté, qui étudiaient, statistiques en main, la « question noire » dans leurs buildings tout neufs n’avaient pas prévue. (C’était vrai, d’ailleurs, que Washington, au même moment, se préoccupait des noirs ; mais, essentiellement, de ceux qui, dans l’Alabama ou le Mississipi, se défendaient contre le racisme du gouverneur Wallace, du Ku Klux Klan et des membres de la John Birch Society … )

HARLEM, SA PATRIE …

Nous parlâmes donc surtout de Harlem, Hughes et moi, parce que Harlem était, pour ainsi dire, sa patrie depuis 40 ans, et qu’il en connaissait toutes les souffrances, toutes les passions. Mais il fut question, aussi, de poésie – c’est-à-dire de l’œuvre impressionnante de Langston Hughes – de ses projets en ce domaine, de sa prochaine visite à ce Paris qu’il habita, jadis, avant que ses poèmes l’eussent rendu célèbre.

Et parce que le combat des noirs américains n’est aucunement terminé, parce que cette semaine la presse nous apprend que les assassins du Mississipi vont être mis en liberté, il est naturel d’évoquer le « message » de Hughes, sa double importance – je veux dire son combat contre le racisme, son entreprise littéraire.

Comment dissocier, au demeurant ? Puisque l’œuvre entière résulte d’un engagement sans réticence, et que l’inspiration vient du génie de ce peuple, de cette race, dont le poète est issu. Titulaire aujourd’hui de distinctions nombreuses, honoré en de multiples pays, Hughes n’a rien perdu de cette fidélité exemplaire qui l’attache au sort de « son » peuple. Quand il fait paraître, en 1962, Fight for Freedom, qui est l’histoire de cette N.A.A.C.P. dont il est un des principaux leaders, il ne fait qu’exprimer les revendications, les protestations qui figurent déjà dans ces Weary Blues de 1926 … Il continue de rappeler aux hommes blancs d’Amérique ces promesses de justice et d’égalité qui, bon gré mal gré, les engagent – parce qu’elles fondent toute la Constitution des Etats-Unis.

A 62 ans, Langston Hughes n’oublie rien de ses premières expériences, de ses ascendances – qui le mirent, si l’on peut dire, en situation « privilégiée » pour percevoir le scandale, et engager la lutte. Comment d’ailleurs oublierait-il, lui qui naquit dans le Missouri d’un père à ce point révolté par l’oppression raciste qu’il préféra s’exiler au Mexique pour trouver des conditions de vie tolérables ; d’une mère qui, en dépit d’une haute culture, fut contrainte de faire des ménages afin, simplement de vivre ? Toutes les races, aussi bien, se mêlent en ses ancêtres : indienne, noire, blanche ; le sang Cherokee, du cote maternel et, de par son père, quelque hérédité juive. Mais l’élément prédominant demeure l’élément « nègre » ; et cela, aux Etats-Unis, fait de lui un « homme de couleur », ou, simplement, plus péjorativement encore, un « nigger » …

Or, il refuse au seuil de l’adolescence la solution paternelle de l’exil. C’est à Harlem qu’il décide de vivre, quand il s’inscrit à l’université de Columbia ; et c’est à The Crisis, la grande revue noire, qu’il donne ses premiers poèmes : « J’ai connu des fleuves, j’ai connu des fleuves vieux comme le monde et plus anciens que le sang qui coule dans les veines des hommes … » (Le Noir parle des Fleuves.) C’est vers l’Afrique noire, à 21 ans, qu’il fait son premier grand voyage, pour retrouver les origines. Ce sont ses frères de race qu’il fréquentera à Paris, de préférence, quand il s’y retrouvera plongeur de restaurant et garçon de café (quel que soit le prix qu’il attaque, aussi, à ses amitiés blanches).

PRENEZ UNE CHAMBRE AU WALDORF …

La grande protestation lyrique du peuple noir, qui s’exprime entre autres a cette époque dans les vers de Countee Cullen, et dans les chants du jazz, il la fait aussitôt sienne. Hughes joue donc son rôle dans cette Renaissance spectaculaire, qui apporta aussi aux hommes blancs … Et parce qu’il est, néanmoins, profondément sensible au message originel de la Démocratie américaine, il prend pour maîtres, outre Dunbar (le grand poète noir du XIXe siècle) Walt Whitman et, surtout Sandburg (« My guiding Star »).

Mais le romantisme des chants profonds, l’incantation même des « blues » qu’il sait faire entendre mieux que quiconque, ne lui suffisent pas. Dès son retour aux Etats-Unis, il s’engage donc dans la lutte de la N.A.A.C.P., va à la rencontre, à la découverte, du prolétariat rural du Sud. Rejetant le grand rêve, mythique encore, d’un continent noir libre et triomphant, il se fait le porte-parole des foules de Harlem ou des Sharecroppers du Sud, le poète des masses nègres avec lesquelles il s’identifie.

C’est ce refus de toute facilité morale, de toutes les tentations du succès – ce succès qui neutralise la révolte – qui fait la grandeur de Langston Hughes : capable d’une complète lucidité, hors de toute illusion, et héritier d’ailleurs de la longue tradition d’humour de son peuple, il garde vivaces en lui, lors même qu’il les dissimule sous le plus affable sourire, les puissances salutaires de l’indignation et de la colère.

Car il peut être féroce, Hughes, quand l’injustice revêt son plus hideux visage ; capable, par exemple, quand une crise économique du capitalisme condamne au chômage et à la misère des millions d’êtres, d’inciter les frustrés, les victimes éternelles, les sans-logis, à venir dîner et coucher au Waldorf Astoria nouvellement bâti (c’était dans les années 30) : « Prenez une chambre au nouveau Wardorf, vous les parias, qui dormez dans les refuges de la charité … Déjeunez-là, cet après-midi, vous, tous les chômeurs. Pourquoi pas ? » Il peut encore, comme l’été passé, rappeler aux hommes blancs épris de leur confort et de leur tranquillité, qu’un jour peut-être le chien enragé qui hurle dans Harlem fera irruption au beau milieu de leur luxe et de leurs égoïsmes. Il peut même, et il l’a fait, rappeler à la bourgeoisie noire, quelque peu coupée des simples nègres, qu’elle est dans une certaine mesure coupable.

TOUTES LES PROMESSES …

Beaucoup, enfin, lui pardonnent mal d’avoir en toute son œuvre, en toute sa vie, mis si souvent en évidence le lien qui unit les haines raciales à l’intérêt le plus sordide, à toutes les attitudes antidémocratiques, à toutes les formes du fascisme et de l’exploitation … D’aucuns, parmi ses meilleurs commentateurs, s’obstinent ainsi à découvrir en ses livres quelque dualité : un élément « naturaliste » extériorisé, symbolisé par le blues, une critique plus ou moins marxiste de la société environnante. Mais, en vérité, rien ne ressemble à une telle dissociation chez Hughes. Il l’a dit à The Crisis en 1950 : l’objectif majeur de son œuvre a toujours été « d’interpréter et de commenter la vie nègre, et ses rapports avec le problème de la démocratie ».

C’est pourquoi poésie et action ne font qu’un : Hughes a participé, du reste, à toutes les actions entreprises pour défendre cette démocratie, en effet indispensable à quiconque veut en finir avec le racisme. Il fut de tous les grands combats contre le fascisme, aux côtés des intellectuels les plus engagés ; et fut même blessé pendant la guerre d’Espagne qu’il suivait comme correspondant de guerre. Lié au réel, reporter autant que poète (car le poème nait de la réalité même), voyageur passionné et solidaire de tous les opprimés du monde, l’auteur de Fight for Freedom pense que la littérature ne se justifie qu’au prix de telles participations.

D’où vient cette constance – cette unité. Depuis The weary Blues, en 1936, à Ask your Mamma, qui est de 1961, en passant par Fine Clothes to the Jew, Shakespeare in Harlem, Fields of wonder, Montage of a Dream deferred, qu’il se soit inspiré de tel ou tel folklore noir ou de tels rythmes de jazz, Langston Hughes n’a cessé de lancer le même message. « Nous demandons tout ce dont on nous a parlé dans tous les discours du 4 juillet. Ne le dites pas, car on pourrait vous déclarer subversif : nous voulons la liberté ». Telle est la conclusion de son histoire des luttes de la N.A.A.C.P.

Cela lui a valu quelques ennuis, assurément, notamment avec les commissions très spéciales d’une certaine époque. Mais il n’est pas question pour lui d’abandonner ces Etats-Unis, qui sont sa nation : il demeure convaincu qu’un jour seront tenues toutes les promesses américaines et, jusque là il y a ces frères, qu’on ne peut trahir.

« Ici au bord de l’enfer
Se tient Harlem
Qui se souvient des éternels mensonges,
Des éternels coups de pied au derrière,
De l’éternel « soyez patients ! »
Qu’on nous a dit si souvent … » (1)

C’est pour cela, oui, qu’en cet hiver 1964, après un bref périple européen, Langston Hughes, grand écrivain noir, a regagné Harlem.

Georges-Albert ASTRE.


(1) Traduit par François Dodat, dans le beau livre qu’il vient de consacrer à Hughes (Ed. Seghers).