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Jacques Gallienne : La laïcité en péril

Article de Jacques Gallienne paru dans La Vérité, n° 134, 2 août 1946 ; suivi de « Pourquoi défendre la laïcité », La Vérité, n° 136, 16 août 1946 ; « Comment défendre l’école laïque », La Vérité, n° 137, 23 août 1946

DEPUIS les décrets de la Convention des 18 septembre 1794 et 21 février 1795 qui décidaient que la République ne paierait plus les frais et les salaires d’aucun culte, une longue tradition de laïcisme s’est établie en France. La laïcité, au même titre que la séparation des Eglises et de l’Etat semble un principe solidement établi, qui ne saurait être remis en question.

Cependant, nous assistons actuellement à une offensive habilement menée par l’église catholique, tendant, sous prétexte de « liberté de conscience » et de « droit de la famille », à mettre en péril la neutralité religieuse de l’enseignement.

On sait que le régime de Pétain, bonapartiste réactionnaire et sénile, rendit à l’Eglise quelques-uns des avantages qu’elle avait perdus auparavant. Les écoles catholiques dites « libres » furent subventionnées. Les Congrégations eurent le droit d’enseigner. Aux emplois du temps scolaires figurèrent les heures de catéchisme. Les aumôniers pénétrèrent dans les établissements d’enseignement secondaire. Aussi les prélats catholiques soutinrent-ils le gouvernement de Vichy qu’ils considèrent, à juste titre, comme le gouvernement du retour à leur conception de l’Etat et du monde. Il était permis d’espérer que l’effondrement du vichysme allait entraîner ipso facto l’effondrement de ses lois favorisant le cléricalisme. Mais l’Eglise avait plus d’un tour dans son sac. Mayol de Lupe et Suhard avaient joué la carte collaborationniste ; d’autres catholiques, ceux du M. R. P., entre autres, avaient joué la carte gaulliste. Sans même avoir besoin de liquider les premiers (le cardinal Suhard, qui reçut Pétain à Notre-Dame, est toujours archevêque de Paris) on pouvait mettre en avant les derniers. C’est ainsi que le retour pur et simple au régime scolaire de 1939 se heurta à la résistance acharnée de l’un des trois grands partis gouvernementaux, le M. R. P.

L’Eglise, en effet, n’avait jamais accepté la laïcité de l’enseignement de gaieté de cœur. Elle a toujours entendu exercer son emprise sur la jeunesse et la former a son image. En 1943, Mgr Bornet, évêque auxiliaire de Lyon, avait écrit dans « La position de l’église devant le problème de l’école » :

« Depuis une cinquantaine d’années, le principal obstacle à la paix sur le terrain scolaire, entre l’Eglise et l’Etat – peut-être faudrait-il ajouter et l’université – a été l’équivoque du laïcisme. »

Et après la libération, quelques jours avant le vote de l’Assemblée constituante qui devait repousser l’insertion du principe de la liberté de l’enseignement dans la Constitution, les archevêques et cardinaux de France déclaraient :

« La liberté d’enseignement reconnue doit recevoir un statut qui n’en laisse pas l’usage illusoire ou réservé aux seules familles favorisées par la richesse. »

Ainsi quel que soit le régime en France, la position de l’Eglise n’a pas varié. Le clergé français n’a fait d’ailleurs qu’appliquer les directives des papes, qui n’ont cessé de s’élever contre la liberté de conscience et la neutralité religieuse de l’Etat.

Cette offensive cléricale a porté ses fruits. Engagés dans leur politique d’alliance et de collaboration gouvernementale avec le M. R. P., les partis socialiste et communiste n’ont pas su la réduire à néant. Aussi, si les subventions accordées par Vichy aux écoles libres ont été officiellement supprimées, elles ne continuent pas moins d’être versées à l’enseignement technique privé, aux œuvres catholiques d’éducation physique, aux mouvements de jeunesse et, sous forme de bourses, aux établissements d’enseignement libre. (En Tunisie, le Protectorat continue de subventionner directement les écoles confessionnelles). Les aumôniers pénètrent toujours dans les établissements d’enseignement secondaire ; à l’école normale de jeunes filles de Nice, l’aumônier catholique continue ses visites comme sous Vichy.

Partout le clergé mène une propagande active pour gagner la jeunesse. Dans la banlieue sud-ouest de Paris, on a vu des tracts invitant les enfants à suivre des cours destinés à « apporter des compléments indispensables au cours d’histoire fait par leur maître ». Dans telle commune de la région parisienne, les fillettes catholiques sont chargées par le prêtre de distribuer des images pieuses et des médailles à leurs compagnes incroyantes ; dans telle autre, on refuse un enfant au catéchisme parce qu’il fréquente le patronage laïque. Mais c’est surtout dans l’ouest et dans l’est de la France que la pression antilaïque du clergé se fait sentir.

Dans l’ouest, ce sont non seulement les prêtres qui refusent les sacrements aux parents qui envoient leurs enfants à l’école laïque, mais aussi les chatelains, les propriétaires fonciers, qui exigent des parents qu’ils fassent inscrire leurs enfants à l’école libre. Ainsi, le succès de l’école confessionnelle dans cette région est fonction, non du libre choix des parents, comme le prétend le clergé, mais des rapports de classe au village.

En Alsace-Lorraine, la situation est tout à fait spéciale. Jamais les lois laïques françaises n’ont été appliquées. Les écoles primaires sont confessionnelles (catholiques, protestantes ou juives), les écoles normales également (il n’y a pas d’écoles normales juives : les Juifs doivent se faire admettre soit à l’école normale catholique, soit à l’Ecole normale protestante). L’instituteur est tenu d’enseigner la religion, sous la direction du curé, du pasteur ou du rabbin. Les parents peuvent dispenser leurs enfants du cours de religion en en faisant la demande écrite ; les maîtres, eux, ne peuvent être dispensés de donner le cours de religion. Pas d’école normale, pas de poste d’instituteur pour le libre penseur.

On le voit, l’importance de cette offensive du catholicisme, pour reconquérir ce que la bourgeoisie dans sa phase ascendante lui avait enlevé, est grande. Il ne s’agit pas de hausser les épaules devant les prétentions de l’Eglise. Il s’agit pour le prolétariat de relever le défi, et de lutter contre le cléricalisme, aujourd’hui auxiliaire de la bourgeoisie contre-révolutionnaire comme il fut autrefois celui du féodalisme contre la bourgeoisie. Face aux deux plus grands partis bourgeois, M. R. P. et P. R. L. qui soutiennent les revendications cléricales, face à l’esprit de conciliation et capitulation, sous couvert d’union nationale, du P. S. et du P. C., il importe que les ouvriers révolutionnaires opposent au cléricalisme le barrage contre lequel ses efforts viendront se briser …

(A suivre)

J. GALLIENNE.


Pourquoi défendre la laïcité

AU temps où le Parti communiste était ultra-gauche, où il se refusait à tout front unique d’organisation à organisation avec le Parti socialiste, qu’il qualifiait de social-fasciste, il menait campagne contre la laïcité. Une brochure de Boyer : « L’Ecole laïque contre la classe ouvrière », diffusée par le syndicat unitaire de l’Enseignement de la Seine, de tendance stalinienne, en minorité dans la Fédération unitaire de l’Enseignement, dirigée par « L’Ecole Emancipée », présentait l’école laïque comme celle de l’impérialisme français, contre laquelle il fallait diriger des coups décisifs. Nous ne reprendrons nullement cette position. Mais nous ne serons pas non plus d’accord avec les staliniens d’aujourd’hui et les socialistes, qui font de l’école laïque une panacée. L’école laïque est celle d’un Etat bourgeois qui entend sauvegarder les intérêts de la classe dominante.

La « neutralité », l’objectivité dans les études ne sont qu’un prétexte. L’enseignement tend à inculquer aux élèves une morale qui n’est autre que celle de la religion. Les apologistes du laïcisme, d’ailleurs, ne cessent pas d’affirmer qu’il y a des vérités morales éternelles, avec lesquelles tout homme, quelles que soient ses croyances, doit être d’accord.

Ferdinand Buisson écrivait :

« La morale laïque n’est pas une sorte de morale au rabais. Ce qu’il y avait d’humain, et par conséquent de précieux dans la religion du passé, nous l’avons gardé intégralement. »

Les libres penseurs bourgeois, loin de rompre résolument avec les valeurs traditionnelles héritées de la religion, s’en réclament constamment, voulant prouver que l’absence de croyances religieuses n’implique pas le rejet d’une morale qui, pourtant, n’a d’autre base que la religion.

Il est clair que ce point de vue est diamétralement opposé à celui du marxisme, pour lequel la morale varie suivant le temps et le lieu, et est le reflet des conditions économiques de la société. La morale de la société capitaliste d’aujourd’hui n’est pas la morale de la société féodale d’hier, et bien moins encore celle de la société socialiste de demain.

La volonté des libres penseurs bourgeois de maintenir une morale immuable à travers les âges est donc une simple manifestation de leur conservatisme social, de leur état d’esprit réactionnaire.

Quant à la neutralité scolaire à l’égard de la religion, qui n’aboutit qu’à mettre sur le même plan les découvertes scientifiques de Lamarck, Darwin et des autres savants transformistes et les fables religieuses du christianisme, dignes de rejoindre celle du paganisme antique dans les manuels d’histoire, elle ne saurait nullement nous satisfaire non plus.

Nous estimons que la vérité scientifique doit être enseignée aux élèves, sans égard pour la religion. Le laïcisme, tel qu’il est compris par l’Etat bourgeois actuel, ne correspond donc nullement à nos désirs et à notre conception de l’enseignement.

Mais devant l’offensive cléricale, nous n’avons pas le droit d’être neutres. Laisser le clergé développer ses écoles, son enseignement, son emprise sur la jeunesse, c’est accepter passivement le retour d’un passé de ténèbres. Si l’école laïque ne suffit pas à former de jeunes révolutionnaires, du moins ses maîtres donnent-ils le plus souvent aux élèves un état d’esprit objectif qui leur permet de rejeter les tentatives d’emprise idéologique auxquelles ils pourront se heurter.

L’élève de l’école confessionnelle est sans défense contre l’église, le patronat, la réaction ; il deviendra demain la proie d’un quelconque fascisme (sauf exception, bien entendu). L’élève de l’école laïque, au contraire, doué d’un esprit critique beaucoup plus développé, sera plus capable de réfléchir avant de se laisser entraîner vers la réaction.

Aussi à l’étage actuel, en régime capitaliste, où il est impossible de concevoir le développement d’une école telle que nous voudrions qu’elle fût, tout révolutionnaire a le devoir de défendre l’école laïque contre la réaction cléricale.

Il s’agit de protéger l’enfant contre ceux qui veulent asservir son esprit, de sauvegarder sa liberté de jugement. A la « liberté des parents » de choisir pour leurs enfants l’école qu’ils désirent, nous opposerons la liberté pour l’enfant de ne pas être, dès son plus jeune âge, à la merci d’une emprise idéologique.

L’enfant a le droit de se développer à l’abri des contraintes intellectuelles. Nous avons le devoir de l’en préserver.

J. GALLIENNE.

(A suivre).

Nos articles sur l’école laïque nous ont valu une abondante correspondance. Nous en publierons des extraits la semaine prochaine.


Voir La Vérité, n° 134.


Comment défendre l’école laïque ?

TOUT travailleur conscient a le devoir de défendre l’école laïque contre les entreprises de la réaction cléricale. Nous l’avons montré dans notre précédent article.

Mais comment défendre l’école laïque ?

Tout d’abord en défendant les initiatives du syndicat national des instituteurs. Celui-ci a décidé, dans son conseil national d’avril 1946, de créer des « comités de vigilance de parents d’élèves », agissant en liaison avec le personnel enseignant.

Il importe que l’instituteur ne soit pas isolé, qu’il soit aidé par la sympathie agissante de l’ensemble des travailleurs, des parents d’élèves, en particulier. La liaison entre les parents et l’école laisse trop souvent à désirer. Les « Comités de vigilance » doivent remédier à cet état de chose et prendre la défense de l’école laïque devant la population.

Les « cartels d’action laïque », sous l’impulsion du syndicat, sont chargés d’organiser la propagande laïque par conférences, meetings, affiches, tracts. La section de la Seine du Syndicat des instituteurs a non seulement organisé des meetings pour la défense de la laïcité, mais elle est allée porter la contradiction dans les meetings cléricaux.

En reprenant aussi et en popularisant le mot d’ordre du syndicat de nationalisation de l’enseignement. Ce que l’église a accepté sans récrimination de l’Etat nazi, elle doit aussi l’accepter de la République laïque bourgeoise. Les travailleurs doivent exiger la suppression pure et simple d’un enseignement dogmatique, en contradiction avec les plus élémentaires notions de liberté de pensée.

L’école laïque, qui seule en régime capitaliste peut garantir le développement libre et normal de l’enfant, doit être la seule école autorisée. Non seulement les subventions doivent être supprimées aux écoles libres, mais le clergé doit être mis dans l’impossibilité de conserver ses écoles. Ceux qui combattent le mot d’ordre de nationalisation de l’enseignement, sous prétexte qu’il est dangereux de donner à l’Etat bourgeois le monopole de l’instruction publique, ne tiennent pas compte de la situation de fait : l’enseignement libre, en France, c’est presque exclusivement l’école catholique. L’enseignement de l’Etat c’est l’enseignement donné tout au moins dans les écoles primaires, par un personnel laïque, syndicaliste, dans son immense majorité. La nationalisation à l’étape actuelle ne présente que des avantages. Il faut évidemment qu’elle se fasse sur la base du laïcisme, et que l’Eglise ne trouve aucun biais pour s’introduire dans l’école unique, comme elle s’efforce de le faire.

Une question se pose alors. Faudra-t-il intégrer dans l’enseignement public les maîtres de l’enseignement libre ? Il est impossible de s’opposer à ce que ceux qui ne portent pas soutane et possèdent les mêmes diplômes que les instituteurs et professeurs de l’Etat, entrent dans l’enseignement public s’ils en font la demande. Mais il sera nécessaire d’exiger d’eux le respect du caractère laïque de l’école.

La nationalisation de l’enseignement

Ce mot d’ordre de nationalisation de l’enseignement a été adopté par le Congrès de Montreuil du Syndicat national des instituteurs (décembre 1945), à l’unanimité. Les staliniens, qui s’y étaient longtemps opposés au nom de « l’union de la nation française », s’y sont ralliés. Il doit avoir le soutien de toutes les organisations ouvrières, de tous les travailleurs. Mais il importe aussi que l’école laïque ait les moyens matériels de se maintenir à un niveau élevé. Or il est manifeste que depuis 1939 sa valeur a considérablement baissé. Le nombre d’élèves retardés, semi-illettrés, ou d’illettrés complets, est allé en augmentant. Les années de guerre, les alertes continuelles, les classes fermées de Pâques à octobre, les changements fréquents de personnel ont eu des conséquences trop souvent désastreuses. Les conditions de vie misérables faites aux instituteurs, aux suppléants, en particulier, ont nui au recrutement, les jeunes, souvent les plus doués, recherchant un métier mieux rémunéré. Le matériel scolaire n’a pas été remplacé comme il aurait dû l’être, et l’on voit les élèves se servir de livres sales, déchirés, auxquels manquent un grand nombre de pages. Avec les instituteurs, les professeurs, les répétiteurs, tous les travailleurs doivent réclamer le reclassement de la fonction enseignante, l’amélioration du sort des instituteurs suppléants, d’ouverture de crédits scolaires suffisants. Alors, non seulement l’école laïque pourra reprendre le rang qu’elle occupait avant la guerre, mais elle sera capable de lutter efficacement contre l’attraction que peut exercer l’école confessionnelle dans certains milieux.

J. GALLIENNE. (Fin.)