Article paru dans Union ouvrière, n° 9, 15 septembre 1975, p. 5.
S’il faut aujourd’hui une grande capacité d’abstraction au prolétaire moderne pour imaginer une société où les activités de JEU des hommes, loin de se définir comme « LOISIRS », c’est-à-dire comme simple intervalle entre deux périodes de TRAVAIL, puissent ne faire qu’un avec leur vie la plus quotidienne (dans ce qu’elle a de plus pratique y compris), on n’en peut rechercher la cause ailleurs que dans l’histoire de cette longue dépossession de lui-même qu’a été l’histoire de la DIVISION DE LA SOCIETE EN CLASSES et du développement de la DIVISION DU TRAVAIL.
De la même manière que la division du travail a séparé les hommes de leurs facultés de création artistiques, de même elle les a mutilés dans leur corps – et dans leurs aptitudes à en JOUER.
Au XIXe siècle, la misère de l’enfer urbain avait ratatiné, avili, amoindri, étiolé les hommes, tant dans leur morphologie (une statistique anglaise donne une moyenne de 12 cm de moins chez un enfant de prolétaire que chez un jeune bourgeois du même âge) que dans leurs possibilités matérielles et leurs dispositions mentales à une activité physique qui ne soit pas directement productive. Au XXe siècle, cette misère s’est aggravée des tortures insidieuses de la mécanisation du geste et des ghettos de la consommation télévisée d’une activité « sportive » que personne n’effectue.
Le travail parcellisé et la répétition indéfinie des mêmes mouvements ont détruit chez le salarié moderne jusqu’à la spontanéité corporelle la plus élémentaire. Les équilibres généraux de la vie ont depuis longtemps été pulvérisés par les exigences d’une production dont on a déjà dit qu’elle était, dans son essence, CANNIBALE (1).
Dans le même temps et comme compensation illusoire, on assiste à la promotion, à l’échelle planétaire, du niveau apparemment le plus anodin à celui de l’aliénation la plus massive , de la « compétition sportive internationale « , du « sport » carrière de « champions » rétribués, de la consommation généralisée , par des hommes incapables de toute performance, du spectacle de la performance.
Le « sport » est aujourd’hui pour la plus grande masse des prolétaires une vitrine dans laquelle tout leur passe devant le nez, sans qu’ils aient la moindre possibilité de goûter à ses délices fallacieux.
Si effectivement les matches et les épreuves sont suivies par toute une population (900 millions de téléspectateurs pour la Coupe d’Europe de Football), la moyenne d’activité sportive par individu est ridiculement faible, de même que le nombre de licences (2 700 000 pour la France, avec seulement un quart de licences féminines – chaque individu pouvant avoir plusieurs licences, ce chiffre se voit en réalité réduit de 20 %).
Les rapports marchands ont pénétré ce secteur de l’industrie du loisir comme tous les autres, en largeur et profondeur. Le budget annuel du Bayern de Munich s’élève à 17 millions de francs. Pour une sortie amicale celui-ci réclame de 170 000 à 220 000 F (en 1975). Le tennisman amateur Stan Smith a gagné 300 000 F dans son année. Rod Laver, 1 500 000 F (en 1972). Poulidor ou Thévenet réclament 7 000 F pour un petit critérium de village. Mercx réclame 12 000 F. Les footballeurs sont achetés et vendus à prix d’or par les dirigeants des clubs, industriels qui gèrent leurs sociétés comme une entreprise. C’est d’ailleurs une règle que d’avoir à les « rentabiliser ».
La publicité paie le Tour de France et les skieurs « amateurs » sont tous subventionnés par les agences de publicité.
Bien entendu, toutes les cellules « sportives », de l’école, en passant par le club de ville, le club privé, jusqu’à la Fédération nationale sont organisées et tendues vers la compétition.
Un chauvinisme forcené (2) a développe une foire au muscle où les joueurs sont des monstres dopés et piqués aux hormones. L’impératif de la performance impose la spécialisation. La pratique de plusieurs sports est exclue dans la « haute compétition » : la musculature n’est pas la même selon que l’on pratique l’art du plongeon ou le 100 mètres nage libre ; le cross ou le 110 mètres haies. Dès qu’elles montrent quelques capacités, les bêtes à records sont nourries et entrainées dans une discipline particulière . En Allemagne de l’Est, elles reçoivent une éducation séparée, et, isolées dès l’enfance , sont rationnellement valorisées.
S’inspirant de ce modèle, Mazeaud, Secrétaire d’Etat giscardien à la « qualité de la vie » (!), va fonder des centres spécialisés, avec sport à mi-temps pour les jeunes « champions ». La France n’a-t-elle pas échoué minablement dans toutes les épreuves internationales ? Il « nous » faut des victoires ! Cocorico !
Tout le monde est d’accord là-dessus le seul reproche de la « gauche », c’est qu’il n’y a pas assez de crédits. Les staliniens, comme dans tous les domaines, ne pensent qu’à « nationaliser », et présentent leurs plans de gestion étatique du sport-marchandise.
Tout le monde, sauf quelques empêcheurs de contempler sa misère en rond, pour qui il n’y a pas de « réforme des loisir » qui vaille – et qui pensent que les entractes de l’exploitation ne valent pas mieux qu’elle. Ceux-là donnent à la subversion de la société de classes et au communisme le contenu de la revendication la plus simple, la plus générale, et la plus révolutionnaire : que TOUTE la vie combine, à la dépense d’énergie « utile » – le travail non plus contrainte mais besoin – la dépense physique et intellectuelle GRATUITE, le jeu : POUR LE PLAISIR.
LA AUSSI : LES CLASSES
On remarquera la sûre distribution des diverses variétés de « champions » à partir de leur origine sociale.
Parce que peu coûteux, certains sports sont restés le lot des prolétaires. Ainsi du cyclisme, du foot, de la boxe, miettes plébéiennes. Les super-cracs, étant « sélectionnés » par les gérants du sport-marchandise pour servir de chair à télé – et n’échappant à leur condition de bêtes de somme que pour mieux la retrouver sous de nouvelles formes.
La pratique des sports imposant plus de frais, est devenue le privilège des petits et grands bourgeois : le tennis, le ski, la montagne, la voile, l’équitation, la plongée, etc.
Si effectivement, depuis quelques années, à travers l’école, les camps d’adolescents, les enfants des prolétaires ont pu goûter aux activités les plus enrichissantes, celles-ci restent (du fait de leur prix comme du fait du temps qu’il faut y consacrer) des sports-vitrines desquelles le jeune ouvrier a pu s’approcher une fois, mais auxquelles il ne pourra jamais s’adonner réellement. C’est qu’ en effet ces activités supposent un long contact avec la nature : la voile, la plongée, la montagne, le ski, ne peuvent se pratiquer au cours d’un week-end du COMITE D’ENTREPRISE !
(1) Les transports d’esclaves modernes, particulièrement dans les grandes agglomérations, n’autorisent aucun déplacement pédestre, qui, de toute façon, dans des villes-chambres-à-gaz, ne peut être que lente asphyxie. Tour à tour remué, secoué dans tous les sens, le corps subit les effets de la « civilisation ». Il est maintenant prouvé que beaucoup de maladies se développent dans les transports en commun (ulcères gastriques, infarctus, surmenages, etc.). La station debout prolongée dans le métro parisien est connue pour ses effets pathogènes. Ne parlons même pas des conditions d’habitat, de travail, etc.
(2) Par l’intermédiaire du sport, le capital étend sa domination idéologique sur le prolétariat : le tiercé, le Tour de France, la marche des facteurs, la pétanque de « Vie Ouvrière », la corrida, le foot, autant de jalons idéologiques du capital (corporatisme, chauvinisme, esprit de compétition, de clocher, de caserne). Comme disait Walter Ulbricht : « La présence des sportifs de la R.D.A. sur le podium des vainqueurs, c’est la meilleure réponse aux revanchards de Bonn ».
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