Article de Guy Germinal paru dans Noir et Rouge, n° 15-16, printemps-été 1960, p. 1-32.
AVANT-PROPOS
L‘historien Michelet, plusieurs fois cité, écrivait : « La liberté du catholicisme dans un gouvernement républicain est uniquement et simplement la liberté de conspiration. »
Il peut sembler paradoxal que la bourgeoisie conspire au sein de son propre régime alors que les représentants de la classe ouvrière en sont réduits bien souvent à lutter pour une « légalité ». Le problème se résume à savoir si l’idéal révolutionnaire peut mieux se développer dans les masses au sein d’un régime de liberté qu’au sein d’un régime de dictature…
Toujours est-il que l’Église « conspire » selon le mot de Michelet et que cela est dans l’ordre des choses. Chacun agit selon son idéologie et celle de l’Église catholique est basée sur la certitude qu’elle a de posséder une fois pour toutes la Vérité pleine et entière. « On ne saurait accorder la même liberté à la Vérité et à l’Erreur » écrivaient en 1948 les jésuites de la « Civitta Cattolica ». Les dernières déclarations de Jean XXIII sont de la même veine et enlèvent toutes leurs illusions aux chrétiens « progressistes » qui rêvent de réformer l’Église. Cette conspiration des clercs ne peut avoir de fin puisqu’ils sont persuadés qu’ils détiennent la seule morale capable de gouverner les sociétés. Un avantage est considéré par eux comme un dû et en appelle un autre. Par un dogme, le Christ est proclamé « Roi de la Terre », comme il est bien obligé de gouverner par personne interposée, cela veut dire que les prêtres qui sont « d’autres Christ » représentent un Impérialisme permanent.
Ce désordre dans l’État républicain, dont parlait Michelet, signifie simplement que l’Église luttera toujours contre tous les États, dans leur sein, car, ainsi que le montrait Bakounine, elle est elle-même l’État parfait, l’État par excellence. Dès lors, la seule solution logique pour un catholique de bon aloi réside dans un État entièrement sous la coupe de l’Église. C’est bien le point de vue de Monsieur Georges Sauge, nouveau philosophe récemment apparu sur la scène politique, qui se proclame le théoricien d’un « national-catholicisme ». Son organisation s’appelle le « Centre d’Études Supérieures de Psychologie Sociale ». Ceux qui viennent « étudier » là sont les membres de « Jeune Nation », du « M. P. 13 », d’« Aspects de la France » et de l’« U. D. C. A. » [1]. Ce sont les mêmes que ceux qui déclenchèrent l’émeute d’Alger. Le général Chassin, « maquisard » du 13 mai, a défini les objectifs du mouvement : « C’est la lutte de Dieu contre Satan ! ». On pourrait sourire devant ces matamores d’opérette, devant ce Bidault rassemblant pour le plus grand bien de la chrétienté ceux qui le combattaient et le dénonçaient en d’autres temps. Les événements d’Algérie doivent nous éclairer.
Bien des chrétiens essaieraient de nous démentir en affirmant d’abord que l’Église reconnaît le principe de la « laïcité » de l’État. C’est ce qu’affirme l’abbé Jacques Bur dans un récent ouvrage qui fut le cheval de bataille des cléricaux pendant la lutte menée contre l’École laïque : « Laïcité et Problèmes scolaires » (Éditions de la Bonne Presse.)
« Selon les circonstances et selon les sentiments de qui en fait usage, la notion de laïcité peut recouvrir, soit une neutralité positive et bienveillante de l’État en face de toutes les croyances religieuses, soit une neutralité jalouse et hargneuses érigée à la hauteur d’un principe, voire d’un idéal, soit même un laïcisme doctrinaire, expression quasi religieuse d’un humanisme positiviste ou athée ».
déclare ce digne abbé. Et il développe :
« Dans le premier cas, il s’agit d’une solution pratique apportée aux problèmes que posent dans un état moderne les divisions religieuses… ».
C’est évidemment la solution la meilleure pour l’Église lorsqu’elle n’a pas le pouvoir. En effet, d’après les mêmes jésuites cités plus haut, il faut demander l’égalité entre les cultes lorsque l’on est pas sûr de posséder la prépondérance. Car il s’agit bien ici de position tactique, l’abbé Bur ajoute :
« Vu les conditions françaises et le caractère particulier des luttes religieuses en France, les catholiques français peuvent la juger acceptable et la mettre loyalement en œuvre ».
Remarquons que les positions « laïques » des chrétiens de l’U. G. S. ne vont souvent pas beaucoup plus loin que celle-là. Après avoir précisé que le second cas est « un laïcisme qui n’ose pas dire son nom », l’auteur l’apprécie ainsi :
« Il aboutit à ce paradoxe de présenter comme une fin la neutralité qui ne saurait être qu’un moyen au service d’une fin véritable (…) ».
Voilà ce que pense l’Église de la fameuse « laïcité-neutralité » prônée par certains laïques en « peau de lapin ».
L’expression « fin véritable » est délicieuse et signifie que lorsque les catholiques admettent cette situation de neutralité, c’est comme un moindre mal. Mais, voyons plutôt comment Bur voir le troisième cas qui est, après tout, le nôtre. Sachez que nous professons « une métaphysique qui entend s’imposer par la ruse, sous le couvert de la première acceptation ».
Si nous avons cru devoir faire cette longue citation, c’est qu’elle exprime le véritable visage de l’Église et surtout – ce qui nous intéresse – son MÉCANISME de pensée. Pour malhonnête qu’elle soit, la définition de l’idéal laïque faite par l’abbé Bur prouve encore une fois que les catholiques sont absolument CONGENITALEMENT incapables de sortir de leurs conceptions. Cet humanisme positiviste ou athée n’est pas conditionné (parait-il) par une conception matérialiste du monde, il est réduit par ces gens-là en métaphysique ! Étant eux-mêmes métaphysiciens, ils ne peuvent admettre que d’autres basent leur vision du monde sur autre chose. Or, la métaphysique qui est la recherche des « causes premières » pourrait bien être selon un mot célèbre : « La science de Rien ». Il est humain et le bon sens populaire l’a remarqué déjà depuis longtemps, on juge les autres d’après soi-même. « La soi-disant métaphysique des athées les conduirait à la ruse et à la force » ? Pour nous, c’est bien au contraire la recherche d’absolu qui est contenue dans toute métaphysique qui crée l’Autorité, c’est-à-dire la force et la ruse. Nous n’insisterons pas sur ces choses élémentaires, sinon pour souligner le petit esprit de nos adversaires. Quelqu’un a dit un jour que l’hypothèse la plus admissible en ce qui concerne la foi chrétienne est qu’elle serait en quelque sorte une paralysie d’un secteur du cerveau. Constatons simplement l’impossibilité des chrétiens à définir objectivement une opinion contraire à la leur : Ce qui est pour le moins une absence de cet esprit d’Universalité qu’ils devraient posséder par définition. Cela conduit notre abbé à affirmer que, selon la déclaration de feu Pie XII, « une juste et saine laïcité de l’État est un des principes de la doctrine catholique »’. Qui définira ce qui est « juste et sain » ? Ceux qui détiennent le privilège de posséder la Vérité totale, naturellement…
Et ceci nous amène à examiner comment les cléricaux et leurs doctrinaires. considèrent l’État. Il semble bien qu’il n’y ait dans la société, selon l’abbé Bur, que deux forces réelles conditionnant la vie des individus : l’Église et l’État. Actuellement, une concurrence existe, comme elle a d’ailleurs existé dans tous les temps. On sait la résistance opiniâtre que soutinrent les rois de France pour empêcher l’Église de s’implanter dans le pouvoir temporel. Des hommes, tel Saint-Louis par exemple, en vinrent à être plus laïques que nos gouvernants actuels ! Ce phénomène de la lutte des deux pouvoirs d’exploitation et d’autorité nécessiterait à lui seul une longue étude. Disons seulement que si l’État n’est plus comme au XIXe siècle un arbitre entre les classes antagonistes, s’il devient force économique antagoniste et dans notre monde occidental un pouvoir fort au service d’une bourgeoisie qui essaie de se sauver, il sera normal qu’il offre beaucoup moins de résistance à l’Église qu’autrefois. Mais nous possédons encore en France « un État laïque » du moins par définition. C’est ce qui amène l’Église à définir le rôle de chacun. Il est courant de voir deux adversaires qui désirent s’absorber mais ne le peuvent, délimiter d’un commun accord leur sphère respective. Et ainsi :
— L’Église devra respecter l’autonomie de l’État et condamner le « cléricalisme » (toujours selon l’abbé Bur).
— L’État doit respecter l’autonomie de l’Église et l’Église condamne le « laïcisme ».
Comme on le voit c’est très simple. C’est cela la « tolérance » nous dit Bur. Voilà une « laïcité » qui convient aux chrétiens et c’est au fond celle des militants croyants de l’U. G. S.
Bur en tire une conclusion logique qui montre en fin de compte où l’on veut en venir : « Puisque l’État n’est pas compétent dans le domaine spirituel, il doit garantir la liberté de conscience des enseignants ». Et de conclure que :
« L’État peut, sans porter atteinte à la Laïcité, financer l’enseignement confessionnel ».
Ce respect de l’État est tout verbal. Le journal des Parents d’Élèves des Écoles Libres : « Famille Éducatrice » attaque régulièrement l’enseignement étatique et déclare que le seul valable est celui qui parle de Dieu à l’enfant. (Remarquons en passant que les partisans de la laïcité ont toujours nié le caractère étatique de l’Enseignement public : nous y reviendrons). La position exprimée par l’abbé Bur est donc une position de repli puisqu’aussi bien nous constatons que dans les pays où l’Église règne en maîtresse, l’enseignement « neutre » n’existe pas. Ce rappel de la situation de l’Espagne pourrait encore une fois éclairer sous un jour curieux les récents événements d’Alger. Une semaine avant l’insurrection des « ultras », leur hebdomadaire : « Salut Public » écrivait :
« Pour nous le Salut Public du pays comporte obligatoirement un retour à Dieu qui ne peut se concevoir sans l’école chrétienne. L’Allemagne de l’Ouest l’a fait, qui enseigne le catéchisme dans toutes ses écoles officiellement. Sans aucun doute c’est l’un des secrets de son magnifique relèvement. Citons aussi l’opinion d’un journal américain de langue française « L’Impérial » : La France aurait gardé ses territoires si elle avait continué à leur apporter dans ses bagages une petite croix. Mais elle leur a apporté dans son ballot le Laïcisme. Aujourd’hui elle cueille leur révolte et leur mépris (…) ».
Cette citation qui se passe de commentaire mettra mal à l’aise nos catholiques de « gauche » empêtrés dans leurs cas de conscience et leurs contradictions. Il nous faut alors discuter idéologie et voir quelle est la véritable position de l’Église. Une réunion d’excités a eu lieu à Paris au Palais de la Mutualité le 19 octobre 1959. Le programme en était : « Pour le Christ Roi, Pour l’Ordre Chrétien ». Là Mr. Jean Daujat, professeur à l’Institut Catholique déclara :
« Le Christ laisse coexister les pouvoirs de l’Église et les pouvoirs des États pour l’organisation de ce monde. Mais le Christ ne peut être roi que si les États lui sont soumis (…) ».
Si l’Église n’a pas de pouvoir direct sur le temporel elle a les deux pouvoirs : temporel et spirituel distincts mais nullement séparés. L’erreur laïciste est cette séparation de l’Église et de l’État. – On voit ici combien l’abbé Bur déjà cité, est largement dépassé –. Le lien entre l’Église et l’État c’est que les fins de l’État soient subordonnées aux fins de l’Église. On voit que la doctrine n’a pas changé ! [2]
Bakounine écrivait déjà que c’est la « conscience religieuse » qui crée l’État « au sein de la société naturelle ». Et il définissait cette rencontre entre l’État et l’Église comme « celle de la nécessité de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer, selon l’une en des saints, selon l’autre en de vertueux citoyens ».
« Quant à nous, nous ne nous émerveillons en aucune façon, parce que nous sommes convaincus que la politique et la théologie sont deux sœurs provenant de la même origine et poursuivant le même but sous des noms différents et que chaque État est une église terrestre, comme toute église n’est rien qu’un céleste État. » (Antithéologisme).
Mais il faut ajouter que l’Église se croit l’État universel.
Mgr Gillet expliquait au cours de cette même réunion de la Mutualité que « Dieu a les trois pouvoirs sur tous les hommes de la terre : législatif, exécutif et judiciaire ». Mais Dieu ne veut pas dominer l’univers qu’il a créé pour pouvoir se donner aux hommes. Mais les hommes qui ont été créés libres se sont adonnés au péché. Il faut reconquérir les hommes pour Jésus-Christ. Et nous arrivons ainsi à ce que Bakounine démontrait, à savoir que les églises et les États partent essentiellement du principe que l’homme est mauvais et qu’il faut le transformer en saint ou en citoyen. Le saint, comme le chef d’État, détient un pouvoir divin pour transformer les hommes. Mais si l’Église est l’État parfait, si l’Église est la manifestation du Christ, c’est le Christ qui est le chef parfait. Il s’est incarné selon le mot théologique. Ainsi le chef d’État incarne lui aussi la conscience que les citoyens incapables de posséder en eux-mêmes projettent sur LUI. DE GAULLE a dit : « depuis vingt ans que j’incarne la conscience nationale… » Qu’il le dise importe peu d’ailleurs, ce qui est grave c’est qu’il en soit persuadé lui-même !
Remarquons en passant que pour les marxistes « Dieu mourra d’une mort naturelle » parce qu’il n’est que l’expression de l’état actuel de la société divisée en classes. Pour les classes dominantes, il est un moyen d’exploitation, pour les classes exploitées il est une aspiration vers la communauté, une « sublimation » de la société sans classe. C’est cette thèse que développait il y a quelques années Michel Verret dans la « Nouvelle Critique ». De même, l’État est lui aussi l’expression de la classe dominante et disparaîtra avec l’avènement du Communisme d’une manière mécanique.
Pour nous et pour Bakounine, la religion est née de l’état de violence des forces naturelles de la société primitive et l’existence du principe d’autorité qui en découle a donné naissance à une Violence humaine qui est le point de départ de l’État et de l’exploitation. Il n’est pas dans le but de cet article de développer ces points. Disons seulement que pour nous, anarchistes, l’État n’est pas seulement le produit du régime d’exploitation il est phénomène d’exploitation lui-même. Ceci nous amène à constater que l’Église – ainsi que le lecteur vient de s’en rendre compte – ne se préoccupe jamais des régimes sociaux ou de l’existence des classes. Elle nie évidemment leur existence : St Paul dit : « Il n’y a plus ni esclave ni homme libre, ni Grec ni Juif, nous sommes tous un dans le Christ ». D’aucuns ont vu dans ces paroles une destruction des classes, il s’agit simplement de ne pas s’occuper de l’appartenance à telle ou telle classe. Mais l’Église s’occupe au plus haut degré de l’existence des états. C’est l’État et sa conquête qui l’intéresse seul. Ainsi, cette conspiration permanente du Cléricalisme dont nous parlions plus haut est totalement indépendante des régimes sociaux, elle peut tout aussi bien exister en régime « socialiste ». Elle ne pourrait se manifester dans un système social fédéraliste ou l’État aurait été liquidé. Lorsque l’U. G. S. proclame que l’Église devra garder le droit à l’apostolat en régime socialiste, nous avons le droit d’être inquiets.
Cette identité entre l’Église et l’État fait que les cléricaux s’accommodent d’ordinaire fort mal du régime de démocratie bourgeoise et font en général valoir leurs revendications les plus osées dans les régimes à forme plus autoritaire. Il est classique de constater que les offensives cléricales se produisent toujours aux heures de trouble.
C’est la participation des cléricaux à tous les complots fascistes de l’avant-guerre, c’est l’avènement des comploteurs après l’armistice de 1940 « nos idées sont au Pouvoir » s’écria un prélat français. Et, de fait, les lois laïques furent abrogées, l’école publique sacrifiée à l’école libre, les congrégations réintégrées.
Et en 1960 ? Le cardinal Gerlier vient de déclarer qu’il souhaitait surtout la « Paix Scolaire » et la « Paix en Algérie ». Ce qui dénote une certaine outrecuidance lorsque l’on sait que la guerre d’Algérie a abouti au coup d’État du 13 mai et que sans 13 mai, il est bien possible que la dernière loi scolaire n’eût pas été votée ! Ajoutons que si le dernier complot d’Alger n’a pas réussi officiellement, il a atteint le but réel en fait, puisque nous sommes maintenant véritablement sous un régime suffisamment autoritaire pour frapper la « gauche » et continuer la conquête commencée.
La conquête est en effet commencée par la loi scolaire qui a été votée début janvier, sans que ces messieurs s’estiment satisfaits. Examinons brièvement les conséquences de la dite loi :
Les écoles privées sont reconnues « de jure ». Elles peuvent être intégrées ou souscrire des contrats d’association ou des contrats simples avec l’État. En échange, on exigera des garanties pédagogiques. Ce sont ces garanties qui gênent les cléricaux et provoquent leur sainte colère. Il faut savoir, en effet, que bien rares sont les enseignants privés possédant des diplômes :
Une statistique récente concernant la Vendée montre que sur 1.338 instituteurs privés, 94 ont le baccalauréat complet, 15 ont seulement la 1ère partie du bac, 1.074 ont le Brevet. Élémentaire, 27 ont le B. E. P. C., 128 sont sans diplômes ou n’ont que le Certificat d’Études primaires.
Ainsi, 155 ne devraient pas avoir le droit d’enseigner et 94 seulement pourraient enseigner légalement dans l’enseignement public. [3]
C’est pourquoi les subventions étaient demandées « en tenant compte des situations acquises ». Que feront-ils maintenant ? Ils demanderont aux maîtres catholiques de l’enseignement public de venir dans l’enseignement privé. Pourront-ils les payer ou les paieront-ils ? C’est dans cette crainte que le syndicat C. F. T. C. de l’enseignement a mené campagne pour la laïcité.
Mais ce qui nous importe, c’est la situation qui résulte de cette loi.
De l’avis du Syndicat National des Instituteurs, le contrôle de l’État sur l’enseignement confessionnel est une illusion. Il n’y a déjà pas assez d’inspecteurs pour l’enseignement public et nombre d’instituteurs ne reçoivent leur visite que tous les quatre ans. Mais ce n’est pas cela le plus important. Selon l’article Premier :
« (…) L’État assure aux enfants et adolescents dans les établissements publics d’enseignement, la possibilité de recevoir un enseignement conforme à leurs aptitudes dans un égal respect de toutes les croyances.
» (…) Il prend toutes dispositions utiles pour assurer aux élèves de l’enseignement public la liberté des cultes et de l’instruction religieuse.«
En revanche :
« (L’enseignement privé) doit être donné dans le respect total de la liberté de conscience… »
Pratiquement, cela signifie que les aumôniers pourront pénétrer dans tous les établissements publics. Quant à la liberté de conscience qui serait respectée dans les établissements privés, on se doute de sa qualité lorsqu’on sait que les exercices religieux y sont faits publiquement et représenteraient une pression permanente sur l’enfant athée qui se serait fourvoyé là ; sans compter naturellement les autres moyens de pression. Tout cela n’est pas sérieux.
Outre qu’il faut noter qu’aucune école confessionnelle n’a demandé « l’intégration » à l’enseignement public, deux cas peuvent se présenter pour que ces gens obtiennent des subsides de l’État : Le Contrat d’association et le contrat simple.
Les écoles sous le contrat d’association devront dispenser un enseignement conforme à l’enseignement public et qui pourra même être donné éventuellement par des maîtres publics. Mais on lit dans le texte cette phrase effarante : « Le contrat d’association peut porter sur une partie ou sur la totalité des classes de l’établissement ». Ainsi (nous dit l’organe du Syndicat des instituteurs) :
« Rien n’empêche d’imaginer que dans un établissement du Second degré le contrat d’association sera souscrit pour la sixième, quatrième, philo et que les classes de cinquième, troisième, première garderont leur liberté. Une telle alternance d’enseignement contrôlé et d’enseignement imprégné assurera la primauté de ce dernier, d’autant que toutes les activités extérieures au secteur sous contrat et à l’horaire hebdomadaire du secteur sans contrat seront organisées librement par l’établissement qui conserve son caractère propre. »
Quant aux écoles sous contrat simple elles toucheront de l’argent en échange seulement du contrôle pédagogique et financier.
Toutes ces choses sont déjà abondamment connues et nous ne les avons rappelées que parce que cette étude ne serait pas complète sans cette analyse.
Ce qui importe aux anarchistes-révolutionnaires, c’est le caractère éminemment réactionnaire et de « classe » de la loi en question. Cela n’est évidemment pas pour étonner, car il n’est pas possible qu’une LOI quelconque (fût-elle votée par une Chambre de « gauche ») ne soit autre chose que « réactionnaire ». Nous sommes en effet en régime de classes et c’est en fin de compte la bourgeoisie qui tire son profit de la promulgation. À plus forte raison dans la situation actuelle où le Parlement n’a même plus le pouvoir toute loi votée présente un caractère de classe marqué, sans la petite contre-partie qui servait d’alibi aux théories sociales-démocrates pendant la défunte IVe. On a pu remarquer que toute Loi est un compromis qui ne peut, au fond, satisfaire personne. Celle-là n’y échappe pas. Faite spécialement pour céder aux exigences de la bourgeoisie cléricale, elle est déjà combattue par eux qui demandent encore plus. L’anecdote concernant « le port de la soutane » est significative et amusante : L’article IV mentionne :
« Dans les classes faisant l’objet du contrat, l’enseignement est dispensé selon les règles et programmes de l’enseignement public ».
Il y a dans l’enseignement clérical 20.305 religieuses, 5.060 religieux et 5.907 ecclésiastiques. Et tous ces gens de craindre qu’on les empêche de garder l’uniforme durant la classe ! Le journal des A. P. E. L. écrit :
« C’est clair, le crucifix dehors ! Les curés en civil ! Le petit Père Combes est revenu parmi nous… »
Nous savons certes que l’Église ne sera jamais satisfaite, mais nous voulions illustrer ici ce qui est inhérent à toute loi. Jean Grave parlait déjà de cette « loi unique, dans le cadre de laquelle doivent s’emboîter tous les intérêts, tous les besoins, toutes les aspirations, quitte à rogner à droite, à gauche, en tête, en queue, de façon que personne n’est satisfait. » (Action directe et Parlementarisme).
Théoriquement, les revendications des confessionnels étaient destinées à des fins de « justice sociale ». On parlait d’une égalité entre les parents riches et les parents pauvres qui devaient avoir le droit d’user de la même liberté de choix, on parlait des salaires de famine des enseignants « libres ». L’argument du « libre choix » des parents pourrait certes avoir une apparence de légitimité. Il est vrai qu’en régime capitaliste toute liberté appartient à celui qui possède déjà la possibilité économique de l’exercer. Je suis ainsi libre de passer dans tous les sens interdits de ma ville natale si je paye la somme de 9 NF constituant le prix de l’amende et qui est en fait le prix qu’il faut payer pour enfreindre la loi. Nous avons montré dans un récent NOIR et ROUGE que ce « droit des parents » était un abus de pouvoir. Remarquons seulement que c’est au stade éthique et non au stade purement économique que nous sommes obligés de nous placer lorsque nous contestons ce droit « au nom de la libre détermination » de l’enfant. Au reste, l’enseignement « libre » a toujours eu un caractère de classe très marqué. Il y a dans chaque ville des écoles « libres » pour les gens de la « basse classe », et d’autres pour les gens « un peu plus huppés ». C’est le prix de pension qui opère la sélection sociale et bon nombre de bourgeois qui se moquent éperdument de la religion ont mis leur fille dans un pensionnat religieux parce qu’on y enseigne à « être bien élevée ». Cette discrimination sociale au stade de l’enfance est frappante et n’a jamais existé dans l’enseignement public. C’est pour cette raison qu’il a été prévu plusieurs catégories dans les écoles « libres ». On peut penser que les classes « comme il faut » auront le régime du contrat simple et que les écoles plus prolétariennes bénéficieront du contrat « d’association ».
Quant aux salaires dérisoires des enseignants « libres », les subsides de la loi Barangé étaient déjà destinés à améliorer leur sort. Il n’en a rien été. Nous savons par de nombreuses prises de position que l’Église est partisane des inégalités sociales. Il y a un monde entre le petit curé de campagne qui vit d’aumônes bien souvent et le Cardinal de la Curie romaine. « Ils » s’exploitent entre eux. Il n’y a rien d’étonnant que les instituteurs des écoles de l’Église soient soumis à une super-exploitation. Ils s’en accommodent d’ailleurs car pour UN sur cent animé par l’Idéal, la majorité sont maintenus en tutelle précisément parce qu’ils n’ont pas de diplômes. (On voit pourquoi même la loi actuelle ne satisfait pas les évêques !).
Les travaux de la fameuse commission Lapie ont cité l’exemple suivant (p.90,91,92) : Un maître « libre » de Paris ayant douze ans de service et enseignant trente élèves gagne 34.950 Fr (légers) par mois. Sachant que les parents payent 15.000 par trimestre, soit 5.000 Fr par mois, l’école touche 150.000 Fr par mois pour les trente élèves. Ces chiffres se passent de commentaire !
Il y a une conséquence de la loi beaucoup plus considérable politiquement autant que du point de vue de l’évolution de la conscience des masses. Il faut savoir comment l’esprit laïque s’est développé au cours des années dans l’esprit du peuple. Échange de vues entre les tendances révolutionnaires au siècle dernier, prise de conscience de la nécessité d’une libération, tout cela a pris naissance autour de l’instituteur de village au moment où il y avait héroïsme à l’être. Il est commun de constater combien est vivace dans certaines contrées rurales les idées de libre pensée et de combat pour la justice. Tout cela est né autour de l’École et ce patrimoine nous est cher, nous qui comptions dans nos rangs des Paul Robin et des Ferrer ! Encore de nos jours, les nombreuses associations de parents d’élèves ruraux montrent l’intérêt du monde rural à SON école. La loi déclare :
« Les communes peuvent participer aux dépenses des établissements privés qui bénéficient d’un contrat simple. » (Art.5)
« Les collectivités locales peuvent faire bénéficier des mesures à caractère social tout enfant sans considération de l’établissement qu’il fréquente. » (Art.7)
En clair, cela signifie la fin de l’École COMMUNALE. Dans beaucoup de régions, les cléricaux essaient d’installer leurs écoles. Dans certaines communes où le Conseil Municipal sera réactionnaire, on voit que l’école laïque disparaîtra puisqu’on pourra ainsi la laisser à l’abandon en employant les fonds au profit de l’école cléricale. La situation sera semblable à celle de l’Alsace où un enfant à qui les parents ne voudraient pas imposer d’idées toutes faites ne pourrait pas fréquenter les écoles puisqu’aucune n’est laïque !
Un autre aspect n’a pas été suffisamment souligné, c’est la main-mise réactionnaire sur les jeunes travailleurs, ouvriers, paysans :
Il est connu que l’Église cherche surtout – chez les travailleurs – à influencer les femmes et la vie familiale. C’est un bon moyen pour avoir les hommes et les empêcher, de se livrer à des activités « subversives », on s’assure du même coup la main-mise sur les enfants à venir. L’un des moyens d’influencer le monde paysan qui représente la majorité des travailleurs de France (on l’oublie trop souvent !) consiste à influencer les jeunes filles des milieux ruraux. Outre la Jeunesse Agricole Chrétienne, on a créé pour ce faire un grand nombre d’écoles ménagères rurales. Jusqu’ici, les cléricaux manœuvraient au sein des Conseils d’Administration de Sécurité Sociale et d’Allocations Familiales pour obtenir des subventions. Il faut aussi savoir que les gros propriétaires fonciers de même que les patrons de l’industrie avaient jusqu’à ces derniers temps la possibilité de se faire dégrever d’impôts en versant des sommes « à une œuvre de leur choix ». Ces écoles spécialisées étaient particulièrement l’objet de leur sollicitude. On voit combien la nouvelle loi d’aidé va faciliter les choses.
Sur le plan ouvrier, les mêmes faits se reproduisent. Nous reproduisons des extraits d’un article paru dans le journal des A. P. E. L. « Famille Éducatrice » du mois d’octobre 1959 :
« On sait que la formation professionnelle, de laquelle ne doit pas être absente la formation spirituelle et morale, pose selon nous un problème social. (…) La Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine a parfaitement compris le sens de notre action (…)
Or cette année, 250 responsables fédérales se sont réunies les 4, 5, 6 juillet à Paris. Il s’agissait de tirer les conclusions d’une remarquable enquête menée sur toute l’étendue du territoire et traitant des difficultés de la vie scolaire pour les jeunes filles du monde ouvrier et de ses répercussions. Savez-vous – nous ont-elles dit – l’insuffisance de la formation professionnelle de la plupart des jeunes ouvrières ? Combien peu nombreuses sont les privilégiées qui auront, au-delà des classes primaires reçu une instruction technique adaptée. (…)
Et leur question finale : Voulez-vous, nous aider ? (…) C’est vers l’Enseignement libre que nous nous tournons naturellement (…)
En collaboration étroite avec l’Union Nationale de l’Enseignement Technique Privé, les A. P. E. L. ont établi un programme d’action pour les liaisons entre l’enseignement privé et l’industrie en vue de la formation de cadres à la fois compétents et animés d’un idéal de vie (…) » (sic).
Cette citation se passe de commentaires. On voit que grâce à la nouvelle loi et avec le concours des cléricaux, les gros capitalistes vont pouvoir ouvrir des écoles professionnelles où ils recruteront des cadres animés par les principes de « Rerum Novarum », c’est-à-dire de la collaboration de classes. C’est la plus grave des conséquences de l’application de la loi antilaïque.
En face de cette situation, que fait la « Gauche » ?
Les partis, de même que les organisation philosophiques diverses sont groupés autour du Comité National d’Action Laïque, qui est constitué par les cinq organisations laïques : Parents d’Élèves, Délégués Cantonaux, Syndicat des Instituteurs, Ligue de l’Enseignement, Fédération de l’Éducation Nationale. Le Comité a voulu garder le monopole de l’action afin d’éviter tout noyautage politique. Il s’en suit naturellement qu’il est un peu autoritaire et donne des « directives ». Les militants laïques divers sont impuissants à donner leur avis sur la Libre de l’action entreprise et ne doivent que suivre. Il y aurait beaucoup à dire, sur cette méthode. Le P. C. aurait préféré un Cartel où il aurait pu être majoritaire grâce à ses nombreuses organisations « bidon ». D’autres pensent que les organisations philosophiques non politiques comme la Ligue des Droits de l’Homme ou la Libre Pensée auraient pu être membres ne plein droit. Il faut simplement constater deux points : – Tout le monde à accepté de se conformer aux « ordres » du C. N. A. L. dans un souci d’Union. – Les cartels sont en général constitués sur le plan local.
Il n’est pas de notre propos d’apporter des critiques à l’activité du Comité National d’Action Laïque. Les militants des G. A. A. R. participent souvent à son action par l’intermédiaire des organisations laïques où ils militent.
Mais ce qui concerne NOIR et ROUGE, c’est l’aspect idéologique du problème : Tout le monde sait que la Chambre actuelle est composée d’une majorité réactionnaire grâce à une loi électorale isolant chaque corps électoral à l’arrondissement. La « gauche » a toujours contesté que les élus représentent réellement la volonté populaire. On connaît la vieille querelle des formes de scrutins. « Tel scrutin est plus démocratique que tel autre ». Les intentions étaient peut-être louables, mais la querelle ne faisait que montrer combien la démocratie est fragile. La manœuvre gaulliste de 1958 a montré qu’il était possible de retourner complètement une majorité parlementaire uniquement en changeant le mode d’élection ! Jean-Paul Sartre écrivait en 1946 dans « Caliban » qu’aucune majorité d’avant-guerre n’a réellement représenté des électeurs. Le problème de la « gauche » n’est pas nouveau.
C’est pour démontrer que la majorité parlementaire qui a voté la loi n représente pas le pays que le C. N. A. L. a lancé sa campagne de pétition. C’est ce qui fit dire à Jacques Fauvet du « Monde » le C. N. A. L. avait repris la vieille thèse maurassienne du « Pays réel » opposé au « Pays légal ». Que disait donc Maurras ? On peut lire dans son ouvrage « La Contre-Révolution spontanée » (prologue p.32) :
« Les bonshommes du Front Populaire sentaient que leur état légal était une chose et la réalité française une autre. En dehors du fragile chiffon de papier électoral ou parlementaire, tout les y dépassait, tout les y menaçait. Leur domination, ils s’en aperçurent, était nominale. Au premier geste d’une vraie violence un peu étendue, au moindre essai de bataille civile et, bref, de révolution vraie, ils auraient été pris entre le pouce et l’index, comme des insectes, et écrasés sans pitié par les réactions spontanées de la France. Ainsi l’eut exigé l’inquiétude déjà grondante de la population du pays réel (…). »
Il n’est pas inutile de connaître la pensée de « droite ». Maurras croyait à une tradition française, un vieil instinct, c’était au fond ce qu’il appelait le « Pays réel ». Cet instinct était évidemment conforme à ses conceptions politiques monarchistes. Nous pencherions pour douter que cet instinct ait jamais existé. Pour nous, anarchistes, il y aurait plutôt dans l’Humanité une permanence de besoin de révolte et de mieux-être, même dans une certaine « tradition française ». Les militants laïques dont nous sommes sont aussi en général persuadés que la LAÏCITÉ est une tradition nationale. Beaucoup de militants de « gauche » pensent que le Front Populaire et sa nostalgie correspondent à une aspiration profonde. Tout cela relève au fond de la même pensée :
Chacun reste persuadé que ses propres idées ou conceptions sont le Pays Réel, y échappons-nous ? – Il reste que les « autres », tous les « autres » cherchent leur but à travers le Pouvoir. En ce sens Maurras posait bien le problème même s’il était aussi incapable que les autres de le résoudre. Ce sera toujours la hantise des hommes de gouvernement ou des représentants de savoir s’ils représentent réellement les aspirations de leurs mandants. Ce sera aussi la hantise des gouvernés d’être ou de ne pas être trahis par ceux à qui ils ont délégué leur pouvoir. Maurras avait la hantise du Front Populaire de 36, il appliquait la théorie à ses adversaires. Mais on a pu l’appliquer avec le même bonheur au régime de Vichy qu’il soutenait. La Résistance s’estimait le Pays réel ! – Maurras n’a pas compris qu’on pouvait l’appliquer à tous les pouvoirs, y compris celui dont il était partisan. Nous, anarchistes révolutionnaires, savons que seule une société fédéralistes où chacun exercerait une parcelle de son Pouvoir lui-même, échapperait à ce vice. Bakounine parlait de « l’absolue nécessité de la destruction des États ou si l’on veut, de leur radicale et complète transformation dans ce sens que, cessant d’être puissances centralisées et organisées de haut en bas, soit par la violence, soit par l’autorité d’un principe quelconque, ils se réorganisant de bas en haut, selon les besoins réels (…) par la libre fédération (…). »
C’est bien en effet des « besoins réels » qu’il faut parler et non du Pays réel qui est un faux problème aussi.
La pétition nationale du C.N.A.L, est faite pour exprimer concrètement ce besoin réel. (On peut évidemment discuter de l’efficacité de la méthode, mais c’est celle-ci qui a été choisie. Action directe où es-tu ?).
Ceci dit, on ne voit pas bien pourquoi Forestier, secrétaire général du Syndicat des Instituteurs s’est estimé offensé des réflexions de Fauvet et les qualifie d’« accusation toute gratuite ». Il écrit dans « L’École Libératrice » :
« Le « Pays légal » reste pour nous l’ensemble du corps électoral, ceux qu’il a choisi pour mandataires, ceux qui ont été désignés pour gouverner. Mais ni les seconds, ni les derniers n’ont le droit, sans le consulter, de trancher à eux seuls d’une question nationale fondamentale. Il leur faut l’avis du premier. La démocratie est à ce prix. La vie politique anglaise est riche d’exemples en la matière. Mais sommes-nous encore en démocratie ? » (E. L. n° 15 bis)
Nous voulons bien suivre Forestier pour un moment et nous en conclurons que la France n’a jamais été en démocratie. Est-il un seul exemple où le corps électoral ait été consulté pour une question fondamentale, en dehors du plébiscite au général De Gaulle ? A-t-on demandé l’avis des citoyens pour déclarer la guerre en 1939, pour engager la guerre d’Indochine ou celle d’Algérie ? En ce sens, il n’y a guère de différence entre les différentes défuntes Républiques.
Cette reconnaissance du « Pays légal » et de « ceux qui ont été désignés pour gouverner » est bien étrange dans la bouche d’un syndicaliste. Nous avons parlé plus haut du Pouvoir qui a été donné par Dieu ou l’Église et qui est considéré par les gens de « droite » comme le seul légitime. Dans la « gauche » on parle de la « légalité » conférée par le corps électoral à ceux qui gouvernent. N’est-ce pas la même chose ? (Même un maître choisi est un maître).
On nous dira que le jeu de la démocratie exige que les minoritaires cherchent un jour à être majoritaires et que notre action peut très bien se placer toujours dans la « légalité ». L’histoire des luttes ouvrières nous montre qu’il y a toujours un moment où la revendication pourrait être « illégale ». Nous utilisons, certes, la légalité, mais la proclamer c’est s’exposer à ce qu’un jour les gouvernants soient amenés à déclarer toute opposition illégale. On nous a déjà dit que la pétition du C. N. A. L. l’était (illégale) puisqu’elle est dirigée contre une loi votée à une écrasante majorité par une assemblée élue ! Toute l’argumentation du C. N. A. L. et du S. N. I. repose sur la démonstration de l’illégalité de la loi antilaïque, ainsi que nous l’avons vu à propos de la plainte portée au Conseil Constitutionnel par Georges Laure au nom de la Fédération de l’Éducation Nationale. (On savait que la constitution gaulliste ne permettait pas un tel recours : alors ?).
La loi du 18 mai 1946 précisait, en effet, dans son article II :
« Le Conseil supérieur de l’Éducation Nationale est obligatoirement consulté et donne un avis sur toutes questions d’intérêt national concernant l’enseignement et l’éducation (…) ».
Cette « illégalité » n’a pas gêné le gouvernement. On pense à Louis XIV qui disait : « C’est légal parce que je le veux ! » C’est lui qui avait raison. Toute cette querelle sur la légalité et l’illégalité est parfaitement oiseuse. Ou bien rappelons la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 qui rend « légale » toute résistance à l’oppression !
Les récents événements nous ont montré que la « droite » se soucie fort peu de ces considérations. Elle tendrait plutôt à mettre à profit les tactiques révolutionnaires qui avaient été prônées par nos aînés. Quant à la classe ouvrière et au peuple en général, l’argument légalitaire a très peu de poids sur lui. Cette « gauche » française est vraiment curieuse. Elle a combattu avec juste raison une constitution autoritaire. Alors que les protagonistes de cette constitution montrent qu’ils s’en moquent, c’est elle qui la défend.
Nous avons maintes fois montré dans ces pages, l’incapacité pour la « gauche » française de sortir du cadre du régime. L’avènement d’un régime autoritaire et d’un parlement « croupion » a laissé sans armes ceux qui n’envisageaient que le combat par la voie parlementaire et réformiste. Il est curieux de constater qu’à part quelques exceptions : Mendès-France ou Sauvy par exemple, peu d’hommes de « gauche » se posent la question des moyens d’action. Les complexes de Forestier vis à vis de Maurras et son besoin de se justifier des « accusations » (c’était un bien grand mot !) de Fauvet ne sont qu’une illustration de cette situation. À l’heure où j’écris ces lignes, on ne sait ce que donnera la « Pétition Nationale ». Ne sera-t-on pas obligé tôt ou tard d’employer des moyens d’action directe ?
Il nous appartient de dire que ces questions posées par l’action « gauchiste » ne sont pas mauvaises en soi. La question laïque aura été un élément déterminant dans l’évolution de la prise de conscience populaire : On s’en rendra compte dans quelques années ; En attendant, elle pourrait bien creuser le tombeau de la Ve République.
C’est un fait que la guerre d’Algérie n’a pas réussi à indigner les masses de ce pays. Seule l’action laïque est encore capable de réunir des milliers de personnes « descendues dans la rue ». La poussée populaire et l’intérêt du public sur cette question a été si grand. que les dirigeants S. F. I. O. et F. O. ont dû bon gré malgré « marcher avec les communistes ». En ce sens, l’apolitisme du C. N. A. L. a semblé un compromis utile aux éternels complexés vis à vis du P. C. L’union a donc été faite et nombre de militants laïques se rendent compte qu’il n’est pas sérieux d’envisager une action valable sans le concours des masses contrôlées par le P. C.
Cette « union » formée dans les assemblées locales a fait se côtoyer les militants des diverses organisations. Des questions d’ordre éthique ont été évoquées dans les meetings pour la première fois depuis bien des décades (seule la Libre Pensée les abordait jusqu’alors). Ainsi les dirigeants du P. C. n’ont pas été plus à l’aise que ceux du Parti Socialiste – (On voit pourquoi ils tenaient tant à la création de cartels qui ne mettent en rapport que les dirigeants et jamais la « base »). Enfin, le Grand Orient a stoppé son « coup de barre à droite » et a engagé ses adeptes à fond dans la bataille.
Il reste que tous les problèmes se recoupent et que la lutte laïque ne peut être séparée du combat social. C’est précisément sur cette compartimentation des problèmes que jouent encore les « bonzes » : Il n’est pas de bon ton de parler de la guerre d’Algérie dans les assemblées laïques, on ne doit pas parler de laïcité dans les réunions pour la Paix en Algérie et on a vu des dirigeants s’opposer à ce qu’on parle de ces deux questions dans les réunions antifascistes. On ne pourra le faire longtemps : La Ligue des Droits de l’Homme et la Libre Pensée ne le font pas et elles groupent souvent les militants les plus conscients de la « gauche ».
La lutte laïque engagée ne prétend pas seulement à un but négatif. Forestier écrit dans la même « École Libératrice » :
« (…) tous les laïques, tous les républicains résisteront pour que le pays, la nation et l’État soient replacés dans la tradition de leur histoire et imposeront alors, en la matière, la seule solution désormais possible : la nationalisation de l’enseignement. »
On pourrait beaucoup épiloguer sur ce terme de « nationalisation ». Mais l’école publique, nous le savons, qui était au départ l’école nationale, c’est-à-dire l’école de l’État, a vu se développer dans son sein, grâce à beaucoup des nôtres, les idées de laïcisme que nous lui connaissons de nos jours. Nous l’avons déjà écrit et Ferdinand Buisson l’avait dit bien avant nous : la véritable laïcité est aussi indépendante de l’État que de l’Église. Il ne s’agit pas de remettre en question ce principe et l’État joue un rôle à l’école parce que nous sommes obligés de la faire vivre dans le régime. Toutes les tendances de la « gauche » sont d’accord sur ces principes. C’est pourquoi le projet du Comité National d’Action Laïque a bien spécifié qu’il opposait « nationalisation » à « étatisation ». Nous sommes loin ici de la conception commune accordée au terme et le mot « nationalisation » est employé dans le sens »propriété de la Nation ». La Nation, pour les laïques c’est le « peuple » dans le sens donné à ce mot par 1789.
Remarquons qu’il s’agit d’un projet de loi. Il ne peut en être autrement. Outre qu’il faudra savoir si cette loi posséderait les défauts inhérents à chaque loi, dont nous parlions plus haut, il restera les moyens à employer pour la faire promulguer Nous y reviendrons après l’avoir analysé. Le préambule déclare :
« Tout enfant vivant sur le territoire de la République a droit, sans distinction de sexe, de race, de croyance, d’opinion ou de fortune, à une éducation qui assure le plein développement de ses aptitudes intellectuelles, artistiques, morales et physiques, ainsi que sa formation civique et professionnelle. »
Ainsi est reconnu « de jure » le droit de l’enfant. On parle ensuite de l’organisation « du service public dispensant cette éducation ».
Il est nécessaire de citer la plus grande partie de l’article intitulé « Premier Principe » :
« La fréquentation scolaire est obligatoire de six à dix-huit ans. L’enseignement obligatoire est donné EXCLUSIVEMENT par un service public géré, sous l’autorité du ministre de l’Éducation Nationale, par des conseils composés par tiers de représentants de l’administration de l’Éducation Nationale, du corps enseignant et des parents d’élèves. Ces conseils fonctionnent à chaque échelon administratif. » (…)
« (…) Avant et après la scolarité obligatoire, l’État organise un service public de l’enseignement géré dans les mêmes conditions. Les étudiants sont associés à la gestion de l’enseignement supérieur (…). »
Le texte envisage l’intégration dans l’enseignement public des maîtres « privés » qui possèdent les diplômes nécessaires et qui en feront la demande, Il est prévu une prise de possession des locaux de l’enseignement « libre » « dans la mesure des besoins, particulièrement de l’enseignement technique privé. Les patrons devront payer pour cet enseignement. Aucun établissement privé ne pourra recevoir de subvention. Enfin la loi aurait effet sur tout le territoire y compris l’Alsace et la Lorraine.
Voilà l’essentiel. Le lecteur remarquera que le projet consacre pratiquement la disparition à brève échéance de l’enseignement confessionnel et de l’enseignement de « classe » (enseignement technique privé). Il reste l’aspect positif de la loi : Le principe de la gestion de l’école par les enseignants et les parents d’élèves. Le projet ayant été rédigé par le C. N. A. L, qui comprend le Syndicat des Instituteurs, la Fédération de l’Éducation Nationale et les Parents d’Élèves, cela signifie que les travailleurs de l’enseignement et les usagers disent à l’État : Nous sommes capables de gérer nous-mêmes nos écoles, confiez-nous cette gestion !
Dans un article récent, nous estimions que les enseignants sont les rares travailleurs capables de prendre immédiatement en main leur outil de travail. Une proposition de gestion faite à l’État par des organisations syndicales est sans précédent en France. Elle prouve la grande maturité des syndicats de l’enseignement en France, de même qu’une prise de conscience des parents. Est surtout intéressant, le fait que les idées de gestion directe par les travailleurs producteurs sont restées vivaces au sein du S. N. I. qui n’a pas (comme d’autres syndicats) accepté de se laisser diviser par le jeu des politiciens. Toutes les organisations, partis et syndicats qui soutiennent le C. N. A. L. ont accepté le projet. Ainsi, dans l’action de tous les jours avec les militants de base, il sera possible de discuter, de développer le principe de la gestion par les producteurs et les usagers. C’est la possibilité de vulgariser les principes du Communisme Libertaire auprès d’une large masse. Nos idées font leur chemin sans nous !
On nous objectera qu’il s’agit d’une loi dans le régime, en quelque sorte d’une participation. Même si cela apporte la réalisation d’une partie de nos conceptions, il reste que nous avons affaire ici à une sorte de néo-réformisme. L’adhésion des partis politiques fera qu’ils inscriront la loi largue dans leur prochain programme électoral nous ferons du parlementarisme : Irons-nous voter alors ?
Ce n’est pas un mince problème pour les anarchistes. Nous avons volontairement donné un côté schématique à ces objections. Expliquons-nous plus à fond :
Nous ne pensons pas et n’avons jamais pensé que l’Anarchisme est un ensemble de théories figées. Tout en proclamant la justesse de certains principes anti-autoritaires immuables jusqu’à ce jour, nous soutenons et défendons l’Anarchisme parce que l’analyse des faits et de l’évolution de la société nous confirme que ses principes sont « actuels » et sont les seuls capables de répondre aux inquiétudes de ce temps dans le sens de l’évolution humaine. C’est-à-dire que loin d’être une foi, notre anarchisme est basé sur le raisonnement matérialiste.
Nous devons donc, en la matière, savoir si la « nationalisation » proposée est utile à l’évolution de l’humanité, de la classe ouvrière, en un mot, si elle se place OBJECTIVEMENT dans le sens de la Révolution.
Comme le croit un certain « romantisme » anarchiste, le Communisme ne sera pas réalisé par un simple coup de baguette magique. Il faudra à la Révolution un certain nombre de conditions objectives.
La nationalisation de l’enseignement telle qu’elle est définie apporterait au sein du régime actuel la reconnaissance d’un principe éthique qui est pour nous fondamental : le droit de l’enfant. Si l’enfant ne doit dépendre ni de sa famille, ni de l’ État, ni d’une église, ni d’un parti et que cela est reconnu par tous (peu importe pour quel mobile particulier), il serait bien illogique que l’on en vienne pas à reconnaître un jour le même droit aux hommes et aux femmes adultes parce que les idées lancées ne s’arrêtent jamais…
Nous assistons ici au phénomène tant de fois décrit par nos grands penseurs :
« Extérieurement, rien ne semble changé, la forme sociale est restée la même, les vieilles institutions sont debout mais il s’est produit dans les régions de l’être collectif une fermentation, en sorte que la forme extérieure n’est plus l’expression vraie de la situation. Au bout d’un certain temps, la contradiction devenant toujours plus sensible entre les institutions sociales qui se sont maintenues et les besoins nouveaux, un conflit est inévitable. – (James GUILLAUME : « Idées sur l’Organisation Sociale » plusieurs fois cité).
Parce que le peuple français y est sensible, la LAICITE est propre à susciter ce travail souterrain d’évolution : prélude à la Révolution.
Dans le sein du régime, une gestion directe serait possible ! Nous remarquerons qu’il y a l’État. Que ses représentants auront voix au chapitre. Il n’aura dans le « conseil » créé que le tiers des voix et sera donc toujours minoritaire. C’est un coin sérieux enfoncé dans le principe théorique de l’école nationale. Et puis, l’État en la matière c’est surtout la contribution financière des contribuables.
Il saute aux yeux une comparaison élémentaire : Il peut sembler étrange de condamner « Capital-Travail » et toutes les formes de collaboration de classes et approuver une mesure qui consacrerait une « collaboration » théorique entre l’État (force ultime d’exploitation selon nous) et un syndicat de travailleurs. Il peut sembler étrange qu’après l’échec des Comités d’Entreprise, il soit possible de préconiser une gestion en apparence basée sur le même principe.
Nous avons dit en apparence. Nous y insistons. La participation des syndicats aux entreprises préconisée par Capital-Travail ne leur donne que la portion congrue des bénéfices dans le but d’empêcher la lutte revendicative .
La participation aux Comités d’Entreprise est liquéfiante pour autant qu’elle donne à la classe ouvrière une illusion de gestion, alors que sa présence n’est qu’une caution à l’exploitation.
L’ECOLE n’est pas une entreprise d’exploitation, elle existerait dans un régime socialiste. Au reste, quel est le Comité d’Entreprise où le patronnât serait en minorité ?
Nous ne serions pas complets si nous ne disions pas que le projet du C. N. A. L, nous a paru présenter certaines analogies avec les principes exposés par les syndicalistes révolutionnaires suédois de la S. A. C. qui proposèrent à l’État la gestion d’un secteur nationalisé : principes qui suscitèrent des polémiques au sein du mouvement anarchiste international et qui aboutirent à l’exclusion de la S. A. C. du sein de l’Association Internationale des Travailleurs. Le sujet n’est pas nouveau. Il y a bien des années que certains de nos camarades et certains sociaux-démocrates pensaient conquérir la société et faire effondrer le régime en développant des initiatives de gestion directe. Ils échouèrent tous, parce qu’ils s’attaquaient à des entreprises obligées pour fonctionner d’être bénéficiaires c’est-à-dire de s’intégrer plus ou moins dans le régime économique : il aurait fallu créer le circuit complet : Producteur-Consommateur. Ce fut toujours irréalisable, faute de moyens financiers et parce que le Capital se défendait. Nos camarades de la S. A. C. se sont aussi attaqué à des entreprises dépendant du régime du profit. [4]
Vouloir gérer l’École, c’est bien autre chose ! C’est donner à la classe ouvrière un contrôle sur l’éducation de ses enfants Supprimer de l’enseignement les influences de « classe » et les idées de l’État. Raison suffisante pour que les anarchistes soutiennent le projet.
Parviendrons-nous au résultat par le parlementarisme ou par l’action directe est la seule question en suspens :
Ce serait du sentimentalisme mal placé que de combattre le principe sous prétexte que les partis le soutiendraient pour redorer leur blason. Dans l’État de la Constitution gaulliste, il semble bien que c’est surtout une action revendicative qui obtiendra un résultat. Nous déplorons l’incapacité de la « gauche » de sortir de l’action « légale » ? En voila peut-être l’occasion.
C’est la prise de conscience révolutionnaire qui y gagnera.
GUY GERMINAL
[1] Avant qu’il ne soit arrêté par la police gaulliste fin janvier 60, il « enseignait » aussi aux cadres de l’armée. (St Cyr).
[2] Le père JANVIER écrivait de MUSSOLINI : « Voici qu’un homme s’est rencontré, remarquable par son intelligence… qui reconnaît la primauté de l’Église sur l’État ».
[3] Cité par « Vigilance Laïque » de Hte-Savoie.
[4] Nous rappelons que nous avions déjà soulevé cette question, dans un article intitulé « Vers la gestion ouvrière », qui était une réponse à la SAC, paru dans le N°2 de NR.