Manifeste paru dans La Voix du Peuple, 4e année, n° 175, 21 au 28 février 1904 ; suivi de « Les deux impérialismes » par Paul Lévy alias Paul Louis, paru dans Le Socialiste, 20e année, n° 73, 6-13 mars 1904

Aux Travailleurs !
A l’Opinion publique !
Depuis quelques jours, en Extrême-Orient, deux peuples sont en lutte.
Pour assurer la suprématie des intérêts des possédants Russes ou Japonais, les travailleurs de Russie et du Japon vont s’entrégorger, sans profit aucun pour eux-mêmes.
Des cadavres humains s’entasseront pour la plus grande satisfaction des dirigeants. Et ces tueries seront une machiavélique diversion aux questions économiques qui se posent en tous pays.
A mille indices, il est aisé de reconnaître que la presse veut, en France, préparer l’opinion publique, par des nouvelles tendancieuses, en vue d’une intervention que rien ne saurait justifier.
Il a plu aux gouvernants d’établir des alliances pour la sauvegarde des intérêts capitalistes qu’ils représentent sans – naturellement – consulter les travailleurs pas plus sur les obligations qu’entrainent ces alliances, que sur les avantages qu’elles peuvent procurer.
Et, nous, les ouvriers, nous, les prolétaires, nous serions réduits à entrer en lutte pour permettre à la Russie de s’emparer de la Mandchourie, de la Corée, comme elle s’est emparée de la Pologne et de la Finlande – aidant ainsi à l’asservissement d’hommes, dont le droit à la liberté est intangible.
On nous prône chaque jour que nous sommes souverains, mais on se garde de nous demander notre avis. C’est pourquoi, devant les événements qui se préparent, nous voulons dire notre sentiment et indiquer notre attitude. Nous avons d’autant plus raison de parler que ce sont les prolétaires qui sont appelés à se battre et que ce sont eux qui payeront les frais de la guerre.
Il y a trois ans, des travailleurs organisés de France et d’Angleterre s’affirmèrent en des manifestations publiques comme les adversaires résolus d’une guerre entre leurs deux pays.
Aujourd’hui, ils sont dans le même état d’esprit. La guerre, où qu’elle éclate, leur apparaît comme un crime de lèse-humanité.
Aussi, ils protestent contre le conflit actuel, qui met aux prises les prolétaires russes et japonais et menace de nous entraîner dans la conflagration.
Ils protestent, parce que la guerre actuelle, en surexcitant les sentiments chauvins risque d’éteindre l’esprit d’émancipation qui, depuis des années, pénétrait chez les travailleurs russes et constituait une menace pour l’autocratie.
Ce que le knout et la déportation sous le pôle, dans l’ile Sakhaline, n’ont pu éviter – c’est-à-dire l’éveil des consciences ouvrières, – le gouvernement russe espère l’éviter grâce à la guerre. Il pourrait se tromper ! Nul ne peut prévoir les complications intérieures qui peuvent résulter d’un conflit entre nations.
Ils protestent aussi, parce que la guerre actuelle est le produit de l’impérialisme outrancier des Japonais, qui n’ont pris de la civilisation européenne que ses tares et qui, demain, en militarisant la Chine, risquent de nous créer le péril jaune.
Les travailleurs organisés ne sauraient oublier que la misère s’est intensifiée au Japon avec le développement de l’industrialisme et que la répression des idées sociales s’y exerce avec une férocité orientale.
Ils estiment, en effet, que Japon et Russie, officielles représentent tous deux la barbarie, personnifient les intérêts capitalistes et l’exploitation humaine. Les travailleurs ne sauraient, en permettant une intervention française, favoriser l’un au détriment de l’autre.
Cette attitude est la seule que puissent dicter les intérêts ouvriers, qui sont les mêmes en tous pays et qui font les travailleurs les membres de la famille humaine.
Pour la Confédération Générale du Travail, les secrétaires : Victor GRIFFUELHES, Georges YVETOT.
P.-S. – Les organisations ouvrières sont invitées à faire dans leur milieu, toute l’agitation nécessaire pour rendre notre protestation imposante et efficace.

LES DEUX IMPERIALISMES
La Confédération générale du Travail, dans le manifeste qu’elle a adressé aux prolétaires parisiens, a admirablement caractérisé la lutte qui s’est ouverte entre la Russie et le Japon. Le document qu’elle a fait afficher l’emporte infiniment en précision, en justesse de vues, en intérêt, sur la très longue déclaration que les socialistes ministérialistes ou « participationnistes » (c’est l’expression qu’un de leurs écrivains vient de consacrer), ont adoptée à leur Congrès de Saint-Etienne.
Ce que la Confédération générale du Travail a mis en relief avec une vigueur singulière, c’est le caractère expressément et purement économique de la guerre. On peut dire que jamais jusqu’ici, dans l’histoire, un conflit arme n’avait jeté une aussi vive lumière sur les dessous du système capitaliste.
A prendre les derniers chocs armés du dix-neuvième siècle, aucun ne justifiait à ce point les conclusions du socialisme. La guerre hispano-américaine s’étayait sur le prétexte d’une révolution pour l’indépendance, celle de Cuba ; la guerre turco-hellénique mettait aux prises des nationalités, des fanatismes ; la guerre anglo-boer elle-même ne laissait pas d’offrir une certaine complexité. Ici, deux impérialismes se heurtent, c’est-a-dire deux expansions capitalistes, et rien ne saurait masquer le choc des convoitises commerciales surexcitées.
L’élément dynastique qui apparaît dans les luttes du passé s’est totalement éclipsé. Le sentiment national ne joue qu’un rôle secondaire, car ni la Russie, ni le Japon n’avaient besoin de prendre les armes pour sauvegarder leurs nationalités. Il ne s’agit que d’une querelle de marchands – mais ces marchands entraineront des millions d’hommes dans leur querelle.
Le Japon, révolutionné par l’installation du machinisme, par l’extension débordante de son industrie, se trouve à l’étroit chez lui ; il aspire à saisir l’immense marché de la Chine ; la Russie, devenue puissance manufacturière, prévoit elle aussi l’heure de la surproduction ininterrompue ; le Céleste Empire lui offrirait un sérieux débouché. Le différend se liquide à coups de canon.
Mais ni le peuple russe, ni le peuple japonais, opprimés, pressurés par la classe capitaliste, ne sont responsables de cette situation. Ils y ont été emportes, malgré eux, par la volonté des gouvernants ou par la fatalité inéluctable qui s’impose à ces gouvernants eux-mêmes – et qui leur commande la production et l’expansion territoriale continues sous peine de mort. Le socialisme international affirme à maintes reprises ses appréciations sur le colonialisme et sur l’impérialisme qui en est la forme supérieure. Il ne peut prendre parti ni pour la Russie, ni pour le Japon ; ni d’un côté, ni de l’autre, une civilisation supérieure n’attire sa sympathie ; ni d’un côté, ni de l’autre, des mobiles élevés ne sont en jeu. Il adresse son salut aux prolétaires jaunes et blancs englobés dans le conflit par une contrainte supérieure et mécanique. Il dit à tous les prolétaires : « Faites votre profit des événements qui se déroulent, et tirez d’eux les leçons qu’ils comportent ».
PAUL LOUIS.

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