J’ai choisi de partager dans ce billet deux textes publiés à la suite de l’attribution du Prix Nobel de littérature à Albert Camus. Après un premier billet dans lequel je revenais sur trois documents datés de 1955 à 1958, il m’apparaissait important de revenir sur la célèbre citation par laquelle les commentateurs (souvent hostiles) réduisent la pensée et l’action d’Albert Camus au moment de la révolution algérienne : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »
On verra dans quel contexte cette phrase a été prononcée. On comprendra surtout qu’il s’agit, dans le sillage de son œuvre et de ses convictions (avant et après le 1er novembre 1954), d’un refus du terrorisme et du nationalisme d’où qu’ils proviennent. Il pose ainsi la question de l’interdépendance entre la fin (la justice) et les moyens (l’usage de la violence). Pourtant, il faut largement nuancer le silence et la passivité attribués à Albert Camus depuis l’échec de son appel à la trêve civile. C’est ainsi qu’en toute discrétion, il tentera d’empêcher les exécutions d’indépendantistes algériens condamnés à mort par les autorités coloniales. Il s’associera également à un appel de démocrates français (proches de Messali Hadj) pour la fin des luttes fratricides entre le FLN et le MNA ainsi que l’arrêt des attentats terroristes. Le texte et une liste des signataires sont consultables dans La Révolution prolétarienne de septembre 1959.
Dominique Birmann, « Albert Camus a exposé aux étudiants suédois son attitude devant le problème algérien », Le Monde, 14 décembre 1957
Stockholm, 13 décembre. – Hier après-midi Albert Camus a été l’hôte des étudiants de Stockholm. Rencontre intime où il dut répondre aux questions les plus diverses et témoigna une fois de plus de cette maîtrise de la parole qui est en train de devenir légendaire en Suède. Après avoir évoqué l’objection de conscience et le problème hongrois, de lui-même Camus lança l’invite non déguisée : » Je n’ai pas encore donné mon opinion sur l’Algérie, mais je le ferai si vous me le demandez. » Diverses questions lui jurent alors posées, notamment sur la liberté d’expression des écrivains et des journalistes, récemment mise en doute par quelques journaux suédois. Camus reconnut l’existence de la censure en Algérie, qu’il regrettait vivement, mais affirma la « totale et consolante liberté de la presse métropolitaine ».
« Il n’y a pas de pression gouvernementale en France, mais des groupes d’influence, des conformistes de droite et de gauche. Croyez-moi, dit-il, c’est ma conviction la plus sincère, aucun gouvernement au monde ayant à traiter le problème algérien ne le ferait avec des fautes aussi relativement minimes que celles du gouvernement français. »
Un représentant du F.L.N. à Stockholm demanda alors à Camus pourquoi il intervenait si volontiers en faveur des Européens de l’Est mais ne signait jamais de pétition en faveur des Algériens. A partir de ce moment le dialogue devint confus et dégénéra en un monologue fanatique du représentant du F.L.N., qui lança slogans et accusations, empêcha l’écrivain de Prendre la parole et l’insulta grossièrement. Cette polémique pénible, à laquelle Camus, ne se départant pas un instant de sa mesure ni de sa dignité, se refusa, scandalisa l’auditoire suédois. La cause du F.L.N., déjà desservie à plusieurs reprises par les maladresses et les outrances de plusieurs de ses propagandistes, a définitivement subi une lourde défaite morale hier à Stockholm, d’autant plus que l’incident a été repris et défavorablement commenté par la presse de la capitale. Camus parvint enfin, non sans peine, à se faire entendre.
« Je n’ai jamais parlé à un Arabe ou à l’un de vos militants comme vous venez de me parler publiquement… Vous êtes pour la démocratie en Algérie, soyez donc démocrate tout de suite et laissez-moi parler… Laissez-moi finir mes phrases, car souvent les phrases ne prennent tout leur sens qu’avec leur fin… »
Après avoir rappelé qu’il a été le seul journaliste français obligé de quitter l’Algérie pour en avoir défendu la population musulmane, le lauréat Nobel ajouta :
« Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que vous ne connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »
Cette déclaration fut ponctuée d’ovations.
DOMINIQUE BIRMANN
« Une lettre de M. Albert Camus », Le Monde, 19 décembre 1957
Monsieur le directeur,
A mon retour de Suède je trouve dans le Monde les articles de votre correspondant de Stockholm. Les déclarations qui m’y sont prêtées sont parfaitement exactes, sauf une, que je voudrais vous demander la permission de préciser.
Je n’ai pas dit que nos gouvernements n’avaient commis que des fautes mineures dans leur manière de traiter le problème algérien. A la vérité, je pense le contraire. Mais à des questions mettant en cause la liberté d’expression des écrivains français, j’ai dit qu’elle était totale.
A une autre question mettant en cause la liberté de notre presse, j’ai dit que les restrictions qui avaient pu être apportées à cette liberté par des gouvernements empêtrés dans la tragédie algérienne avaient été jusqu’ici relativement mineures, ce qui ne signifie pas que j’approuve les restrictions, même partielles J’ai toujours regretté à ce sujet qu’il n’existe pas un ordre des journalistes qui veillerait à défendre la liberté de la presse contre l’État et à faire respecter, à l’intérieur de la profession, les devoirs que cette liberté comporte nécessairement.
Je voudrais encore ajouter, à propos du jeune Algérien qui m’a interpellé, que je me sens plus près de lui que de beaucoup de Français qui parlent de l’Algérie sans la connaître. Lui savait ce dont il parlait, et son visage n’était pas celui de la haine mais du désespoir et du malheur. Je partage ce malheur, son visage est celui de mon pays. C’est pourquoi j’ai voulu donner publiquement à ce jeune Algérien, et à lui seul, les explications personnelles que j’avais tues jusque-là et que votre correspondant a fidèlement reproduites d’autre part.
ALBERT CAMUS