Article paru dans Mordicus, n° 6, octobre 1991, p. 13.
Parallèlement à la vieille exaltation religieuse du sacrifice qui, aujourd’hui désacralisé, n’en reste pas moins une éternelle apologie du renoncement, il est conforme à la morale de nos maîtres de vouloir remettre au goût du jour la non moins ancienne exaltation de l’effort.
ON AURAIT pourtant tort de ne voir dans cette insistante invitation à l’effort qu’une forme modernisée de la traditionnelle sollicitation au labeur. Elle est plus que cela. Et d’abord pour cette raison qu’elle s’adresse à tous, et donc également à ceux qui, pour le meilleur ou pour le pire, sont justement privés de ce labeur (ou s’en sont privés eux-mêmes). Il faut ainsi comprendre cette exaltation comme une pressante invitation à l’oubli : de soi, de la perception que l’on a du monde, de ce que l’on est et de ce que l’on pourrait être. A tous égards, le sport et l’idéologie du dépassement de soi qu’il véhicule répondent à cette finalité. Aussi le mot connu d’un de ses plus fameux propagandistes est-il devenu la principale rhétorique de la domination : l’essentiel est de participer, participation qu’il faut bien évidemment considérer aujourd’hui dans son sens le plus large. Active au travail, sur le stade, au bureau de vote… ou passive devant son téléviseur. La pratique d’un sport est évidemment un exutoire (donc participe à l’oubli) des frustrations les plus diverses, et l’encouragement à son développement est ainsi un des fers de lance de la stratégie d’intégration de toutes les révoltes que notre époque ne manque pas de susciter. Aussi la tentative de mise au pas de la jeunesse rebelle des banlieues passe-t-elle d’abord par un encadrement sportif, le sport étant ici compris comme une forme de communication et d’expression admissible par une jeunesse qui n’a comme seul langage que celui de la révolte désespérée. On connaissait déjà les stages sportifs organisés dans le cadre des opérations « anti-étés chauds » ; on construit maintenant des écoles de police au cœur des cités, et la pratique sportive consensuelle est présentée comme élément central de la réconciliation, un dialogue possible entre jeunes et police, l’essentiel était comme précédemment de participer.
D‘UN autre côté, la mise en spectacle du sport, sa vedettarisation, permet également de maintenir la fiction d’une possible ascension sociale, démocratiquement accessible à tous, et transcendant les critères d’origine sociale ou ethnique (les footballeurs les plus connus ne sont-ils pas d’origine modeste ? et les meilleurs d’entre eux ne sont-ils pas noirs ?). En devenant idéologique, le sport est ainsi devenue pédagogie civique, participant en cela à l’élaboration du mythe de la réussite individuelle et de la réalisation de soi-même. Car dans ce même mouvement il suscite et permet une identification aux modèles dominants auxquels il convient d’adhérer : ceux des battants et des gagneurs, hors desquels il n’y a point de salut. Passive ou active, avec ou sans illusion sur sa finalité, l’adhésion à cette idéologie passe évidemment par la négation de sa propre liberté. Car si elle exalte le « dépassement de soi-même », c’est avant toute chose, pour ceux qui s’y adonnent, au prix d’un renoncement à soi et d’une contrition permanente. Qu’il suffise par exemple de voir un jogueur en plein effort pour comprendre à quelles flagellations il se condamne en expiation d’une fausse conscience toujours plus envahissante (on sait qu’en matière d’aliénation, fût-elle la plus moderne, les vieux réflexes religieux ne sont jamais très loin).
Alors, dans la rue, ne verrons-nous bientôt plus que des sportifs ? Nous avions appris à cracher sur les curés (ou leurs homologues musulmans, israélites ou autres) et sur tous les tenants de quelque ordre que ce soit, il convient désormais de ne pas oublier les sportifs !
Arthur Cravan, poète et ex-boxeur