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Daniel Guérin : L’histoire et les révolutionnaires

Texte de Daniel Guérin paru dans Front libertaire des luttes de classe, n° 83, 25 janvier 1978, p. 13-14.

 

 

Voici le texte de notre camarade Daniel Guérin qui figure en tête d’un recueil qui vient de paraître aux Editions Martinsart (72, bd. de Sébastopol – Paris II). Ce recueil fait partie d’une série de huit volumes reliés, intitulés « Les Grands Révolutionnaires », Ils ne sont pas en vente en librairie et ne peuvent être acquis que par souscription. C’est pourquoi nous avons jugé utile en détacher des extraits de la préface qui suit.

 

Nous avons cessé, dans une certaine mesure, de créer, de rêver, d’anticiper. Nous sommes devenus casaniers, timides et myopes. Nous manquons d’assurance. Nous sommes freinés par le scepticisme. Nous faisons figure de rabâcheurs, de radoteurs. Nous récitons sans conviction, comme des enfants de chœur. On nous a coupé les ailes. On nous a ritualisés. Les grands courants du siècle précédent se sont enlisés dans des sectes et des églises. Les divergences de vues de nos ancêtres, fécondes, même dans les chocs qu’elles produisaient, ont dégénéré en lourdes et stériles chicaneries dogmatiques. Nous sommes embrigadés, stérilisés par des formations rivales qui s’entredéchirent, et ne trouvant plus d’intérêt qu’à ce qui les divise, les affaiblit face à l’adversaire commun.

 

C’est que notre siècle, il faut le rappeler pour notre excuse, nous en a fait voir, comme on dit, de toutes les couleurs.

 

Nous, du XXème, avons assisté à la faillite de la puissante IIème Internationale, orgueil des années 1900, mais corrompue jusqu’à la moelle par le parlementarisme, le réformisme, le nationalisme, pour se volatiliser en un clin d’œil sur la pierre de touche d’août 1914.

 

Nous, du XXème, avons retrouvé consolation et renouveau d’espoir dans la radieuse apparition de la Révolution d’Octobre et d’une nouvelle Internationale. Mais la banqueroute frauduleuse du bolchevisme nous a fait tomber d’encore plus haut que la précédente. Et, comme suite à cet écroulement de nos illusions, nous avons dû subir la double honte du fascisme et du stalinisme, des camps de concentration et du Goulag.

 

Après avoir été les cobayes ou les témoins de deux gigantesques saignées mondiales, nous sommes aujourd’hui confrontés au spectre de l’apocalypse nucléaire. On nous a asséné sur la tête quarante ans de franquisme, trente ans de guerre au Viet-Nam, huit ans de guerre en Algérie, le déracinement du peuple palestinien, l’outrage du Chili tombé sous la botte de Pinochet, le meurtre de Che Guevara et de Ben Barka. Pour ne citer que les plus criants méfaits de notre temps.

 

Comment aurions-nous encore le loisir, la paix intérieure, le détachement d’esprit, l’outrecuidance de réimaginer le socialisme avec la même confiance, la même acuité visuelle, la même candeur que Saint-Simon et Fourrier, que Louis Blanc et Bakounine ?

 

Et pourtant, si nous voulons sauver l’héritage du passé, si, tout commotionnés que nous soyons, nous nous refusons à désespérer, si nous n’acceptons pas d’être laminés par les rouleaux compresseurs de notre siècle, cette réinvention du socialisme est ce qu’il nous reste à faire.

 

Non pas dans le vide, non pas en faisant table rase des acquis antérieurs, sous couleur d’innover à tout prix, mais, bien au contraire, en essayant de renouer avec les socialistes du bienheureux XIXème siècle qui, n’ayant pas subi les affres de notre temps ont pu, tout à loisir, esquisser les linéaments de la société future. A ce titre, le présent recueil n’est pas simplement œuvre d’érudition ou évocation historique, mais point de départ pour une réflexion nouvelle.

 

Cette tâche est d’une nécessité immédiate. On n’insistera jamais assez sur son extrême urgence. Car, en même temps que se détériorait et s’estompait l’image de marque du socialisme, la société capitaliste résistait au moins aussi mal à l’épreuve du temps. Elle est aujourd’hui en pleine décadence, en pleine décomposition, en pleine crise. Elle ne se survit que par des artifices, des cautères sur jambe de bois.

 

Elle est de plus en plus incapable de fournir du travail aux jeunes, de juguler les inflations, de promouvoir une économie rationnelle, d’éviter les guerres, d’éliminer les rivalités commerciales, de faire l’ « Europe », de rétablir l’équilibre entre le monde industrialisé et le Tiers-Monde. Le mode de vie qu’elle impose, notamment dans les centres urbains, est de plus en plus infernal. L’aliénation sur le lieu de travail aussi bien que dans la cité atteint aujourd’hui son comble.

 

Comment pourrions-nous mettre fin à un tel désordre, si lourd de périls, de souffrances et de flagrantes injustices, si nous n’étions pas capables de lui opposer un antidote qui soit crédible ? J’ai personnellement la conviction qu’un renouveau du socialisme ne peut être recherché que dans une perspective libertaire. Si notre malheureux XXème siècle s’est montré incapable de poursuivre et de parachever le gigantesque projet de reconstruction sociale auquel se sont livrés nos lointains prédécesseurs, nous avons, au moins, sur eux un avantage. Le socialisme a été mis, sous nos yeux, à l’essai. Il est passé du domaine des spéculations théoriques à, celui de la pratique. Nous savons désormais, par une cuisante expérience, comment il ne faut, à aucun prix, s’y prendre pour l’instaurer.

 

S’il m’était loisible, parmi les divers courants de la pensée socialiste du XIXe siècle, tous féconds assurément et dignes d’avoir leur place dans le présent recueil, de confier au lecteur ceux d’entre eux qui auraient mes préférences personnelles, j’exprimerais, je crois, une certaine prévention à l’égard de ceux que j’appellerais les laissés pour compte de la tradition jacobine. Ce qui m’indisposerait contre cet héritage du passé – d’un passé qui fut glorieux à ses heures – ce serait surtout le manque relatif d’imagination, une sorte d’appréhension de l’inconnu chez ceux qui s’inspireraient de formes d’administration et de gestion à mes yeux désuètes, en tout cas insuffisamment novatrices. Pour ma part, il me semble qu’un socialisme autogestionnaire, qui ne serait d’ailleurs pas tellement une nouveauté, puisqu’il s’inscrirait dans la lignée des travailleurs et des penseurs de la 1ère Internationale, serait bien préférable à des types de société future de caractère étatique et bureaucratique.

 

Peut-être est-ce, parmi tant d’autres, le mérite insigne de Proudhon et de Bakounine d’avoir, dès la seconde moitié du XIXème siècle, discerné à quoi risquerait d’aboutir un nouvel ordre social de ce type. De même que Proudhon avait observé : « Mettez un Saint Vincent de Paul au pouvoir : il y sera Guizot ou Talleyrand », et Bakounine : « Prenez le plus fervent révolutionnaire et donnez-lui le trône de toutes les Russies : en l’espace d’un an, ce révolutionnaire sera pire que le tsar ».

 

Les deux fondateurs de l’anarchisme se refusaient à conquérir le pouvoir politique de la bourgeoisie pour lui substituer un autre pouvoir. Ce qu’ils voulaient, c’était balayer tout ensemble l’Etat et l’appropriation privée des grands moyens de production, afin que ceux-ci soient exploités en commun par les travailleurs associés.

 

Il me semble souhaitable, pour ma part, que les masses laborieuses soient amenées à faire elles-mêmes leur apprentissage de la démocratie directe, impulsée de bas en haut, qu’on développe, encourage et stimule leur libre initiative, qu’on leur fasse prendre conscience de leurs responsabilités, de leurs potentialités immenses plutôt que d’entretenir chez elles les habitudes séculaires de passivité, d’obéissance, le complexe d’infériorité légués par un passé d’oppression. A la fin du siècle dernier, Kropotkine (qui, lui aussi, eût mérité de prendre place dans ce recueil) estimait que, tant que le socialisme prendrait un visage autoritaire et étatique, il susciterait la méfiance des travailleurs et se fermerait ainsi les portes de l’avenir.

 

Ce qui me paraît rendre aussi urgente une régénération du socialisme, c’est, je crois, le spectacle d’un capitalisme qui ne bat plus que d’une aile et, de ce fait, bloque le mécanisme social, entrave le progrès humain, mais qui pourtant, puise encore ses éléments de survie dans les carences de certains de ses adversaires. Il est encore temps, il est grand temps de renverser la vapeur. La révolution de demain se fera, me semble-t-il, par en-bas – ou ne se fera pas.

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