Article d’Al Bourquii paru dans Spartacus, n° 13, mars-avril 1979, p. 5-6
En quinze jours, la presse et les medias auront consacré plus de place à l’Algérie qu’ils ne le firent en treize ans de régime boumedieniste. Hier il fallait jouer des pieds et des mains pour s’informer sur la situation algérienne. Aujourd’hui on sait pratiquement « tout » sur les difficultés du pays et le mécontentement de la population : crise économique, démographique, faillite de la réforme agraire, maigre bilan de la politique d’industrialisation.
Le colonel Boumediène est mort, après une agonie dont la mise en scène rappelait celle d’un autre dictateur, Franco. Disposant de l’armée, seule force organisée en Algérie, il avait été naturellement choisi pour mettre à bas, le 19 juin 1965, Ben Bella, celui-là même qu’il avait aidé à s’installer trois ans auparavant. En 1962. en effet, l’armée avait choisi Ben Bella contre les autres fractions du Front de libération nationale (FLN). Mais Ben Bella n’avait pas réussi à se constituer une force capable d’assoir son pouvoir. Il s’était maintenu par un habile jeu de balancier entre les différentes fractions de la bourgeoisie dont il était l’expression. Ainsi il avait appuyé la tentative de création de milices populaires, préconisée par la « gauche » du régime et destinée à affaiblir le poids de l’armée. Mais il avait échoué et était devenu l’otage de l’armée qui allait le renverser.
En renversant Ben Bella, l’armée mettait momentanément fin à une période active du prolétariat : le mythe de l’autogestion algérienne signifiait la réalité de la lutte des classes. Poussé en avant (1) de par sa place au sommet de l’appareil militaire, Boumediène allait peu à peu s’imposer comme un « Bonaparte ». Sous l’égide de son armée, la bourgeoisie algérienne issue des premières années de l’ « indépendance », et surtout sa fraction la plus dynamique (bureaucratie d’Etat et appareil militaire (2), tentait de se constituer en une solide classe nationale. Pour ce faire, elle choisit d’industrialiser le pays à outrance, au moyen d’industries hautement techniques capables de faire face à la concurrence du marché mondial (3) et permettant un enrichissement rapide. Pour se protéger du mécontentement populaire, l’appareil répressif (armée, police) (4) et le discours idéologique (5) étaient là.
Un héritage lourd de catastrophes ?
Si la mort de Boumediéne a été accueillie avec anxiété par la bourgeoisie nationale et internationale, c’est parce que ce « policier suprême » laissait, malgré les apparences, une situation peu enviable, caractérisée par l’accumulation des contradictions. Plus qu’une quelconque adoration de l’ « homme Boumediène », les manifestations d’Alger lors de l’enterrement du chef de l’Etat traduisaient les inquiétudes d’une population se lamentant sur sa misérable condition et se demandant de quoi demain serait fait. En effet, l’Algérie est confrontée à deux problèmes importants :
a) le conflit algéro-marocain :
Pour ne pas voir se développer à côté d’elle une trop forte puissance adverse (6), l’Algérie s’est opposée aux prétentions marocaines sur l’ancien Sahara espagnol. Ainsi elle a appuyé politiquement et armé le Front Polisario, afin qu’il défende ses prétentions sur les richesses du sous-sol saharien. La dépendance de ce Front est aujourd’hui évidente : aux difficultés que traverse-l’Algérie correspond un arrêt total des activités du Front Polisario contre les forces armées mauritaniennes et marocaines.
Le conflit avec le Maroc (7) a affaibli la position de l’Algérie sur le plan africain et arabe, et l’a confrontée à l’une des meilleurs armées africaines (8). La situation de l’Algérie est très inconfortable : elle doit se sortir du guêpier sahraoui sans perdre la face et en même temps s’opposer aux appétits marocains. L’embarras de la diplomatie algérienne a été perçu lors de l’affaire du « largage d’armes » en Kabylie par un appareil marocain. Le régime algérien a profité de l’affaire pour tenter une union autour de lui, mais en même temps il a minimisé les risques de cette affaire.
b) Une faillite économique et une lassitude sociale : L’économie tourne en moyenne à 30% de ses capacités réelles ; l’absentéisme et la faiblesse de la durée effective du travail sont généraux. Ainsi dans les conditions de la crise économique mondiale, les grandes entreprises technologiques conçues pour le marché international n’arrivent pas à s’imposer face à la concurrence, de plus en plus impitoyable, qui sévit. Plus critique, parce que touchant aux réalités quotidiennes même, est la crise agricole. La réforme agraire, promulguée le 8 novembre 1971, n’a pas empêché un exode rural de plus en plus intensif et se révèle un échec. Les paysans quittent la campagne pour aller peupler les bidonvilles qui entourent les zones urbaines. La pénurie alimentaire est le lot quotidien de la population laborieuse, et seul le maintien, pour les aliments de première nécessité, des prix à bas niveaux. grâce à des subventions d’Etat, permet d’éviter le pire. La baisse générale de la production agricole oblige l’Algérie à importer la plus grande partie de ses aliments (dont le blé, des USA et du Canada : 20 millions de quintaux par an). De plus, le circuit de distribution est laissé aux mains des spéculateurs d’Etat et les prix exorbitants de certains aliments voisinent avec le pourrissement de tonnes de produits alimentaires sur les quais des ports.
La flambée des prix en Algérie se conjugue avec la flambée démographique : 10 millions d’Algériens en 1962, 19 millions aujourd’hui, 26 millions prévus pour 1990. 54,2% de cette population a moins de 17 ans ; la moitié de la population va faire son entrée sur le marché du travail dans les années qui viennent. Que faire de cette main-d’œuvre alors que l’aggravation de la crise mondiale diminue les possibilités concurrentielles de l’Algérie ?
Le mécontentement est évident (9) ; il ne touche pas seulement les classes laborieuses, mais aussi une fraction de la bourgeoisie et les classes moyennes, qui n’ont pas trouvé leur compte dans les orientations économiques du régime.
L’avenir est sombre pour la bourgeoisie : l’armée et les expédients seront-ils encore assez forts pour canaliser la révolte populaire latente ? Le mécontentement continuera-t-il de sourdre ? Deux forces s’opposent désormais au régime actuel : les partisans d’un Etat démocratique et un prolétariat de plus en plus combatif.
Fractions bourgeoises et réémergences ouvrières
Les détenteurs du pouvoir :
En dépit des divergences existant au sein de l’équipe au pouvoir, il est clair que la bourgeoisie ne remettra pas en cause l’orientation prise sous le règne de Boumediène. Tout au plus accordera-t-elle une certaine libéralisation économique, au profit du secteur privé et des petits commerçants. Pour calmer le mécontentement de cette fraction bourgeoise et permettre le décongestionnement du marché intérieur (le secteur alimentaire surtout souffre des carences bureaucratiques). Dès lors, la bourgeoisie d’Etat, et notamment son élément dynamique, les cadres du secteur étatique de l’économie, choisiront leur nouveau président conformément aux vœux de l’armée, protecteur suprême. Vont alors primer les ambitions des aspirants à la présidence. A ce stade de la « bagarre » l’alternative s’offre à la clique actuellement au pouvoir : soit les rapports de force entre les différents clans sont équilibrés, alors pourrait émerger un président de compromis, avec répartition des postes en conséquence (la constitution offre la possibilité d’un trumirrob, ministre de la défense, premier ministre et président). Soit s’impose celui qui jouit de la plus grande autorité au sein de l’armée et particulièrement des commandants des troupes opérationnelles.
C’est pourquoi une forte personnalité comme le colonel Chadli parait mieux placée que le chef de parti, le colonel Yahiaoui. Si ce dernier ne doit compter que sur les organisations d’encadrement, telles que le FLN et les différentes Unions nationales de femmes, de paysans et de jeunes, serait ce soutien insuffisant. Ces organisations sont des filières pour les apprentis-bureaucrates et des voies de garage pour notables ou politiciens écartés du pouvoir. Elle n’ont pas plus d’influence sur les masses que le syndicat UGTA (Union générale des travailleurs algériens) n’en a sur les travailleurs (depuis trois ans, il ne parvient pas à enrayer les grèves).
Seuls les staliniens du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste, qui a succédé au Parti communiste algérien) tentent de donner vie à ces organes. Fidèles à leur tactique d’investissement des appareils, ils sont les plus zélés défenseurs des mesures anti-ouvrières, comme celles du « statut du travailleur », qui lie désormais le salaire de l’ouvrier au rendement.
Les sirènes démocratiques :
La maladie, puis la mort de Boumediène ont permis à l’opposition en exil de se manifester. Cette opposition, divisée, va d’anciens opposants à Ben Bella (comme Mohamed Boudiaf et Hocine Ait Ahmed, fondateurs du FLN en 1954), jusqu’à d’anciens compagnons de route du régime de Boumediène, en passant par d’anciens partisans de Ben Bella. Les buts de ses membres semblent divergents : pour les uns, la démocratie tient lieu de programme ; d’autres prônent un socialisme, non défini, sinon comme une « issue démocratique de gauche » (Boudiaf et son Parti de la révolution socialiste, PRS) ; d’autres encore appellent à un « socialisme autogestionnaire ».
De même en ce qui concerne les moyens : certains recherchent un consensus avec l’équipe au pouvoir ; d’autres appellent à un « pacte national » pour chasser les dirigeants d’Alger ; d’autres enfin demandent aux travailleurs de se « regrouper dans les syndicats », après les avoir débarrassés des « bureaucrates serviles » (10). Tous pourtant s’accordent à demander les « libertés démocratiques » et l’élection d’une « assemblée constituante » pour former un gouvernement, etc. La démocratie, voilà la panacée à la crise actuelle ! Ses mots d’ordre ont pourtant fleuri sur les programmes de tous les partis nationalistes depuis plus de cinquante ans ! Ils figuraient dans l’appel lancé par le FLN le 1er novembre 1954. Et en a-t-on vu une quelconque réalisation ? Le capitalisme décadent, avec sa dictature économique, impose aux nouveaux Etats nationaux la dictature politique de la bourgeoisie. C’est pourquoi le but de tout mouvement social doit être la révolution prolétarienne, et non la démocratie bourgeoise.
Renaissance des luttes de classes :
Depuis plus de trois ans, l’Algérie connaît un renouveau de la combativité ouvrière (11). Bien que la plupart des luttes demeurent sur le terrain revendicatif, on est frappé par l’augmentation constante des grèves ouvrières, tant dans le secteur privé que dans le secteur d’Etat, où cette forme d’action est pourtant interdite.
Entre mars et juin 1977, plus de trente conflits ont ainsi éclaté. Le point culminant du mouvement a été la grève des dockers d’Alger, en mai 1977 : ces derniers se sont affrontés au syndicat et aux « CRS » algériens, mais ils ont aussi tenté d’élargir le cadre de leur lutte. Depuis, les conflits durs se multiplient : grèves des cheminots et des employés de la RSTA (autobus algérois) à l’été 1978 ; à la même époque 6 000 ouvriers sont en grève dans le grand complexe méthanier de Skikda. Souvent les ouvriers n’ont pas hésité à dénoncer le syndicat comme briseur de grève, et ont demandé à élire leurs propres représentants). Ce sont principalement ces luttes, et la perspective d’émeutes populaires, qui inquiétant la bourgeoisie algérienne, au moment où elle doit choisir un nouveau guide.
En 1964, lors du congrès des travailleurs de la terre, le délégué de la ville de Saïda disait : « 63 comités de gestion m’ont chargé de dire que nous sommes encore colonisés par la bourgeoisie. »
C’était déjà le « socialisme algérien ». Il dure.
Al Bourquii
1) Dans leur ouvrage, « l’Algérie indépendante ». G. Chaliand et J. Minces rapportent « l’adhésion réelle ou apparente de l’ensemble des cadres du pays » au coup d’Etat ; ce qui correspondait bien aux vœux de la bourgeoisie algérienne, et non à un pronunciamiento.
2) En Algérie, l’armée a deux fonctions : l’une répressive, l’autre économique : elle administre les coopératives et gère des fortunes personnelles ou des sociétés capitalistes.
3) Comme la puissante société nationale de traitement et de commercialisation des hydrocarbures (SONATRACH). véritable Etat dans l’Etat. Elle est par ailleurs la seule société capitaliste algérienne compétitive sur le marché mondial, puisque 95 % des exportations de l’Algérie relèvent du domaine pétrolier.
4) L’armée algérienne comprend 75 800 hommes, dont 67 000 dans l’armée de terre. Elle n’est opérationnelle que depuis deux ans (début du conflit du Sahara espagnol). C’est avant tout une armée de guerre civile.
5) Boumediène commença il se rendre populaire quand il dénonça la capitulation de Nasser en juin 1967. A cette occasion, des manifestations houspillant Nasser eurent lieu en Algérie.
6) Sa rappeler l’hostilité de l’Algérie au projet de fusion Tunisie-Libye.
7) La Maroc n’a pas abdiqué ses prétentions sur Tindouf et une partie de l’ouest algérien.
8) Se rappeler le rôle de l’armée marocaine dans le conflit katangais en 1978.
9) Il s’est notablement traduit par des émeutes lors des matches de football et une foule importante (10 000 personnes lors de l’enterrement de Kaïd Ahmed en 1978, ancien compagnon de Boumediène et opposant de fraîche date.
10) Abd-el-Krim, dans la revue « Commune », organe des CCA (comités communistes pour l’autogestion), résume parfaitement les diverses revendications de l’opposition : « Il s’agirait aujourd’hui d’avancer dans la voie du socialisme basé sur l’autogestion » généralisée, dans un système politique multi-partis, établissant de réelles libertés démocratiques pour les masses et les différentes catégories ethniques ». Plus loin l’auteur préconise « l’émergence d’une organisation de masse marxiste révolutionnaire », qui s’allierait avec les « nationaux révolutionnaires » pour « préserver les acquis du passé ». On serait curieux de savoir quels « acquis du passé » sont à préserver ? Pour les révolutionnaires qui ne sont ni « nationaux », ni « marxistes », « du passé on fait table rase ».
11) Pour connaitre les luttes ouvrières et la situation économique de l’Algérie, on peut consulter les revues du PRS : « El Jarida » et « PRS info ». en faisant si possible abstraction de l’idéologie populiste qui sous-tend les analyses. A consulter aussi les 16, 20 et 24 de « Jeune taupe » et l’article « Les luttes de classes en Algérie » paru dans l’Internationale situationniste n° 10 (mars 1966).