Article de Magdeleine Paz paru dans Le Populaire, 22 juillet 1936

LA Commission coloniale, nommée par le 33e congrès du Parti, est chargée d’une besogne immense.
L’une de ses tâches – et non la moindre – consiste à informer les militants de la situation actuelle aux colonies, de les mettre en présence des revendications des peuples colonisés, de les appeler à les soutenir, de leur montrer, enfin, la gravité du problème colonial et l’impérieuse nécessité de le résoudre sans délai.
Au moment où le Populaire s’apprête à remplir ce propos, une brochure paraît, éditée par le Comité de Vigilance des Intellectuels anti-fascistes, intitulée « La France en face du problème colonial », et signée Paul Rivet, Paul Langevin, Alain, Marc Casati.
Que voila donc une opportune, une heureuse préface à nos travaux ! Il n’existe pas, que je sache, d’ouvrage mieux fait, plus clair, plus substantiel, plus assimilable, plus actuel, sur l’ensemble de la question. Il est précieux parce qu’il rassemble, dans un raccourci saisissant, toutes les notions fondamentales qui sont l’assise du problème et cette large vue perspective que seule peut donner la connaissance approfondie et intime des choses.
A l’époque où nous sommes, il n’est pas un socialiste qui soit en droit de se désintéresser du problème colonial, ni de lui opposer cette curieuse indifférence que provoquent les choses éloignées dans le temps ou l’espace.
Si l’objection n’est pas toujours explicitement formulée : « Les colonies, c’est loin ! » elle flotte obscurément dans l’esprit de bien des camarades, et dresse entre eux et la réalité une sorte d’écran.
Eh bien, ce n’est pas vrai, ce n’est pas juste : dans ce sens, qui est celui de la séparation, les colonies, ce n’est pas loin. Tout d’abord, la souffrance humaine n’est jamais loin du cœur d’un socialiste, et qui dit colonies dit somme incalculable de souffrance et d’iniquité. Encore qu’elle soit déterminante, ce n’est pas là la seule raison qu’un socialiste peut avoir d’aborder le problème colonial. C’est que tout s’enchaîne, c’est que tout se tient. En fin de compte, ceux du mil, ceux du riz, ceux de l’hévéa, ceux de l’arachide ont des intérêts identiques à ceux du blé ou de la vigne. Enfoncés plus profond – jusqu’au cœur, jusqu’au souffle – dans l’esclavage et la misère, les mineurs du Tonkin, les ouvriers de Cholon, de Tunis ou d’Alger, les coolies, les fellahs, les nhaqués, travailleurs jaunes, travailleurs noirs sont intimement liés à leurs frères de la métropole, ils ne font qu’un seul et même bloc, indivisible, solidaire ; il n’est rien de là-bas qui ne vienne ici se répercuter ; rien d’important ne se passe ici qui n’ait au-delà des mers son écho et son développement.
A l’heure actuelle, dans nos territoires d’outre-mer, les peuples à qui la France est venue apporter « les bienfaits de la civilisation » à la pointe des baïonnettes s’insurgent plus ou moins violemment contre le régime qui leur est imposé, ils somment le conquérant de traduire en actes les idées de liberté, d’égalité et de fraternité qui n’ont pris jusqu’ici pour eux que le visage de la guerre et celui de la domination. Un trop plein de souffrances, l’excès même de l’oppression, le dénuement, la faim, les ont dressés dans un sursaut désespéré. Et voici que la venue au pouvoir du Gouvernement de Front Populaire signifie pour eux l’espérance : L’humanité et la justice, ce pourrait donc être autre chose que des mots dérisoires ; la rougeoyante lueur à l’horizon français, ce serait l’aurore du jour qui, enfin, fera d’eux des hommes ? Un délire d’espoir passe sur les rizières, les plantations, les sables ; au fond des entrepôts, des usines, des souks, au plus obscur des « matmouras », au seuil des cases, tout un peuple s’est mis debout, avec ses millions d’yeux tournés du côté de ses défenseurs, et la frénésie haletante des gens qui ont trop attendu et ne peuvent plus attendre.
Qui le sait, en France ? – Personne. A part les spécialistes des questions coloniales, un nombre assez restreint de militants, ceux qui ont des attaches avec telle ou telle colonie, personne. Si l’on a pu dire avec quelque semblant de raison que le Français est un homme qui ignore la géographie, on peut sans hésitation affirmer que les Français n’ont aucun soupçon de ce qui se passe aux colonies, et qui s’accomplit en leur nom.
Rien n’est plus vague, plus ridicule, ni plus étranger à la vie de « notre empire colonial » (onze millions de kilomètres carrés, vingt fois la France, soixante millions d’hommes), que l’idée qu’en a le Français moyen, uniquement puisée dans un exotisme de bazar, nourrie d’ignorance et de gloriole.
Rien non plus n’est plus concerté, plus lourd de conséquences tragiques, que le signal organisé à l’entour du fait colonial. Surveillance policière, censure postale, étouffement de la presse, étranglement des libertés, arbitraire absolu de la Haute administration, interdictions, empêchements de toutes sortes, exactions de tout acabit, arrestations en masse, tortures – mais oui : tortures ! – à l’occasion bombardements de villages ; jusqu’à présent, tous les moyens ont été mis en œuvre pour que rien ne filtre, pour que l’éruption ne se voie pas, ne s’entende pas, que l’écho même en soit étouffé.
Le citoyen français a donc un retard incalculable à rattraper pour connaître la vérité en matière coloniale.
Est-ce qu’il sait qu’en dehors des Antilles et de la Réunion les colonies sont encore régies par le Senatus-consulte de 1804, que pour les indigènes, les libertés les plus élémentaires sont lettre morte, que pour eux, la liberté de réunion et d’association n’existe pas plus qu’en fait la liberté syndicale, que la liberté d’aller et venir dans la colonie dépend du bon plaisir de l’Administration, que celle-ci peut à son gré décider l’internement, la séquestration des biens, leur confiscation provisoire ou définitive, et frapper des villages entiers de pénalités collectives ? Est-ce qu’il sait que la législation au travail n’est pas appliquée aux colonies, que toute licence est ainsi donnée aux compagnies concessionnaires de ressusciter l’esclavage antique : est-ce qu’il sait que dans telle colonie la corvée, le travail forcé, le portage, la mise en otage, l’esclavage de case, sont pratiques courantes, et que dans telle autre la consommation de l’alcool est obligatoire ?
La première démarche à faire, c’est de donner à chaque militant une conscience claire de ce qu’est la colonisation – ses causes, son histoire, ses méthodes, son application. Il faut lui faire faire connaissance avec « l’empire colonial français » ; il faut qu’il se rende compte de la diversité des colonies (diversité des races, des religions, de la culture, du degré de civilisation, des conditions de vie, des besoins), des différences qui existent dans le régime administratif imposé aux peuples colonisés, ainsi que de caractères communs à l’ensemble. Il faut le mettre en face des arguments qui tendent à justifier la colonialisme, et qu’enfin, venant à l’œuvre utile, il puisse déterminer son attitude et son action en face du drame colonial.
C’est tout ce chemin que la brochure signée Rivet, Langevin, Alain et Casati permet de parcourir. En quelques pages, voilà le lecteur arrivé au cœur du problème. S’il ne l’aperçoit pas dans toutes ses ramifications et tout son développement (immenses, compliqués), il en voit au moins l’essentiel. Il y découvre même (elles semblent jaillir d’elles-mêmes) les grandes mesures immédiatement applicables à l’ensemble des colonies dans le domaine social et politique.
C’est pour cette raison, parce qu’elle constitue la meilleure des préfaces à notre tâche d’informateurs (qui n’est qu’une tâche parmi tant d’autres) que j’en recommande la lecture à tous nos camarades.
La lecture achevée, je le dis sans crainte de me tromper, le lecteur brûlera d’aller plus avant, d’en savoir davantage, de participer à l’action. Il n’aura de cesse qu’il n’aie lu et relu les saisissants « Souvenirs sur la colonisation », de Félicien Challaye, le pathétique S.O.S. Indo-Chine, d’Andrée Viollis, le Voyage au Congo, d’André Gide, Viet-Nam, de Louis Roubaud, Forceries humaines, de Garros, Cochinchine, de Léon Werth, Les Jauniers, de Paul Monet, Dieux blancs et Hommes jaunes, de Luc Durtain, Un fleuve de sang, édité à la « Révolution prolétarienne ».
Alors, effaçant la distance, il sentira battre à grands coups, tout contre lui, le cœur d’une formidable masse humaine qui, comme lui et d’un même élan, attend de la victoire populaire : le Pain, la Paix, la Liberté.

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