Hakima Berrada a eu la gentillesse de transmettre sa critique du film « Atlal » dont l’action se déroule à Ouled Allal dans la Mitidja. Ce texte trouve donc naturellement sa place aux côtés des nombreux autres articles de critique sociale publiés sur ce site. En vous souhaitant une bonne lecture.
« Atlal n’est pas un lieu de mémoire mais raconte les mémoires d’un lieu ». Djamel Kerkar
« Atlal », c’est le premier long métrage du jeune Algérien Djamel Kerkar.
Et son coup d’essai est un coup de maître.
Dès « l’ouverture » le sens de tout ce qu’est devenu le pays maintenant, est planté : des ruines, des tas de ruines de décombres en béton, ciment, briques, fers rouillés, objets disparates hantés seulement par les vents qui sifflent, soufflent furieusement… Et ça dure, dure… Sans un mot.
Seul un objet, sur ce lieu fracassé où « même » les choses semblent avoir été torturées, est resté debout, intact : c’est une botte militaire noire. Une seule, pas la paire.
À partir de cet atlal, ces ruines témoins des drames survenus là, le film est annoncé.
Et tout de suite, c’est une parole qui s’impose. Une langue qui parle « la darija » algérienne. Cette langue qui constitue les parlêtres de ce film documentaire. Ce n’est pas l’arabe classique, ni l’arabe moderne actuel. C’est la langue vernaculaire algérienne, facilement compréhensible dans le reste du Maghreb. Une langue qui permet de dire ce qui s’est tramé là et qui a modelé le présent de l’Algérie et de ses hommes. Ce n’est pas une quelconque « lahja » comme la nomment ceux qui méprisent la langue de leur mère. Cette langue a gardé le vocabulaire de toutes les langues qui sont passées par là, depuis la nuit des temps. Mais, sans jamais renoncer à sa sienne syntaxe. Tout vocable importé se décline selon sa grammaire propre. Il est comme « darijisé » pourrait-on dire.
Et les paroles dans ce documentaire prennent un sens chaque fois renouvelé. Du sens dans une création continue de nouvelles métaphores plus percutantes, rimées dites ou chantées. Une sorte d’arme de vie contre la survie régnante.
Dans « Atlal », c’est toujours une parole vraie. On ne bavarde pas, on ne jase pas. On parle. Et on se tait aussi. Longuement. Tragiquement, quand ça devient innommable, même en darija.
Et déferlent des bouts de vie, faits de silences et de mots qui font éclater du sens. Celle de ce quinquagénaire agriculteur qui a fui les massacres de la guerre civile et abandonné son prospère verger aux affres du temps. Il raconte cette décennie-là. « Noire » ? Rouge sang plutôt. Et il parle de ses arbres fruitiers et donc de lui. Mais face à son champ mort, il se tait.
Et là, devant nous, il ramasse lentement, un à un, chaque arbre mort. Tout ce qu’il a créé et fait prospérer et qui a façonné sa vie et sa joie de vivre. Disparu. Abandonné pour fuir les massacres innommables faits précisément à cet endroit-là, cette décennie-là… Et c’est justement là aussi, sous nos yeux, qu’il se met à brûler ses propres arbres. Il les brûle sans aide aucune. C’est à lui seul de le faire. Et on est là, avec lui en train de les regarder brûler. Lui ne pleure pas, ne prie pas, ne hurle pas. Il ne quitte pas des yeux l’embrasement de tout ce qui a fait sa vie de labeur, de soins, et de joies aussi… Et pas un mot. Pas un traître mot, sans même nous regarder.
C’est nous qui le regardons. Qui ne pouvons pas nous empêcher d’entrer dans sa douleur muette… C’est que les guerres, civiles ou pas, ont de tout temps massacré des villes et des êtres de tout âge, de tout genre, de toute condition et de toute couleur, pour coloniser, pour régler des comptes, pour dominer, pour gouverner-soumettre. C’est vrai. Mais pourquoi les arbres, et précisément ceux qui nous offrent leurs fruits ? Qu’ont-ils fait ? Pourquoi …? « Atlal » ne fait voir et entendre que le silence devant le spectacle innommable de ces arbres qui crépitent et crissent sous les flammes. Le seul discours, c’est ce regard long de l’homme… Long… Long… Sans voix… Et filmé à la perfection.
Et puis il y a aussi tous ces garçons de vingt printemps. Toute une génération gâchée. Parce que née au début de cette décennie rouge sang. Ils n’ont jamais entendu ces douces berceuses chantées en darija ou amazigh. Eux, c’est plutôt comme le dit l’un d’eux, le crépitements des armes qui les a bercés.
Car, dans cette belle œuvre de Djamel Kerkar, il y a évidement « les » jeunes aussi, ceux des classes délaissées, sortis tôt d’une instruction publique en dérive dans notre monde en dérive d’ouest en est…
Tous des « 3ayqine ». Chacun à sa façon. Car cette génération est radicalement « 3ay9a ». Elle vit en darija. C’est le jil des classes pauvres rarement francophones de ce sud de la Méditerranée. Elle ne dit et ne parle que la darija continuellement recrée comme l’est l’argot… Elle ne chante et ne rappe qu’en darija. Elle ne crie sa colère, son ras-le-bol de la mal-vie qu’en darija. Des métaphores et slogans d’une radicalité souvent impossible à traduire. De véritables hymnes rimés dénonçant en vrac les maux des systèmes régnants, les pratiques maffieuses politiques, économiques, sociales, culturelles et même cultuelles. Mais en rimes (le « jazal »), avec de belles formules, des slogans qui parlent de leur génération sacrifiée, de la révolution algérienne gâchée, volée. Et tellement compliquée à traduire dans un sous-titre. C’est que c’est compliqué de traduire l’énergie vitale d’une telle parole en « arabe classique » comme en n’importe quelle autre langue.
Car il est bien là ce « jil l’klam », ce « jil »(« génération ») que Dominique Caubet a su nommer ainsi : « jil l’klam »(ou « génération de la parole ») et qu’on retrouve presque à l’identique dans tout ce sud de la mare nostrum. Car c’est bien ce « jil l’klam » qui domine dans « Atlal », avec sa fumette, son humour, sa douleur, sa survie mais aussi sa poésie, son rap.
Et Djamal Kerkar ne les filme pas en voyeur apte à produire des « spectateurs-voyeurs », comme dérivent beaucoup de films. Djamel Kerkar est AVEC eux. Il fait partie d’eux mais arrive à nous amener à eux, chez eux. Du coup, nous, spectateurs, on ne les regarde plus de notre place de spectateur. On se retrouve avec eux, jusqu’à l’identification presque. En tout cas, on les aime. Tous.
Car dans cette salle où on regarde tout ça, on oublie qu’on est au cinéma.
Faut dire… Faut dire que cette vague d’une vraie contestation-révolution culturelle (pas celle de Mao… oh non !) se fait entendre partout du Maroc à la Palestine. Et elle se parle aussi essentiellement en darija. Celle du Maghreb à l’ouest ou celle du Moyen-Orient à l’est. Et elle se propage par films YouTube divers et variés sur tous les registres de la culture : films-documentaires, courts métrages plutôt dadaïstes (puisque « surréaliste » n’a plus son sens initial), sketchs critiques de la sexualité prônée, de la religion musulmane ânonnée par ses clercs, de sa chari3a anachronique avec le siècle. Toute la vie quotidienne de nos bleds est revue comme scannée. Pour en rire et en pleurer à la fois. Tout est dénoncé essentiellement par le rap : les rapports homme/femme prônés, les contenus des livres scolaires d’éducation religieuse aux commentaires anachroniques souvent nauséabonds, jusqu’aux manuels d’histoire qui énonce l’idéologie froide de l’Histoire étatisée, etc., etc., etc. Bref, c’est l’ensemble de l’enseignement public qui « ikallekh » (« abêtit les gens ») comme c’est scandé dans les stades de foot en Algérie et depuis peu au Maroc aussi. Certes, la dénonciation de la « siyassat ettaklikh » (ou « politique d’abrutissement ») de l’enseignement public n’est plus un scoop depuis des lustres. La différence c’est que maintenant, elle circule sur le net et se radicalise sur la place publique. Les concertations de « réforme » avec leurs commissions, sur-commissions, restent inutiles et quasi inaudibles pour ceux qui subissent cet enseignement.
C’est ça, qui ne cesse de se développer chez ces « darijiens » (pas « darigistes », trop idéologique) surtout depuis l’hiver 2011. Pas le « printemps » comme le répètent ceux qui adorent colorer et « floraliser » les luttes de classe. Avec 2011, les révolutionnaires tunisiens ont inauguré une vraie révolution. Ils ont su « dégager » (et se dégager du même coup) leur bled de la gangrène qui les écrasait. Même si la récupération toujours à l’affût, est là, inlassablement prête à justifier les retours des anciens ministres et bureaucrates de Ben Ali.
Djamel Kerkar sait bien tout ça, comme tous ces 3ay9ine qui parlent dans son film et que nous nous entendons enfin grâce à lui et à eux. Et qui ne dénoncent pas seulement. Ils racontent leur douleur, leur désespoir, en darija .
Mais, malgré les sous-titres qui restent toujours moins percutants que la darija, le public à la fin de « Atlal » a applaudi spontanément ce vendredi soir du 9 mars au cinéma du Quartier Latin.
Et qu’avons-nous applaudi ? La beauté, l’intelligence, la sincérité et la percutante parole de ce « jil el 3ay9ine », ce « jil l’klam »? Ce « jil » qui ne « se prend pas la tête » malgré la finesse et la justesse sans compromis de leur analyse. C’est qu’en même temps il se moque de lui-même.
Mais pourtant… Pourtant… Il faut bien dire qu’il n’y a pas une seule femme dans ce film-documentaire. Pas une.
Mais qu’est ce qu’on parle d’elles ! De celles qui acceptent le mariage seulement quand fric et bagnole sont là. Mais aussi de cette amoureuse capable de folie et qui se donne sans calcul comme le fou de Leïla dans la littérature classique. Sauf qu’ici, ce n’est pas le garçon qui est le héros mais plutôt la fille. Ce qui permet à Djamel Kerkar de féminiser ce thème consacré de la littérature arabe, mais en inversant les rôles. Cette jeune amoureuse entreprenante n’est plus de celles traditionnelles qui « attendent » passivement les princes charmants ou pas. De celles qui attendent un certain Godot.
Pourtant on ne doit pas cacher que les femmes dans ce film sont seulement « racontées » par les hommes. Elles n’ont aucune existence propre, aucune présence. Serait-ce ça l’existence des femmes algériennes-maghrébines pour Djamel Kerkar ?
Toujours est-il qu’on ne fait « que parler » d’elles, toujours absentes de l’écran. Des mères beaucoup TROP et toujours en bien, des amoureuses aussi comme des pragmatiques intéressées. On parle souvent d’elles précisément dans ces sociétés où le statut personnel la conçoit comme mineure. Avec une suprématie machiste qui ne cesse de faire des dégâts sur l’ensemble de la société produisant toutes ces injustices et toutes ces violences dans la rue comme à domicile.
Est-ce donc ça qu’a voulu dire Djamel Kerkar en parlant des femmes systématiquement absentes de l’écran ? Car en effet, elles sont là et pas là. Et malgré l’existence lourde et prégnante de la chape de plomb de la mal-vie, on parle toujours de l’amour. C’est pareil dans le beau et émouvant documentaire « Fi rassi rond-point » où là aussi, pas l’ombre d’une présence féminine effective. Djamel Kerkar aurait donc fait allusion ainsi à la situation tragique qui pèse sur les femmes et la société toute entière et qui sonne servitude volontaire? La question reste ouverte.
En tout cas, ce qui est évident, c’est que ce cinéaste algérien a partagé la vie de ces témoins de l’Algérie actuelle et nous l’a fait partager du même coup. Il parle à partir de leur place sociale et nous fait entendre la lucidité de leur analyse sociale acquise de ces lieux là. Djamel Kerkar ne développe pas un dire de politologue-enquêteur-sociopsychologue qu’on nous assène jusqu’à la nausée. Non. C’est de là où souffrent des êtres « en chair et os », de là seulement que ces dominés ont fini par piger ce qui est arrivé, ce qui leur arrive et même ce qui peut encore leur arriver. Mais en même temps, on voit clairement que c’est seulement de là et uniquement de là, que peut-être… Peut-être sûrement, pourrait se profiler un autre destin créé par ce jil l’klam des classes pauvres ? En tout cas, peut-être bien de là mais certainement pas d’ailleurs.
N.B. Ce concept de « 3ayeq » en darija est compliqué à traduire. Je vais essayer de le définir en « françaoui ». Car en darija, tout le monde maghrébin en tout cas, sait ce qu’il dit et implique.
– Être « 3ayeq » c’est être capable de piger la réalité sociale et la nature de ses tares.
– Le « 3ayeq » n’est pas seulement « wa3i » (« conscient ») au sens de conscient-qui-comprend.
– Il n’est pas seulement intelligent et rusé, un « dmagh » selon l’expression idoine tunisienne.
– Il est plutôt tout ça à la fois.
Mais AVEC la nécessaire prise de conscience de classe (concept zappé par l’idéologie néolibérale). C’est de là et à partir de leur propre existence que le « 3ayeq » acquiert cette conscience qu’il parle. Dans la vie qu’il mène cahin-caha. Et c’est seulement à partir de sa vie qu’il a appris à voir, à entendre les choses derrière les choses. Cette « 3iqa » c’est finalement cette faculté essentielle que possèdent les êtres « à qui on ne l’a fait pas »… Et à qui on ne pourra plus jamais « la faire ».
Djamel Kerkar nous fait vivre ce jil-là. Les paroles ou « l’klam » des rappeurs du reste du Maghreb sont toutes de la même veine. De la même colère. De la même clairvoyance. Sont-ce ces 3ay9ine-là qui sont en train de frayer un chemin pour ce Maghreb sans frontières qui ne se soucie plus du verbiage de ses dirigeants et ses politiques, tous et sans distinction, très forts pour avoir rendu plus compliqué ce rêve de Maghreb sans frontières… En tout cas, et déjà maintenant, la dénonciation de ce jil l’klam comme leurs créations dans divers domaines n’ont plus aucune frontière et sont quasi similaires.
Ce « jil de 3ay9ine » ne vote pas. Il se moque des élections. C’est un « jil l’klam » qui ne veut pas seulement « tourner la page » du passé de soumission. C’est un jil qui veut « changer de livre » selon un bon mot d’une fillette.
Est-ce ça qu’on a applaudi ce soir là ?
Enfin, la dernière image de « Atlal », c’est un graffiti en faveur de l’équipe de foot. Ce graffiti-là, dans ce film-là, m’a semblé vouloir faire référence aux chants subversifs magnifiquement scandés dans les stades algériens. Ils envahissent les réseaux sociaux par leurs vidéos YouTube. Même les rajaouis de Casablanca ont fait de même. Car c’est d’une seule voix et dans des stades archi bondés que sont chantés, en une chorale sauvage, les dénonciations des gouvernements en place et de leurs hommes à tout faire. Des slogans contre leur assujettissement, leur « rachwa » (« corruption ») systémique, leurs projets sociaux mensongers.
C’est ce slogan des 3ay9ine de la cité ouvrière de Jerada psalmodié en février 2018 et repris ailleurs :
« Bye bye zmène etta3a ! »
Soit en françaoui :
« Bye bye l’époque de la soumission ! »
Merci Djamel Kerkar d’avoir si bien « historisé » ce lieu géographique algérien. Car dorénavant il sera impossible de ne pas penser à « Atlal » toutes les fois qu’on passera là où des charniers ont été mis à nu. N’importe où…
À suivre ??
Hakima Berrada
Voici les vidéos dont il est fait référence dans ce papier :